Rappel : nous avons entamé la semaine
passée l’étude des réformes de la période précoloniale , nous avons consacré la 1er partie aux réformes de l’enseignement classique assuré par les Kuttabs, la grande Mosquée Ez-Zitouna
et ses annexes , nous traitons dans cette 2ème partie les réformes qui
ont tenté de mettre en place un enseignement moderne inspiré ou calqué sur le
modèle occidental.
1.
Les premières institutions éducatives
modernes en Tunisie
A coté des tentatives de réformes de
l’enseignement classique, la Tunisie a connu la naissance d’un nouveau type d’établissements
scolaires ouvert sur le monde occidental, certains d’entre eux étaient dus à l’initiative du gouvernement tunisien et
d’autres sont le produit d’initiatives d’étrangers ( missions chrétiennes ,
consulats …) avec l’appui et l’accord des gouvernements tunisiens.
a.
Les réalisations de l’état tunisien dans
le cadre de la politique de réformes et de modernisation
§ L’école militaire
du Bardo ou l’école polytechnique
Ahmed Bey[1] qui régna de 1837 à 1855
était au courant des réalisations de Mohamed Ali en Egypte, surtout ses
réformes militaires, il voulait en faire de même en Tunisie pour affirmer son
indépendance vis-à-vis du gouvernement central ottoman. C’est dans le
cadre de la réforme de l’armée
qu’il a entrepris d’ouvrir une
école militaire dans le village de Mhamdhia, proche de Tunis en 1837, au mois
de mars 1840, l’école fut transférée au Bardo[2], cette école avait pour mission de « former les officiers de l’armée
et les fonctionnaires de l’administration dont le pays a besoin selon une
formation moderne[3] ».
Cette première expérience réformatrice
se caractérisait par :
-
Son caractère sélectif, l’école recrutait ses élèves
dans une sphère très réduite, il s’agit de la sphère de la classe dirigeante et
de sa cour (Emirs, fils de mamelouks, quelques élus issus des grandes familles
tunisoises proches du palais).
-
Ses critères de recrutement : Les élèves recrutés doivent appartenir à la tranche
d’âge entre 12 et 14 ans et avoir des connaissances en langue arabe et une
culture arabo-musulmane, la durée des études étant de 6 ans , les lauréats auront
entre 18 et 20 ans à leur sortie avec le grade de sous lieutenant.
-
Un système de
formation semblable aux systèmes des écoles analogues européennes, cela traduit les
objectifs du fondateur de l’école qui voulait que son pays se rapproche du
modèle des pays européens , ainsi
l’école adopta les programmes des écoles militaires françaises et faisait appel
à des formateurs parmi des officiers européens qui ont participé aux
différentes guerres européennes.
-
Par ses programmes qui accordaient une place
importante aux sciences et aux techniques militaires, à la géographie et à
l’histoire et aux langues étrangères :
Les leçons de mathématiques étaient très denses, elles s’étalent sur une
année et demi à raison de sept heures et demi hebdomadaires
de cours et huit heures d’exercices, la géographie et l’histoire occupaient
elles aussi une place importante dans les programmes avec une moyenne de six
heures par semaine durant deux années.
-
L’enseignement des matières techniques et
scientifiques se faisait dans les
langues européennes comme le français et l’italien en plus du turc, mais les
élèves suivent aussi des cours d’arabe et de civilisation arabo musulmane qui
était assuré par Cheikh Mahmoud Kabadou[4] qui avait aussi la charge
de superviser la traduction des ouvrages étrangers que réalisaient les
étudiants avec l’aide d’un orientaliste italien.
Ainsi
on peut affirmer , qu’avec l’école polytechnique , le souverain Ahmed Bey , fut
le premier à instituer le bilinguisme à l’école tunisienne avec une
prédominance des langues étrangères dans l’enseignement des sciences et des
techniques , pendant que la langue arabe
fut réduite à enseigner la littérature arabe et à la traduction des ouvrages et
les livres étrangers.
