lundi 28 décembre 2015

Les réformes scolaires depuis l’indépendance : Deuxième chapitre : la réforme de 1958 ( partie 1)




« Le projet de réforme du nouveau ministre ( M. Messadi) n’est d’ailleurs autre chose qu’une copie remaniée du projet de réforme syndicale élaborée en 1948 et présentée comme une alternative à la réforme proposée par  Lucien Saint. »
Ayachi, M. « Ecoles et société en Tunisie 1930-1958 »(Thèse d'Etat). (Ronéotypé, Éd.)p 607

  « Il est curieux de constater que le Ministre de l’éducation nationale، M. Lamine Ach-Châbbî، fut démis de ses fonctions، parce qu’il aurait été favorable à l’arabisation de l’enseignement، et néfaste à l’application du «projet de la réforme de l’enseignement en Tunisie ».  Ce fameux projet a été élaboré par M. Jean Debiesse… Mahmoud Al-Messadi, directeur de l’enseignement secondaire au Ministère, fut appelé à la place d’Ach-Châbbî pour exécuter le projet de réforme de M. Debiesse … »

Abdelmoula, M. (1971). L’université zaitounienne et la société tunisienne. Tunis, Tunisie .



« Quand le pays accède à l’indépendance et que l’état sera entre nos main, il faut commencer par traiter les problèmes de l’enseignement, car tous les autres secteurs en dépendent ; l’enseignement est le véritable moteur de l’homme … La question de l’enseignement était notre première préoccupation vu son importance dans l’édification de l’état et la consolidation du régime républicain. » [1]
Habib Bourguiba, extraits du discours prononcé le 25 juin 1958 au collège Sadiki à l’occasion de la clôture de l’année scolaire.

Avant propos 
Le 3 mai 1958[2] , Mahmoud Messadi , l‘inspecteur général de l’instruction publique,  est nommé Secrétaire d’état  à l’éducation nationale , à la jeunesse et aux sports [3] ; le 4 novembre 1958 , c’est à dire 7 mois après la nomination du nouveau secrétaire d’état , une nouvelle loi de l’enseignement est promulguée ; c’est la loi 118 -1958 [4] qui va constituer les bases du  système éducatif national.
      I.            Le contexte général
1.    Sur le plan politique
Sur le plan de la politique intérieure : le contexte général ne différait pas beaucoup du contexte de la période transitoire ; le schisme yousséfiste a laissé de profondes blessures ; le différent s’est transformé, pour certains, en une lutte entre le nationalisme arabe et le nationalisme « tunisien » ; pour d’autres, c’est une lutte entre une orientation orientale (arabo- musulmane) et une orientation occidentale. 
Sur le plan de la politique étrangère : Le contexte était marqué par une grande tension entre la Tunisie et la France, à cause de la guerre d’Algérie où la Tunisie était impliquée indirectement, en accueillant les chefs de la révolution algérienne, et en soutenant la lutte armée. La France réagit en bombardant le village de Sakiet sidi Youssef, le 8 février 1958.
Sur le plan administratif : C’était aussi une période de construction et de mise en place des institutions de la jeune république et de la tunisification de l’administration dont certaines ont commencé à être arabisée, comme le ministère de la justice et de l’intérieur.
2.    Dans le domaine de l’enseignement,
La période de 1954 - 1958 fut une période de réflexions et de débats, à travers les conférences, les écrits dans les revues et les articles de journaux ; tous étaient d’accord sur la nécessité de réformer le contenu de l’enseignement ; [5] mais il y avait des divergences sur trois questions fondamentales qui sont : la question de la langue d’enseignement, la question du rythme de la généralisation de la scolarisation et la question du modèle d’enseignement.

