dimanche 2 février 2025

La formation continue en Tunisie : l’état des lieux

 


 


Mme Amel Boukhari

La formation continue des enseignants en Tunisie, bien qu'ayant une structure établie depuis les années 1970, traverse une crise profonde depuis 2011. Cette crise se manifeste par des insuffisances budgétaires, un manque de coordination entre structures, une faible implication des enseignants, et l'absence de suivi et d'évaluation des formations.


Le rapport élaboré par Marguerite Altet et Amel Chouikha-Boukhari identifie plusieurs ruptures :

  • Entre les formations et les besoins réels des enseignants.
  • Entre les objectifs de professionnalisation et la réalité des pratiques pédagogiques.
  • Entre les structures et leur mission, aggravée par des moyens insuffisants.

Malgré cela, des points positifs subsistent, notamment une prise de conscience de la nécessité d'une réforme et l'existence de structures pouvant être renforcées.

Les recommandations incluent :

1.   Impliquer davantage les enseignants dans l'élaboration des formations.

2.   Renforcer la collaboration entre acteurs et promouvoir le travail en équipe.

3.   Créer un corps de formateurs professionnels.

4.   Intégrer des outils numériques et favoriser des approches innovantes.

5.   Établir un système d'évaluation et de suivi structuré pour mesurer l'impact des formations.

Ces réformes visent à faire de la formation continue un véritable levier de professionnalisation des enseignants et de transformation du système éducatif tunisien.

Nous allons présenter, dans un premier temps l’état des lieux  tel qu’il est présenté par le rapport, les causes et les aspects de la crise actuelle de la FC et dans un deuxième temps nous reproduisons  les  solutions avancées par les deux expertes.

 

 

La Tunisie a mis en place dès la deuxième moitié des années soixante dix et surtout au début des années quatre vingt les dispositions de la formation continue (FC) qui a commencé à se structurer, et cela s’est traduit par la  création d’une direction chargée de la formation continue en 1976 [8] il s’agit de la direction des programmes qui est devenue en 1981[9] une direction générale des programmes et de la formation continue ( DGPFC)[1] avec une sous direction de la formation continue et  trois services : un pour l’enseignement primaire et deux pour l’enseignement secondaire, technique et professionnel et puis par la création de structures régionales pour rapprocher la FC des enseignants , il  s’agit des centres régionaux de l’éducation et de la formation continue[2] .

Ce dispositif a permis la qualification d’un grand nombre d’enseignants en compensant le manque de formation initiale et de proposer une importante offre de formation.

Mais depuis 2011 la  FC  connait une crise multiple (baisse du budget, absentéisme, structures en veille…)

 

L’état des lieux

Les objectifs

La formation continue a toujours cherché  à répondre à la diversité des profils du personnel éducatif en favorisant leur perfectionnement professionnel et en les engageant dans un processus de professionnalisation tout au long de leur carrière. Elle ambitionne également d'améliorer l'efficacité du système éducatif grâce à une gestion optimisée des ressources humaines, en élevant le niveau de qualification et de compétences des enseignants et en les impliquant dans leur développement professionnel.

Les formations proposées couvrent une large gamme de thèmes, destinés à des groupes sélectionnés par les inspecteurs dans leurs circonscriptions. Ces actions s’inscrivent dans une logique d’offre ponctuelle, souvent définie par les inspecteurs eux-mêmes.

Un Plan national de formation est élaboré par la DGPFC à partir des rapports synthétiques des inspecteurs. Les thèmes sont transmis aux 24 Centres Régionaux de  l’éducation et de la Formation Continue.

(CREFOC) pour mise en œuvre, en tenant compte des besoins des enseignants identifiés par les inspecteurs et des orientations des différentes directions ministérielles. Par exemple, le Programme national 2015/2016 incluait six thèmes :

  • Intégration des élèves aux besoins spécifiques,
  • Langue française,
  • Langue arabe,
  • Projet d’établissement,
  • Formation pédagogique,
  • Utilisation des outils numériques à l’école primaire.

Ces thèmes ont été appliqués dans les 18 disciplines par les inspecteurs auprès des enseignants du primaire et du secondaire. Cependant, les thématiques de formation sont principalement dictées par les orientations ministérielles ou choisies par les inspecteurs, sans consultation directe des enseignants.

Certains thèmes s’étendent sur deux ou trois ans, tandis que d'autres sont renouvelés annuellement selon les besoins identifiés par les inspecteurs lors de leurs visites de classe. Les formations, généralement organisées dans les CREFOC, durent une journée (4 heures) et les enseignants participent à environ 3 à 5 journées par an.