Malgré les difficultés vécues par cette institution ,surtout après la
mort de son fondateur[5]
, elle a néanmoins réussi à jouer un
rôle primordial dans l’histoire du pays , en fournissant à l’état une élite qui
va diriger le pays comme le ministre Khair-Eddine, les généraux Rostom et
Hussein, mais le plus important , c’est que « cette institution …
a eu des influences décisives non seulement dans la diffusion de l’enseignement
moderne en Tunisie mais aussi sur la formation
de groupes politiques , d’une
pensée culturelle, politique et idéologique moderne »[6]
§
La fondation
du collège Es- Sadiki
-
Les
motifs de sa fondation
Khair-Eddine, alors qu’il était le président de la commission chargée de
la réforme de la Grande Mosquée Az- Zaitûna , n’était pas rassuré quant aux
chances que, les mesures qui furent décidées par la commission, puissent voir
le jour en raison des réactions d’un grand nombre de Cheikhs qui faisaient
partie de la commission ; c’est alors qu’il pensa à mettre sur pied un
établissement qui répond à ses conceptions qu’il a forgées au cours de ses
séjours dans les pays européens où il a pu observé le fonctionnement d’un
système scolaire moderne ; c’est ainsi qu’il décida de fonder en janvier
1875 « une institution d’enseignement moderne » appelée - le collège Es- Sadiki- au nom du
Bey de l’époque « Mohamad As-Sâdiq
Bey ».
§ Le collège Es-Sadiki institue un nouveau modèle
d’enseignement.
Les fondateurs de cette institution
avait l’ambition d’instituer un nouveau
modèle d’enseignement en Tunisie
avec des programmes qui font la synthèse entre les sciences modernes,
les langues européennes modernes et les lettres arabes et les sciences
islamiques, pour ce faire , Khair-Eddine a choisi parmi les enseignants
étrangers et les cheikhs de la Zaitûna , des personnes connues pour leur
ouverture d’esprit , leur tolérance et leur désir de contribuer à donner aux jeunes tunisiens une formation
moderne.
Quant à la langue d’enseignement ,
Khair-Eddine a suivi la voie tracée par
Ahmad Bey lors de la fondation de l’école polytechnique , une voie qui consacre
le bilinguisme et qui accorde à la
langue française une place de choix [7] ( une langue que
Khair-Eddine maitrisait bien et qu’il pratiquait dans la vie courante) , le
français est devenu la langue véhiculaire pour l’enseignement des sciences
modernes, à coté de la langue arabe qui sert pour l’enseignement des lettres arabes et des sciences
islamiques.
Ainsi le collège Es-Sadiki fut-il après l’école militaire
du Bardo la première école moderne dans le système éducatif tunisien ouverte à
des jeunes d’origine sociale diverses et
provenant de toutes les régions du pays et pris en charge par l’état.[8]
b.
Les écoles étrangères installées en
Tunisie
A partir de la première moitié du XIXème
siècle, les Beys de Tunis avaient permis aux différentes communautés étrangères
installées dans le pays ( Italiens, Français…) et aux missionnaires chrétiens d’ouvrir des écoles pour scolariser leurs
enfants , ce qui a permis l’apparition de nombreuses institutions scolaires à
Tunis et dans les autres grandes villes qui ont contribué au développement de
l’enseignement moderne dans le pays ; parmi ces institutions on pourrait
citer à titre d’exemples :
§ Les écoles
fondées par la congrégation des sœurs de saint Joseph de l’Apparition[9].
Cette mission chrétienne a ouvert
plusieurs écoles qui enseignaient en italiens ou en français, comme l’école
primaire de filles à Tunis qui accueillait dès sa première année ( 1840) 25
jeunes filles ( 15 italiennes et 10
maltaises), cette école est la première école de filles ouverte en
Tunisie , deux ans après, la mission ouvrait un collège secondaire à
Tunis. D’autres écoles ouvraient leurs portes dans d’autres villes comme Sousse
( 1843) dont l’école accueillait 898 élèves entre 1843 et 1860, ou la ville de
Sfax dont l’école qui accueillait environ 60 élèves par an , ou enfin l’école
de la Goulette qui accueillait environ
20 élèves par an.