a.     La question de la langue d’enseignement : c’est une question récurrente depuis la fondation de l’école polytechnique, des écoles franco-arabes et des écoles coraniques modernes ; à l’époque, elle fut tranchée au profit du bilinguisme, mais la question fut de nouveau posée à l’occasion de la préparation de la nouvelle loi et de la mise en place du système éducatif  de la jeune république ; deux tendances s’étaient opposées :
-         La première milite pour une arabisation totale et immédiate de l’enseignement
 Mohamed Mzali, qui était le chef de cabinet du ministre de l’éducation nationale, Lamine Chebbi, en 1955, disait : «  qu’en 1955, la Tunisie avait réussi à arabiser l’enseignement primaire jusqu’à la quatrième année, tout en enseignant le français en tant que  deuxième langue » ;[6]  mais la question qui se posait à cette époque était le choix entre la poursuite de l’arabisation jusqu’à la classe de sixième puis à l’enseignement secondaire,   ou le maintien du statut -quo en attendant la formation des enseignants qualifiés nécessaires.
Le nouveau secrétaire d’état Mahmoud Messadi n’était pas à l’origine contre l’arabisation de l’enseignement ; n’a-t- il pas écrit en 1947 que « le courant qui porte la nation tunisienne vers la constitution d’un enseignement primaire et secondaire arabe, musulman et moderne se consolide d’un jour en jour. »[7].
-         La deuxième voulait maintenir le bilinguisme au moins provisoirement
 En 1957, le rapport de la délégation Tunisienne au 20° conférence internationale sur l’instruction publique, à Genève en 1957, précise que « l’enseignement primaire (tunisien) se donne actuellement en deux langues, soit en arabe, soit en français … on continuera à maintenir le bilinguisme … dans l’enseignement secondaire, technique et professionnel ; le français est la langue véhiculaire » conclut le rapport. »[8]
Il semble que c’est le président Bourguiba qui ait tranché la question, dans son discours au collège Sadiki, le 25 Juin 1958, quand il annonçait ceci :« je veux vous faire remarquer que l’enseignement secondaire sera orienté vers l’arabisation ; la langue arabe sera la langue d’enseignement de toutes les matières, sauf si les conditions et la nécessité nous obligent à utiliser la langue française pour profiter des conditions qui nous sont offertes, , et ce provisoirement, en attendant que les écoles de formation préparent des cadres nécessaires capables  d’enseigner toutes les disciplines en arabe ».[9] Il faudrait faire remarquer que Bourguiba était, à cette époque, la cible de violentes critiques venant de l’orient arabe et de l’intérieur du pays, de la part des partisans de l’enseignement classique,  qui  lui reprochaient son penchant exagéré pour les langues étrangères, et plus particulièrement pour la langue française.
b.    La question de la généralisation de l’enseignement.
La généralisation de la scolarisation  était l’une des revendications du mouvement national, à l’époque du protectorat ; cette question était parmi les questions débattues au cours des premières années de l’indépendance ; les nouveaux dirigeants étaient devant deux choix : ou bien répondre aux attentes et aux désirs des citoyens et prendre les mesures nécessaires pour garantir la scolarisation de tous les enfants en âge d’être scolarisés, ou bien temporiser en attendant  surtout, face aux  besoins énormes et au manque de locaux et de cadres enseignants qualifiés.
Si le premier ministre de l’éducation, Jallouli Fares, se fixait comme objectif d’étendre la scolarisation le plus largement possible, (Ayachi),[10] Il semble que son successeur, Mohamed Lamine Chebbi, avait des réserves quant à une généralisation de la scolarisation, telle qu’elle est exigée par l’élite tunisienne et les partis politiques. A la fin, le choix qui fut retenu était de répondre aux attentes de la population, et d’accélérer la scolarisation du plus grand nombre d’enfants en âge de l’être, malgré les moyens très limités matériels et humains, disponibles à l’époque.
c.     La question du modèle d’école et d’enseignement
La question du modèle d’école et d’enseignement  oppose l’ancien, ( classique),  au nouveau, ( la modernité), au moment où le pays était encore sous le choc du différent entre Bourguiba et Ben Youssef, qui a eu des conséquences négatives sur les rapports politiques entre la Tunisie et  les pays de l’orient arabe, et plus particulièrement avec l’Egypte et son régime nationaliste nassérien ; et, au moment où les réserves continuent à se manifester, vis à vis du code du statut personnel, dans cette ambiance très tendue, les voix de ceux qui appellent  à consolider et à étendre l’enseignement classique n’ont pas cessé de se manifester, et les voix des réformateurs influencés par les idées de Mohamed Abdou et de celles du Cheikh  Mohamed Tahar IBen Achour ; toutes ces voix insistent sur le caractère arabo- musulman de la Tunisie, et veulent faire de la grande Mosquée le foyer du rayonnement spirituel, le berceau de la langue arabe, et le cœur vivant de la culture tunisienne ; elles aspirent à contrecarrer les excès des partisans de la civilisation occidentale et de la culture étrangère.
En face du parti conservateur, se trouvait le courant  partisan de la modernité qui ne considérait pas que l’indépendance est une rupture avec les valeurs  et les idées européennes, qui nous sont transmises par la langue française et la culture française, et par les autres langues étrangères ; les partisans de la modernité ne voyaient pas de contradiction entre l’attachement au patrimoine national et le désir de la modernité, c’est  ce qui explique leur appel à la mise en place d’un système scolaire moderne ; Jallouli Farès , le premier ministre de l’instruction, avait exprimé cette position dans une entrevue quand il disait : « mon but est de donner à la Tunisie un enseignement uniforme  » ;  cet enseignement …  comportera une culture religieuse générale, et sera ouvert sur l’esprit moderne .» (Ayachi, p. 423).
Le dirigeant syndicaliste Ahmed Ben Salah va dans le même choix ; pour lui, la réforme des structure de l’enseignement doit être guidée de deux idées : la première consiste à donner un caractère tunisien au contenu qui prend ses sources dans la tradition culturelle arabo- musulmane du pays ; la deuxième est la nécessité de faire sortir la Tunisie du sous développement et lui permettre de jouer un rôle dans les échanges internationaux, et particulièrement méditerranéens ; «  il faut concevoir un enseignement capable de s’adapter continuellement au monde et aux exigences du développement économique », écrivait-il[11] en 1956 .
A la fin, c’est le courant moderniste qui l’emporta, surtout que la majorité de l’élite et de la classe politique au pouvoir étaient le produit de la formation sadikienne, et que le pays était en situation de dépendance très étroite de la coopération internationale, et surtout française, dans les domaines économiques, politiques et culturels. Le préambule du projet de la loi  de 1958 disait que «  le souci était de donner au système éducatif un caractère moderne et scientifique, loin des traditions désuètes » (Ayachi) ; le président de la république déclara le 25 juin 1958, dans un discours à la cérémonie de la clôture de l’année scolaire, au collège Sadiki,  que la nouvelle réforme éducative entrera en application à la rentrée prochaine ( 1958-59), et il a esquissé ses grandes orientations dont les principales étaient de donner un caractère national au système éducatif, de l’unifier et de le généraliser, un système ouvert continuellement sur le monde et sur les mutations scientifiques et techniques ».
En résumé , tout le monde était d’accord que la réforme de l’enseignement constituait la pierre angulaire de tout développement et de toute modernité ; la divergence tournait autour de certaines questions comme  la langue, le rythme de la scolarisation, le type d’école ; cette divergence  se trouvait entre les membres de l’équipe au pouvoir , Mohamed Lamine Chebbi penchait vers la poursuite de l’arabisation de tout le système, mais avait des réserves quant à la généralisation immédiate de la scolarisation ; son successeur, Mahmoud Messadi, penchait lui vers accélération de la scolarisation  et vers le maintien du bilinguisme, tel qu’il fut introduit par Ahmed Bey  avec l’école militaire, puis par Khair-Eddine au collège Sadiki,  et par Machuel dans l’école franco-arabe.
 Mais, il nous semble, contrairement à certaines hypothèses, que la différence entre les deux ministres était d’ordre tactique et non d’ordre stratégique.
A la fin, la commission chargée de la réforme adopta le plan de Messadi, qui est pour le maintien du statu -quo quant aux langues d’enseignement, l’accélération de généralisation de la scolarisation, et la révision des contenus des programmes, pour leur donner un caractère national et moderne.


Hédi Bouhouch & Mongi Akrout , Inspecteurs généraux de l’éducation
Tunis, octobre 2014


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Les réformes scolaires depuis l’indépendance 1ère partie : les réformes de la période transitoire 1955 - 1958










[1] Voir les extraits du discours reproduit par Mahmoud Messadi, dans son ouvrage «  Notre renaissance éducatif depuis l’indépendance : réforme de l’enseignement et planification éducative ; publié par l’office pédagogique , 1968 , pp 18/28.
[2]  Décret 58- 125 du 3 mai 1958  - Jort N° 36 du 6 mai 1958.
[3]  Le 1° mai 1958 le secrétariat d’état à l’éducation nationale devient le secrétariat à d’état à l’éducation nationale, à la jeunesse et aux sports - Jort N° 36 du 6 mai 1958.
[4]  Loi 118 - 1958 du 4 novembre 1958 relative à l’enseignement- Jort N° 89 du 11 novembre 1958.

[5] Plusieurs personnalités avaient participé à ce débat comme les professeurs Ahmed Abdessalam, Ahmed El Fani, Ahmed Ben Salah et bien d’autres
[6] Mohamed Mzali , la presse du 1° mars 2009, il faudrait préciser que Mzali qui fut ministre de l’éducation nationale n’avait pas la même vision que Bourguiba quant à la question de la culture et de l’identité   , il qualifiant Mahmoud Messadi de «  fanatique » de la modernité et lui fait assumer l’échec du projet de Lamine Chebbi , qui était l’expression  ( d’après Mzali) d’une demande populaire soutenue par l’élite.
[7]  Messadi .M, nos problèmes actuels, la politique d’enseignement, revue Al Mabaheth n° 42/43, septembre, octobre 1947, in l’œuvre complète, maison d’édition du sud, décembre 2000, P 206.
[8] Document du secrétariat de l’éducation nationale, la nouvelle conception de l’enseignement en Tunisie, rapporté par Ayachi .M. Enseignement néo colonialiste (1949 -1958) et choix culturel de la Tunisie indépendante. p 430 (manuscrite bibliothèque du CNIPRE)
[9] Voir l’introduction de l’ouvrage de Mahmoud Messadi ; notre renaissance éducative, opt cité
[10] Mokhtar, A. (s.d.). Enseignement néo colonial (1949-1958) et choix culturel de la Tunisie indépendante ( Doctorat 3° cycle). (t. réonotypé, Éd.)
[11]  Revue El Fikr , juin 1956.

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