La répartition des thèmes est estimée ainsi :

 

Ruptures juridiques À l’échelle nationale, des disparités subsistent dans la mise en œuvre de ces formations. En 2016, seulement 1 350 journées sur les 2 650 programmées ont été réalisées, bénéficiant à 27 675 participants. Les retards sont attribués à divers facteurs :

  • Retard dans l’envoi du programme national,
  • Réticence de certains inspecteurs,
  • Manque de coordination entre les structures,
  • Absence de suivi des absences.

Un Programme régional, complémentaire au programme national, est établi par une commission régionale qui identifie les besoins spécifiques. Par exemple, à Zaghouan, où de nombreux enseignants sont des suppléants (50 %) manquent de formation pédagogique, des sessions hebdomadaires de 4 heures ont été mises en place avec l’appui des assistants pédagogiques. En 2016, 75 % du programme régional a été réalisé, avec un taux de participation de 80 %.

Des formations spécifiques, organisées par les inspecteurs selon les besoins identifiés lors des visites de classe, complètent l’offre. Ces formations, ponctuelles et personnalisées, sont particulièrement fréquentes dans le primaire, où elles sont définies par l’équipe pédagogique de circonscription.

Cependant, la majorité des formations restent axées sur des perfectionnements ou des actualisations ponctuelles, souvent dispensées sous forme magistrale ou participative (questions-réponses, brainstorming, ateliers). Elles manquent d’un suivi structuré ou d’un parcours cohérent pour permettre un développement professionnel continu.

Enfin, les leçons-témoins, conçues par les inspecteurs, sont perçues comme éloignées de la réalité des enseignants, qui peinent à les adapter à leur contexte.

Les moyens  et les ressources mobililsés pour la F.C ET  l’évaluation des actions de formation

Les ressources dédiées à la formation continue sont jugées insuffisantes par tous les acteurs :

  • Les CREFOC, souvent installés dans des locaux vieillissants et inadaptés, n’ont pas bénéficié de travaux de maintenance  depuis 20 ans.
  • Les budgets, tant au niveau régional que national, sont en diminution, limitant ainsi la portée des actions de formation.

Le budget et les moyens

En 2017, le budget total de fonctionnement du Ministère de l’Éducation (ME) s’élevait à 4 659,762 millions de dinars, dont seulement 0,4 % était alloué à la formation continue, contre 1,6 % en 2006. Cette diminution des ressources a impacté les capacités des CREFOC.

Globalement, les budgets des CREFOC ont été réduits à environ 20 000 dinars par centre pour couvrir la logistique, la maintenance et l’organisation des formations.

L’évaluation des actions de formation  et les avis des différents acteurs

Les inspecteurs effectuent généralement une évaluation « à chaud » en recueillant les avis des participants via des questionnaires de satisfaction à la fin des sessions. Cependant, ces questionnaires ne sont ni centralisés ni analysés au niveau régional ou national. De plus, ils ne mesurent pas l’impact réel des formations sur le terrain.

Aucun mécanisme systématique de suivi n’existe pour évaluer l’efficacité des formations sur les pratiques des enseignants ou sur les apprentissages des élèves. Quelques visites en classe permettent parfois d’observer des retombées, mais elles restent rares et peu formalisées.

Tous les acteurs (inspecteurs, enseignants, directeurs des CREFOC) s’accordent sur les limites de la F.C actuelle et expriment des préoccupations récurrentes. Parmi les insuffisances relevées,  ils évoquent le caractère    théorique de la formation qui est souvent déconnectée des réalités pratiques des classes, ainsi que le caractère répétitif  des thèmes et l’absence d’innovation, enfin ils  remarquent l’absence de suivi et d’évaluation pour mesurer les retombées des formations.

Les inspecteurs s’accordent sur la nécessité de lier la formation continue à une promotion basée sur le mérite.

Quant aux directeurs des CREF0C ils déplorent leur marginalisation  puisque leur rôle est réduit à la gestion administrative (ils sont de simples relais de l’administration centrale, sans autonomie pour initier des actions régionales adaptées).

Les enseignants ajoutent  que le rôle de l’inspecteur, à la fois formateur et évaluateur, crée une dynamique peu propice à l’expression de leurs difficultés et qu’ils ont  besoin de formations qui leur apportent des alternatives et les aide à gérer leurs problèmes en classe.

La problématisation des discours, des observations et des documents

·        La formation continue des enseignants est perçue comme un phénomène ambigu, à la fois attractif et repoussoir. Les enseignants viennent dans l'espoir de découvrir de nouvelles approches pédagogiques, de nouveaux contenus ou des méthodes innovantes susceptibles d'améliorer leur pratique et d'aider leurs élèves à mieux réussir. Cependant, cette formation suscite aussi de la répulsion, car elle peut apparaître comme une remise en question de leurs méthodes éprouvées, avec un désir de stabilité dans leurs pratiques pédagogiques.

