dimanche 13 juillet 2025

 Souvenirs d’un baccalauréat :  un témoignage humain et pédagogique

A.Hdhili

Les résultats du baccalauréat 2025 sont désormais connus. Comme chaque année, ils ont été synonymes de joie pour certains, de déception pour d’autres. Mais ce billet ne portera pas sur les chiffres de cette session. Il nous invite plutôt à un voyage dans le passé, en compagnie du professeur Abdellatif Hdhili, qui nous ramène aux années 1970 pour partager avec nous le récit de son propre baccalauréat.


Dans ce texte émouvant et sincère, le professeur Abdelatif Hdhili revient sur son expérience du bac en 1976, au lycée du 15 Novembre à Sfax. Un récit à la fois intime et universel, empreint d’émotion, de gratitude et de fierté envers l’école publique tunisienne.

C’est une immersion dans une époque révolue mais lumineuse, celle de l’effort, de la dignité et de la réussite méritée. Un hommage vibrant à une génération courageuse, à des enseignants dévoués, et à une école qui savait faire rêver et construire l’avenir.

Il évoque aussi les célébrations d’alors : simples, modestes, partagées avec les voisins dans une ambiance de chaleur humaine et de solidarité.

Merci, professeur, pour ce précieux témoignage. Je recommande vivement à mes lectrices et lecteurs de découvrir également la version originale en arabe, encore plus riche en émotions et en beauté que sa traduction française.

 

 

 

Je replonge dans mes souvenirs, au cœur des années 1970, cette décennie durant laquelle j’ai vécu l’épopée du baccalauréat. Une expérience façonnée par la rigueur et la détermination, tissée de pensées, de douleurs, de rêves, de sacrifices et d’espoir. Une aventure que j’ai traversée avec une volonté inébranlable et un effort sans relâche.

Plus précisément, c’était durant l’année scolaire 1975-1976. Élève en 7e année, section Lettres, au lycée du 15 Novembre, route El Aïn à Sfax, je vivais une année exceptionnelle à tous points de vue. Une année bissextile, conclue par l’épreuve décisive du baccalauréat, puis suivie d’une interminable attente avant l’annonce des résultats. Les jours s’étiraient comme des années, chaque heure pesait.

Enfin arriva le moment tant attendu. Une journée brûlante, envahie de rumeurs et de tensions. Le directeur du lycée, feu Ahmed Zghal – un homme au charisme naturel – fit son entrée, tenant entre ses mains la fameuse liste des admis. Nous nous précipitâmes vers lui, le souffle coupé, les cous tendus, les visages pâles.

Il commença la lecture. Les résultats étaient peu encourageants, en particulier pour notre section. Chaque nom cité était un soupir de soulagement, chaque numéro sauté une condamnation muette. Les cris de joie se mêlaient aux silences lourds de défaite. Puis, soudain, il prononça mon numéro et mon nom. J’étais reçu. Bachelier. Le monde s’est figé. Un frisson m’a traversé, de la peau aux os. J’ai eu l’impression que la terre cessait de tourner.

La joie m’a envahi, m’a secoué tout entier, a troublé mes pensées. Je ne distinguais plus « Amin » d’« Amani ». Je le jure devant Dieu : je n’ai jamais été du genre à pleurer, mais ce jour-là, les larmes de bonheur ont coulé d’elles-mêmes.

Moi, l’élève studieux qui veillait tard, sacrifiant ses loisirs, se perdant dans Risālat al-Ghufrān d’al-Maʿarrī, As-Sudd de Mahmoud Messadi ou encore Shéhérazade de Tawfiq al-Hakim ; moi, ébranlé par les questionnements de Socrate, le cogito de Descartes et le marteau de Nietzsche…[1]

 

J’étais un élève motivé. Durant les vacances, je travaillais sur les chantiers de construction sans jamais demander d’aide. J’appartenais à une génération qui ignorait tout des cours particuliers. La lecture était mon refuge, mon souffle. Et Radio Sfax, une boussole culturelle, à une époque où elle aspirait encore à former le citoyen et à élever le goût du public. En un mot : je suis un fils de l’école publique — et j’en suis fier.

