Souvenirs d’un baccalauréat : un témoignage humain et pédagogique
Je replonge dans mes souvenirs, au
cœur des années 1970, cette décennie durant laquelle j’ai vécu l’épopée du
baccalauréat. Une expérience façonnée par la rigueur et la détermination,
tissée de pensées, de douleurs, de rêves, de sacrifices et d’espoir. Une
aventure que j’ai traversée avec une volonté inébranlable et un effort sans
relâche.
Plus précisément, c’était durant
l’année scolaire 1975-1976. Élève en 7e année, section Lettres, au lycée du 15
Novembre, route El Aïn à Sfax, je vivais une année exceptionnelle à tous points
de vue. Une année bissextile, conclue par l’épreuve décisive du baccalauréat,
puis suivie d’une interminable attente avant l’annonce des résultats. Les jours
s’étiraient comme des années, chaque heure pesait.
Enfin arriva le moment tant attendu.
Une journée brûlante, envahie de rumeurs et de tensions. Le directeur du lycée,
feu Ahmed Zghal – un homme au charisme naturel – fit son entrée, tenant entre
ses mains la fameuse liste des admis. Nous nous précipitâmes vers lui, le
souffle coupé, les cous tendus, les visages pâles.
Il commença la lecture. Les résultats
étaient peu encourageants, en particulier pour notre section. Chaque nom cité
était un soupir de soulagement, chaque numéro sauté une condamnation muette.
Les cris de joie se mêlaient aux silences lourds de défaite. Puis, soudain, il
prononça mon numéro et mon nom. J’étais reçu. Bachelier. Le monde s’est figé.
Un frisson m’a traversé, de la peau aux os. J’ai eu l’impression que la terre
cessait de tourner.
La joie m’a envahi, m’a secoué tout
entier, a troublé mes pensées. Je ne distinguais plus « Amin » d’« Amani ». Je
le jure devant Dieu : je n’ai jamais été du genre à pleurer, mais ce jour-là,
les larmes de bonheur ont coulé d’elles-mêmes.
Moi, l’élève studieux qui veillait
tard, sacrifiant ses loisirs, se perdant dans Risālat al-Ghufrān
d’al-Maʿarrī, As-Sudd de Mahmoud Messadi ou encore Shéhérazade de
Tawfiq al-Hakim ; moi, ébranlé par les questionnements de Socrate, le cogito de
Descartes et le marteau de Nietzsche…[1]
J’étais un élève motivé. Durant les
vacances, je travaillais sur les chantiers de construction sans jamais demander
d’aide. J’appartenais à une génération qui ignorait tout des cours particuliers.
La lecture était mon refuge, mon souffle. Et Radio Sfax, une boussole
culturelle, à une époque où elle aspirait encore à former le citoyen et à
élever le goût du public. En un mot : je suis un fils de l’école publique — et
j’en suis fier.
Au comble de l’euphorie, j’avais
envie de crier :
« Ô vous tous, mes parents, mes voisins ! J’ai envie de vous serrer dans
mes bras. Ma joie me submerge. Je suis bouleversé, mes amis, tant l’émotion est
forte. » [2]
Mais rapidement, je me repris. Il me
fallait savoir ce qu’étaient devenus mes camarades. J’allai féliciter les
admis, consoler les déçus, leur souhaitant de réussir à la session de contrôle.
Notre maison se trouvait à seulement
trois kilomètres du lycée, mais j’aurais voulu m’envoler. J’ai pris l’autobus à
contrecœur, répétant intérieurement : « Plus vite encore, monsieur le
chauffeur… »
En arrivant, j’ai trouvé ma mère —
que Dieu ait pitié de son âme — m’attendant, tendue, figée. Elle ne dit pas un
mot. Elle éclata simplement en sanglots. Je la connaissais bien : ses larmes
sont les plus sincères, les plus vraies. Oh, que tes larmes sont précieuses,
maman ! Nul ne partageait mes peines, ni ne se réjouissait de mes joies comme
toi.
Il me suffit d’un geste pour que les
youyous éclatent. Les voisins accoururent. À leurs yeux, j’étais un héros : le
premier de la famille à réussir le concours de sixième, et à décrocher le
baccalauréat.
Il fallait, selon la tradition,
offrir des boissons gazeuses. Mais nous n’étions pas préparés. Mon père était
au travail. Je ne sais qui apporta une caisse de bouteilles pour accueillir les
visiteurs venus nous féliciter.
Une voisine admirable, fidèle dans
les joies comme dans les peines, prit tout en main avec efficacité. Mieux
encore : elle apporta un magnétophone et lança la célèbre chanson de Leila
Nadhmi : « Du lycée à la faculté ». Elle avait un effet magique à
l’époque. Encore aujourd’hui, quand je l’entends, ma peau se hérisse, surtout
quand elle chante :
« Ô comme j’ai étudié,
Comme je suis restée éveillée de longues nuits,
Comme j’ai souhaité la joie à chacun de mes
amis
... J’ai vu mon succès après ma
lutte...
D’autres étudient à la lueur des
bougies »
(C’est exactement ce que nous vivions
dans les années 60.)
Combien de fois ai-je rêvé de revivre
ces instants inoubliables, gravés à jamais dans ma mémoire...
Quelle fierté que de réussir !
Marcher la tête haute parmi les siens, pouvoir dire : « Je réussis, donc
j’existe ». Semer la joie dans sa maison, redonner le sourire à ses
parents, rendre un peu à ce père infatigable, qui n’a jamais demandé l’aide de
l’État, et dont le seul capital était la force de ses bras et l’avenir de ses
enfants.
Et la mère ? Quelle source
inépuisable d’amour et de générosité ! Elle cuisine, elle lave, elle range… et
elle est fière de tout cela. Elle tombe malade de nos maladies, pleure de nos
tristesses. Elle ne mange que lorsque nous sommes rassasiés, ne dort que
lorsque nous dormons.
En un mot, dans un cri venu du plus
profond de l’enfant que nous avons tous été :« L’honneur, après les parents,
est interdit. »
(Que leurs âmes reposent en paix. Que leur mémoire demeure bénie.)
Notre maison, longtemps encore, fut
un lieu de passage. Une Mecque pour ceux qui venaient nous présenter leurs
vœux.
Et au milieu de toute cette joie, je
n’oubliai pas ceux qui avaient contribué à ce succès. Mes enseignants ! Ils
nous ont instruits, accompagnés, corrigés, encouragés. Qu’ils trouvent ici
l’expression de ma reconnaissance éternelle.
Car aucune joie n’égale celle de la
réussite.
Hedhili Abdellatif, Professeur
principal de l’enseignement secondaire
Sfax juin 2025
Traduction Mongi Akrout, inspecteur général de l’éducation.
Pour accéder à la version Arabe, CLIQUER ICI
[1] « Le marteau de Nietzsche" est une métaphore utilisée par le philosophe Friedrich Nietzsche pour décrire sa méthode philosophique, qui consiste à déconstruire les valeurs et croyances établies, qu'il appelle "idoles". Cette méthode implique une critique radicale de la morale, de la religion, de la philosophie traditionnelle et même du langage, en utilisant le marteau comme un outil pour tester leur solidité et révéler leur caractère fallacieux. »
[2] Ce les parole d’une chanson du célèbre chanteur égyptien Adelhali
hafedh
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