·        Ainsi, la formation continue se caractérise par un statut ambivalent : elle est à la fois perçue comme un levier d'innovation et d'amélioration, mais aussi comme une contrainte qui pourrait perturber l'équilibre des pratiques pédagogiques en place.

 

 Les questionnements liés aux constats

 Au niveau des structures

·        Les 24 CREFOC, bien que répondant à une volonté de décentralisation de la formation continue, sont confrontés à des infrastructures vieillissantes et parfois obsolètes, malgré les efforts des Directeurs et de leurs équipes. La question se pose de savoir comment ces centres peuvent se développer, notamment en attirant des financements externes, afin de rénover leurs infrastructures et de rendre la formation plus dynamique.

·        Les Conseils consultatifs des CREFOC, qui devraient jouer un rôle actif dans la gestion et l’évaluation des formations, sont souvent perçus comme des organes passifs, avec des réunions peu fréquentes et un manque de participation. Comment ces Conseils peuvent-ils être réactivés pour influencer l’élaboration et l’évaluation des actions de formation continue ?

Les formateurs et leur professionnalisation

Actuellement, les formateurs dans les CREFOC sont principalement des inspecteurs, qui ne bénéficient pas de formation continue et sont souvent éloignés des recherches pédagogiques actuelles. Il est  nécessaire de diversifier le corps des formateurs en intégrant des formateurs spécialisés, des universitaires ou des professionnels formés à l’ingénierie de formation.

     Le manque de collaboration et de travail d’équipe

Le travail en équipe entre inspecteurs et enseignants reste insuffisant. Les inspecteurs travaillent dans leur propre discipline sans échanges interdisciplinaire, et il n’y a pas de culture de la collaboration. Une réflexion sur la mise en place de réseaux de travail collaboratif, tant au niveau des inspecteurs qu’au sein des écoles, est essentielle pour faire face aux défis éducatifs actuels.

   Le modèle de formation et l’ingénierie de formation

Les formations actuelles ne sont pas certifiantes, ce qui remet en question leur pertinence et leur impact sur l’évolution de carrière des enseignants. L’idée de lier la formation continue à l’évolution professionnelle des enseignants, notamment par un système de promotion ou de valorisation financière, mérite d’être explorée.

Diagnostic  de la situation de la FC actuelle

Depuis 2011, le processus est « en panne » à plusieurs niveaux, des « ruptures », des faiblesses, des freins  mais aussi des points forts ont été identifiées. Les personnes interrogées, acteurs de la formation continue ont porté un regard critique mais constructif en témoignant d’un réel désir d’améliorer le dispositif actuel insatisfaisant.qui se caractérise par des points faibles et des points forts.

 De multiples ruptures

Ø Ruptures structurelles

Il existe une certaine confusion entre les différentes structures et leurs missions, ce qui engendre des chevauchements d’attributions et des inefficacités dans l’organisation de la formation. Les textes juridiques concernant les CREFOC et autres institutions doivent être révisés pour clarifier les rôles et éliminer les redondances.

Ø Rupture entre formation et réalité de la classe

Un décalage persiste entre la formation théorique dispensée et les réalités rencontrées par les enseignants en classe. Cela crée un manque de motivation pour les enseignants, qui se sentent souvent déconnectés des problématiques réelles de leurs pratiques quotidiennes. Il est essentiel de repenser la formation pour qu’elle soit davantage en phase avec les besoins concrets des enseignants et des élèves.

Ø Rupture entre le contenu des formations et les pratiques pédagogiques

Les formations sont souvent trop théoriques et ne répondent pas aux défis pratiques des enseignants. Il est nécessaire de repenser les formations pour qu'elles se concentrent sur des problèmes réels rencontrés dans la classe, tout en favorisant l'intégration de contenus disciplinaires et pédagogiques.

Ø Manque de collaboration entre acteurs de la formation

Il n’existe pas de véritable culture de coopération entre les différents acteurs de la formation continue, qu’il s’agisse des inspecteurs, des formateurs ou des enseignants. Un travail collaboratif est indispensable pour améliorer la qualité de la formation et la rendre plus efficace.

Ø Une rupture entre l’objectif de professionnalisation et la réalité de la formation

La formation actuelle est souvent perçue comme un processus descendant, où les inspecteurs transmettent des contenus aux enseignants sans véritable interaction ou prise en compte de leurs besoins. Pour professionnaliser réellement l’enseignement, il est nécessaire de revoir le modèle de formation, en favorisant des approches plus interactives et collaboratives, centrées sur les pratiques et les analyses réflexives.

Trois grandes faiblesses

  • Un manque de coordination : Les structures existantes (CREFOC, IMEF, etc.) sont mal articulées, avec des chevauchements de responsabilités et un manque de vision partagée. Cela nuit à l'efficacité de la formation continue.
  • Une insuffisance de ressources humaines : Les formateurs actuels sont principalement des inspecteurs, surchargés de travail et ne parvenant pas à répondre aux besoins de formation de manière adéquate.
  • Un manque de suivi et d'évaluation : Il n'y a pas de suivi systématique des formations, ce qui empêche de mesurer leur impact réel sur les pratiques pédagogiques.

Les points forts

 Les expertes en ont cité trois :

§  Une prise de conscience de la nécessité d'une formation continue professionnelle,

§  une réforme de l'école en cours,

§   des structures existantes qui pourraient être consolidées.

Les freins

Les deux expertes ont relevé les nombreux freins suivants dont certains ont été signalés par les différents acteurs, la liste suivante montre l’ampleur des freins qui limitent l’efficacité de la FC  actuelle :

§  Discontinuité des actions,

§  Absence de culture de la formation continue,

§  Manque de collaboration et de suivi,

§  Absence quasi-totale de la recherche,

§  Des structures vides, ou en veilleuse,

§  Une vision classique académique, hiérarchique de la formation non renouvelée,

§   Des actions ponctuelles, décontextualisées, sans accompagnement, Pas de vision stratégique partagée,

§  Absence d’harmonie entre les actions de formation faute de références communes, des actions répétitives pour l’enseignant faute de base de données, et pas de suivi des actions, et d’évaluation d’impact,

§   Absence de culture de la Redevabilité (accountability),

§  Omniprésence des inspecteurs, pas de formateurs professionnels, pas d’ingénieurs de formation, pas d’implication des enseignants aux différentes étapes de la formation et pas de valorisation, de promotion au mérite,

 

Recommandations pour améliorer la formation continue :

§  Révision de la politique de formation continue : Passer d'une logique d'offre à une logique de demande, en impliquant davantage les enseignants dans le processus de formation.

§  Formation de proximité : Développer des formations centrées sur les pratiques de classe, en favorisant le travail collaboratif entre enseignants et l'apprentissage collectif.

§  Hiérarchisation des priorités : Clarifier les fonctions des structures existantes et renforcer l'utilisation du numérique pour la formation continue.

§  Coordination entre structures : Articuler la formation initiale et continue, avec un focus sur le développement des compétences professionnelles des enseignants tout au long de leur carrière.

§  Valorisation de la profession : Revaloriser le métier d'enseignant, améliorer les conditions de travail et de rémunération, et promouvoir l'innovation pédagogique.

§  Renforcement des formateurs : Développer un corps de formateurs professionnels  en coordination avec les inspecteurs et assurer leur formation continue.

§  Suivi et évaluation : Mettre en place des mécanismes d'évaluation systématique de la formation continue, en intégrant la culture de l'évaluation et de la responsabilité.

Conclusion

La formation continue des enseignants en Tunisie est confrontée à plusieurs ruptures et dysfonctionnements qui affectent son efficacité. Les défis sont nombreux, mais il existe une volonté de les surmonter 

.Il est temps  de repenser le modèle même de la formation Continue en en  révisant les structures, en diversifiant les formateurs, en impliquant davantage les enseignants dans l’élaboration des formations.

Le système de formation continue en Tunisie doit évoluer pour devenir un véritable moteur de professionnalisation des enseignants. Cela implique de passer d'une formation réactive à une formation proactive, centrée sur les besoins réels des enseignants et sur le développement d'une culture collaborative et innovante. La mise en œuvre de ces recommandations pourrait contribuer à une réforme réussie du système éducatif tunisien.

Mongi Akrout, inspecteur général de l’éducation

Tunis, janvier 2025

Pour consulter la version ARABE, cliquerICI



[1] Décret 76-829 daté du 13 septembre 1976 relatif à la création de la direction des programmes

 Décret 81-1460  daté du 6 novembre  1981 portant modification  du décret 80-955 en date du 19 juillet 1980 relatif à la réorganisation de l’administration centrale du MEN. 

[2]  Loi 107- 1990 du 20/11/1990 relative à la transformation les centres pédagogiques régionaux  en centres régionaux pédagogique  et de formation continue ( CREFOC),

Décret 2548-2003 du 9/12/2003 portant l’organisation administrative et financière et le mode de fonctionnement des CREFOC dépendants du MEF

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