§ Les réalisations de l’Abbé Bougarde
François
Bougarde [10] « créa
en 1845 à Tunis un collège de garçons , le collège saint Louis où sont admis des élèves de toutes
confessions et de toutes les nationalités , et où l’on apprenait le français ,
l’italien, l’arabe, le grec et le latin, ‘histoire , la géographe et les
mathématiques , les cours sont
assurés par des enseignants français et
italiens, l’enseignement de l’arabe
était confié à Slîmân al- Harâyri
, le collège accueillait entre 200 et 300 élèves » et « il formait les premiers maîtres
qui auront à enseigner dans le pays ainsi que les premiers étudiants envoyés à
l’école de médecine de Paris et à l’école polytechnique de Madrid »[11] . le collège
recevait des subventions annuelles de la part du Roi de France Louis Philippe et du Bey de Tunis Ahmad Bey
Bourgade créa
aussi en 1846 une école maternelle à
Tunis qu’il dirigea avec une institutrice , Madame Malah , cette école accueillait entre 40 et 50
enfants par an , il créa aussi d’autres
établissements à la Goulette, Sousse,
Sfax et Bizerte.
§ Les institutions
particulières appartenant aux communautés étrangères
L’afflux des
réfugiés Italiens venus de Gênes ou de Livourne dès le début du XIXème
siècle a poussé le consul d’Italie à ouvrir une première école primaire en 1840 , puis deux
autres écoles à Tunis (une école de filles et une école de garçons) et une
école à la goulette et une autre à Sousse ; en 1864 le consulat ouvrait un collège italien à
Tunis , de son coté la colonie maltaise ouvrait une école anglo-maltaise pour
ses enfants
Ainsi , la
Tunisie comptait en 1852 environ 15 écoles modernes , Louis Machuel [12] écrivait dans une monographie sur
l’enseignement en Tunisie que « lorsque
la France occupa le pays ( la Tunisie) elle a trouvé 24 établissements scolaires, dans lesquels
la langue française formait la base de l’enseignement, .... Vingt de ces
établissements étaient dirigés par des congréganistes; les quatre autres (le
collège Sadiki et les trois écoles de l'Alliance israélite) étaient confiés à
des professeurs laïques, elle a trouvé aussi 4 établissements qui dépendaient
du consulat d’Italie.
Le gouvernement tunisien
a contribué d’une façon effective au
développement de l’instruction moderne dans le pays, si bien que l’historien
Béchir Tlili disait que la situation
scolaire en Tunisie au milieu du XIXème siècle « constitue
un démenti flagrant au thèses idéologiques qui visent à réduire l’histoire de
l’évolution de l’enseignement en Tunisie à l’institution du régime du
protectorat français »[13]
CONCLUSION
Depuis le milieu
du dix neuvième siècle, la Tunisie, à l’instar de quelques pays arabo musulmans
, avait entamé d’un coté la réforme de son ancien système éducatif dans une
tentative de l’étendre et de le moderniser , de l’autre coté le pays a essayé
de mettre en place un enseignement moderne qui accorde une place de choix aux sciences et
aux techniques , ouvre les portes grandes ouvertes devant l’apprentissage des
langues pour accéder aux sciences modernes et permet de constituer une élite ayant
une formation moderne occidentalisée.
Hédi Bouhouch & Mongi Akrout,
inspecteurs généraux de l’éducation
Tunis , septembre 2014
Articles publiés par le blog pédagogique sur le même thème
Bouhouch et Akrout . Les axes de la future réforme de l’éducation
aux yeux du nouveau ministre de l’éducation tunisien
http://bouhouchakrout.blogspot.com/2015/03/les-axes-de-la-future-reforme-de.html
Bennour, A. A propos de la réforme du système éducatif -
Bennour, A. « A propos de le réforme éducative : les
références juridiques : première partie ».