Au comble de l’euphorie, j’avais envie de crier :
« Ô vous tous, mes parents, mes voisins ! J’ai envie de vous serrer dans mes bras. Ma joie me submerge. Je suis bouleversé, mes amis, tant l’émotion est forte. » [2]

Mais rapidement, je me repris. Il me fallait savoir ce qu’étaient devenus mes camarades. J’allai féliciter les admis, consoler les déçus, leur souhaitant de réussir à la session de contrôle.

Notre maison se trouvait à seulement trois kilomètres du lycée, mais j’aurais voulu m’envoler. J’ai pris l’autobus à contrecœur, répétant intérieurement : « Plus vite encore, monsieur le chauffeur… »

En arrivant, j’ai trouvé ma mère — que Dieu ait pitié de son âme — m’attendant, tendue, figée. Elle ne dit pas un mot. Elle éclata simplement en sanglots. Je la connaissais bien : ses larmes sont les plus sincères, les plus vraies. Oh, que tes larmes sont précieuses, maman ! Nul ne partageait mes peines, ni ne se réjouissait de mes joies comme toi.

Il me suffit d’un geste pour que les youyous éclatent. Les voisins accoururent. À leurs yeux, j’étais un héros : le premier de la famille à réussir le concours de sixième, et à décrocher le baccalauréat.

Il fallait, selon la tradition, offrir des boissons gazeuses. Mais nous n’étions pas préparés. Mon père était au travail. Je ne sais qui apporta une caisse de bouteilles pour accueillir les visiteurs venus nous féliciter.

Une voisine admirable, fidèle dans les joies comme dans les peines, prit tout en main avec efficacité. Mieux encore : elle apporta un magnétophone et lança la célèbre chanson de Leila Nadhmi : « Du lycée à la faculté ». Elle avait un effet magique à l’époque. Encore aujourd’hui, quand je l’entends, ma peau se hérisse, surtout quand elle chante :

« Ô comme j’ai étudié,

 Comme je suis restée éveillée de longues nuits,

 Comme j’ai souhaité la joie à chacun de mes amis

... J’ai vu mon succès après ma lutte...

 D’autres étudient à la lueur des bougies »

 

(C’est exactement ce que nous vivions dans les années 60.)

Combien de fois ai-je rêvé de revivre ces instants inoubliables, gravés à jamais dans ma mémoire...

Quelle fierté que de réussir ! Marcher la tête haute parmi les siens, pouvoir dire : « Je réussis, donc j’existe ». Semer la joie dans sa maison, redonner le sourire à ses parents, rendre un peu à ce père infatigable, qui n’a jamais demandé l’aide de l’État, et dont le seul capital était la force de ses bras et l’avenir de ses enfants.

Et la mère ? Quelle source inépuisable d’amour et de générosité ! Elle cuisine, elle lave, elle range… et elle est fière de tout cela. Elle tombe malade de nos maladies, pleure de nos tristesses. Elle ne mange que lorsque nous sommes rassasiés, ne dort que lorsque nous dormons.

En un mot, dans un cri venu du plus profond de l’enfant que nous avons tous été :« L’honneur, après les parents, est interdit. »
(Que leurs âmes reposent en paix. Que leur mémoire demeure bénie.)

Notre maison, longtemps encore, fut un lieu de passage. Une Mecque pour ceux qui venaient nous présenter leurs vœux.

Et au milieu de toute cette joie, je n’oubliai pas ceux qui avaient contribué à ce succès. Mes enseignants ! Ils nous ont instruits, accompagnés, corrigés, encouragés. Qu’ils trouvent ici l’expression de ma reconnaissance éternelle.

Car aucune joie n’égale celle de la réussite.

 

Hedhili Abdellatif, Professeur principal de l’enseignement secondaire

Sfax juin 2025

Traduction  Mongi Akrout, inspecteur général de l’éducation.  

Pour accéder à la version Arabe, CLIQUER ICI 

 



[1] « Le marteau de Nietzsche" est une métaphore utilisée par le philosophe Friedrich Nietzsche pour décrire sa méthode philosophique, qui consiste à déconstruire les valeurs et croyances établies, qu'il appelle "idoles". Cette méthode implique une critique radicale de la morale, de la religion, de la philosophie traditionnelle et même du langage, en utilisant le marteau comme un outil pour tester leur solidité et révéler leur caractère fallacieux. »

[2] Ce les parole d’une chanson du célèbre chanteur égyptien Adelhali hafedh

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