Bennour, A : « A propos de le réforme éducative :les
références de la réforme scolaire : deuxième partie » http://bouhouchakrout.blogspot.com/2015/09/a-propos-de-le-reforme-educative-les.html
Bouhouch et Akrout. « Histoire des réformes éducatives en Tunisie
depuis le XIXème siècle : introduction générale »
http://bouhouchakrout.blogspot.com/2015/11/histoire-des-reformes-educatives-en.html#more
Bouhouch et Akrout . Rapport de la commission sur l’enseignement
secondaire[1] L’Action 18-9-1967
Jerbi,A. La politique éducative ou quelle politique
éducative pour quelle réforme de l'éducation?
Boukhari . O. la gouvernance du système éducatif tunisien
Bennour, A : Les références de la réforme scolaire :
Deuxième partie
[1] « Ahmad Bey … a
toujours manifesté une grande admiration à Napoléon Bonaparte , et dont
l’histoire et la vie , traduite à sa demande constituait , ainsi que les
Prolégomènes de Ibn Khaldûn , les livres de chevet » B.Diyâf,
Tunis,1963,IV, pp 179 . Cité par Tlili , opt cité, p504.
[2] Ahmad b. Abi
Diyâf ( 1804-1874) rapportait que “ le premier mouharem de l’année 1256 de l’hégire , le bey organisa une école de
guerre au Bardo , dans les son palais après avoir déménagé dans son nouveau
palais » la direction de l’école a
été confié en 1840 à un officier Italien arabisant , le dénommé Calligaris qui
s’est fait aidé par trois autres officiers : un italien , un français et
un anglais.
[4]
Mahmûd Qâbâdû (
1812-1871) , fut nommé à l’école polytechnique en qualité de professeur de
langue et de lettres arabe , professeur à la mosquée Az- zaytûna , « poète néo- classique ,écrivain
moderne et réformateur convaincu »,
sous le règne de As-Sâdiq Bey il est promu Qâdi du Bardo puis Muftî » (
Tlili) p 507
[5] L’école ferma ses portes en 1868 ou en 1869
selon les différentes versions, l’historien Hamadi Sahli penche vers la seconde
date, il rapporta ceci : « après la promotion de Mohamed Karoui ,
Sadok Bey a décidé , après l’institution de la commission financière
internationale, de fermer définitivement l’école militaire du Bardo a cause du cout
élevé de sa gestion »
[6] Béchir Tlili , opt
cité 446
[7] « les élèves
choisissait … le français ou l’italien, en plus de l’arabe et du turc, étudiés non
pas comme des langues étrangères mais comme langues véhiculaires de
l’enseignement moderne . L’allemand et l’anglas y étaient, par contre,
enseignés comme langues vivantes étrangères » Tlili, opt cité, p 612
[8] « l’effectif
scolaire était constitué de 150 boursiers dont 50 pensionnaires ET 100 demi
pensionnaires, tous nourris au collège aux frais du gouvernement…entre 1875 et
1880 (le collège) a contribué à la
formation de 120 élèves dont 20 ont été chargé de hautes fonctions…e 1879 vingt Sâdiqiens ont été admis au lycées
saint Louis de Paris pour y suivre les
cours préparatoires à l’école Centrale » Tlili , opt cité, p 612
[9] Les Sœurs de Saint Joseph de l'Apparition forment une congrégation religieuse catholique apostolique
fondée en 1832 à Gaillac (Tarn) par sainte Émilie de Vialar (1797-1856).
[10] François Bougarde ( 1806 -1866 )est un missionnaire , en 1848
il est arrivé de l’Algérie
pour rejoindre à Tunis la mère Emilie de Vialar , fondatrice de la congrégation
des Sœurs de Saint Joseph de
l'Apparition et a tenté de fonder d’institutions culturelles et idéologiques françaises en Tunisie
[12] L. Machuel : L'enseignement public
dans la régence de Tunis. 1889, monographie imprimée (72 p.)
[13] Tlili, opt cité .p 446
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire