lundi 23 novembre 2015

Histoire des réformes éducatives en Tunisie depuis le XIXème siècle jusqu’à no jours : les réformes de la période précoloniale (2ème partie)



 Rappel : nous avons entamé la semaine passée l’étude des réformes de la période précoloniale , nous avons consacré la 1er  partie aux réformes de l’enseignement classique assuré par les Kuttabs, la grande Mosquée Ez-Zitouna et ses annexes , nous traitons dans cette 2ème partie les réformes qui ont tenté de mettre en place un enseignement moderne inspiré ou calqué sur le modèle occidental.


1.    Les premières institutions éducatives modernes en Tunisie
A coté des tentatives de réformes de l’enseignement classique, la Tunisie a connu la naissance d’un nouveau type d’établissements scolaires ouvert sur le monde occidental, certains d’entre eux étaient  dus à l’initiative du gouvernement tunisien et d’autres sont le produit d’initiatives d’étrangers ( missions chrétiennes , consulats …) avec l’appui et l’accord des gouvernements tunisiens.
a.    Les réalisations de l’état tunisien dans le cadre de la politique de réformes et de modernisation
§  L’école militaire du Bardo   ou l’école polytechnique
Ahmed Bey[1] qui régna de 1837 à 1855 était au courant des réalisations de Mohamed Ali en Egypte, surtout ses réformes militaires, il voulait en faire de même en Tunisie pour affirmer son indépendance vis-à-vis du gouvernement central ottoman. C’est dans le cadre  de la réforme  de l’armée   qu’il a entrepris d’ouvrir une école militaire dans le village de Mhamdhia, proche de Tunis en 1837, au mois de mars 1840, l’école fut transférée au Bardo[2], cette école avait pour mission  de «  former les officiers de l’armée et les fonctionnaires de l’administration dont le pays a besoin selon une formation moderne[3] ».
Cette première expérience réformatrice se caractérisait par :
-         Son caractère sélectif, l’école recrutait ses élèves dans une sphère très réduite, il s’agit de la sphère de la classe dirigeante et de sa cour (Emirs, fils de mamelouks, quelques élus issus des grandes familles tunisoises proches du palais).
-         Ses critères de recrutement : Les élèves  recrutés doivent appartenir à la tranche d’âge entre 12 et 14 ans et avoir des connaissances en langue arabe et une culture arabo-musulmane, la durée des études étant de 6 ans , les lauréats auront entre 18 et 20 ans à leur  sortie  avec le grade de sous lieutenant.
-         Un système de   formation semblable aux systèmes des écoles    analogues européennes, cela traduit les objectifs du fondateur de l’école qui voulait que son pays se rapproche du modèle  des pays européens , ainsi l’école adopta les programmes des écoles militaires françaises et faisait appel à des formateurs parmi des officiers européens qui ont participé aux différentes guerres européennes.
-         Par ses programmes qui accordaient une place importante aux sciences et aux techniques militaires, à la géographie et à l’histoire  et aux langues étrangères : Les leçons   de  mathématiques étaient  très denses, elles s’étalent sur une année  et demi  à raison de sept heures et demi hebdomadaires de cours et huit heures d’exercices, la géographie et l’histoire occupaient elles aussi une place importante dans les programmes avec une moyenne de six heures par semaine durant deux années.
-         L’enseignement des matières techniques et scientifiques  se faisait dans les langues européennes comme le français et l’italien en plus du turc, mais les élèves suivent aussi des cours d’arabe et de civilisation arabo musulmane qui était assuré par Cheikh Mahmoud Kabadou[4] qui avait aussi la charge de superviser la traduction des ouvrages étrangers que réalisaient les étudiants avec l’aide d’un orientaliste italien.
Ainsi on peut affirmer , qu’avec l’école polytechnique , le souverain Ahmed Bey , fut le premier à instituer le bilinguisme à l’école tunisienne avec une prédominance des langues étrangères dans l’enseignement des sciences et des techniques , pendant  que la langue arabe fut réduite à enseigner la littérature arabe et à la traduction des ouvrages et les livres étrangers.
Malgré les difficultés vécues par cette institution ,surtout après la mort de son fondateur[5] ,  elle a néanmoins réussi à jouer un rôle primordial dans l’histoire du pays , en fournissant à l’état une élite qui va diriger le pays comme le ministre Khair-Eddine, les généraux Rostom et Hussein, mais le plus important , c’est que «  cette institution … a eu des influences décisives non seulement dans la diffusion de l’enseignement moderne en Tunisie mais aussi sur la formation   de groupes politiques , d’une  pensée culturelle, politique et idéologique moderne »[6]

§    La fondation du collège Es- Sadiki
-         Les motifs de sa fondation
Khair-Eddine, alors qu’il était le président de la commission chargée de la réforme de la Grande Mosquée Az- Zaitûna , n’était pas rassuré quant aux chances que, les mesures qui furent décidées par la commission, puissent voir le jour en raison des réactions d’un grand nombre de Cheikhs qui faisaient partie de la commission ; c’est alors qu’il pensa à mettre sur pied un établissement qui répond à ses conceptions qu’il a forgées au cours de ses séjours dans les pays européens où il a pu observé le fonctionnement d’un système scolaire moderne ; c’est ainsi qu’il décida de fonder en janvier 1875 « une institution d’enseignement moderne »  appelée - le collège Es- Sadiki- au nom du Bey de l’époque  «  Mohamad As-Sâdiq Bey ».
§  Le collège Es-Sadiki institue un nouveau modèle d’enseignement.
Les fondateurs de cette institution avait l’ambition d’instituer un nouveau  modèle d’enseignement en Tunisie  avec des programmes qui font la synthèse entre les sciences modernes, les langues européennes modernes et les lettres arabes et les sciences islamiques, pour ce faire , Khair-Eddine a choisi parmi les enseignants étrangers et les cheikhs de la Zaitûna , des personnes connues pour leur ouverture d’esprit , leur tolérance et leur désir de contribuer à  donner aux jeunes tunisiens une formation moderne.
Quant à la langue d’enseignement , Khair-Eddine a suivi la voie  tracée par Ahmad Bey lors de la fondation de l’école polytechnique , une voie qui consacre le bilinguisme  et qui accorde à la langue française une place de choix [7] ( une langue que Khair-Eddine maitrisait bien et qu’il pratiquait dans la vie courante) , le français est devenu la langue véhiculaire pour l’enseignement des sciences modernes, à coté de la langue arabe qui sert pour l’enseignement  des lettres arabes et des sciences islamiques.
Ainsi le collège Es-Sadiki fut-il après l’école militaire du Bardo la première école moderne dans le système éducatif tunisien ouverte à des jeunes d’origine sociale diverses et  provenant de toutes les régions du pays et pris en charge par l’état.[8]

b.    Les écoles étrangères installées en Tunisie
A partir de la première moitié du XIXème siècle, les Beys de Tunis avaient permis aux différentes communautés étrangères installées dans le pays ( Italiens, Français…) et aux missionnaires chrétiens  d’ouvrir des écoles pour scolariser leurs enfants , ce qui a permis l’apparition de nombreuses institutions scolaires à Tunis et dans les autres grandes villes qui ont contribué au développement de l’enseignement moderne dans le pays ; parmi ces institutions on pourrait citer à titre d’exemples :
§  Les  écoles  fondées par la congrégation des sœurs de saint Joseph de l’Apparition[9].
Cette mission chrétienne a ouvert plusieurs écoles qui enseignaient en italiens ou en français, comme l’école primaire de filles à Tunis qui accueillait dès sa première année ( 1840) 25 jeunes filles ( 15 italiennes et  10 maltaises), cette école est la première école de filles ouverte en Tunisie , deux ans après, la mission ouvrait un collège secondaire à Tunis. D’autres écoles ouvraient leurs portes dans d’autres villes comme Sousse ( 1843)  dont l’école accueillait  898 élèves entre 1843 et 1860, ou la ville de Sfax dont l’école qui accueillait environ 60 élèves par an , ou enfin l’école de la Goulette  qui accueillait environ 20 élèves par an.
§  Les réalisations de l’Abbé Bougarde
François Bougarde [10] « créa en 1845 à Tunis un collège de garçons , le collège saint Louis  où sont admis des élèves de toutes confessions et de toutes les nationalités , et où l’on apprenait le français , l’italien, l’arabe, le grec et le latin, ‘histoire , la géographe et les mathématiques ,  les cours sont assurés  par des enseignants français et italiens, l’enseignement de l’arabe  était  confié à Slîmân al- Harâyri , le collège accueillait entre 200 et 300 élèves »  et « il formait les premiers maîtres qui auront à enseigner dans le pays ainsi que les premiers étudiants envoyés à l’école de médecine de Paris et à l’école polytechnique de Madrid »[11] . le collège recevait des subventions annuelles de la part du Roi de France Louis  Philippe et du  Bey de Tunis Ahmad Bey
Bourgade créa aussi en 1846 une école maternelle  à Tunis qu’il dirigea avec une institutrice , Madame Malah  , cette école accueillait entre 40 et 50 enfants  par an , il créa aussi d’autres établissements  à la Goulette, Sousse, Sfax et Bizerte.
§  Les institutions particulières appartenant aux communautés étrangères
L’afflux des réfugiés Italiens venus de Gênes ou de Livourne dès le début du XIXème siècle a poussé le consul d’Italie à ouvrir une  première école primaire en 1840 , puis deux autres écoles à Tunis (une école de filles et une école de garçons) et une école à la goulette et une autre à Sousse ; en 1864  le consulat ouvrait un collège italien à Tunis , de son coté la colonie maltaise ouvrait une école anglo-maltaise pour ses enfants
Ainsi , la Tunisie comptait  en 1852 environ 15  écoles modernes , Louis Machuel [12]  écrivait dans une monographie sur l’enseignement en Tunisie  que « lorsque la France occupa le pays ( la Tunisie) elle a trouvé 24    établissements scolaires, dans lesquels la langue française formait la base de l’enseignement, .... Vingt de ces établissements étaient dirigés par des congréganistes; les quatre autres (le collège Sadiki et les trois écoles de l'Alliance israélite) étaient confiés à des professeurs laïques, elle a trouvé aussi 4 établissements qui dépendaient du consulat d’Italie.
Le gouvernement tunisien  a contribué d’une façon effective au développement de l’instruction moderne dans le pays, si bien que l’historien Béchir Tlili  disait que la situation scolaire en Tunisie au milieu du XIXème siècle «  constitue un démenti flagrant au thèses idéologiques qui visent à réduire l’histoire de l’évolution de l’enseignement en Tunisie à l’institution du régime du protectorat français »[13]
CONCLUSION
Depuis le milieu du dix neuvième siècle, la Tunisie, à l’instar de quelques pays arabo musulmans , avait entamé d’un coté la réforme de son ancien système éducatif dans une tentative de l’étendre et de le moderniser , de l’autre coté le pays a essayé de mettre en place un enseignement moderne  qui accorde une place de choix aux sciences et aux techniques , ouvre les portes grandes ouvertes devant l’apprentissage des langues pour accéder aux sciences modernes et permet de constituer une élite ayant une formation moderne occidentalisée.
Hédi Bouhouch & Mongi Akrout, inspecteurs généraux de l’éducation
Tunis , septembre 2014

Articles publiés par le blog pédagogique sur le même thème
Bouhouch et Akrout . Les axes de la future réforme de l’éducation aux yeux du nouveau ministre de l’éducation tunisien
http://bouhouchakrout.blogspot.com/2015/03/les-axes-de-la-future-reforme-de.html
Bennour, A. A propos de la réforme du système éducatif  -
Bennour, A.  « A propos de le réforme éducative : les références juridiques : première partie ».
Bennour, A :  « A propos de le réforme éducative :les références de la réforme scolaire : deuxième partie » http://bouhouchakrout.blogspot.com/2015/09/a-propos-de-le-reforme-educative-les.html
Bouhouch et Akrout. « Histoire des réformes éducatives en Tunisie depuis le XIXème siècle : introduction générale »
http://bouhouchakrout.blogspot.com/2015/11/histoire-des-reformes-educatives-en.html#more
Bouhouch et Akrout . Rapport de la commission sur l’enseignement secondaire[1] L’Action 18-9-1967
Jerbi,A.  La politique éducative ou quelle politique éducative pour quelle réforme de l'éducation?
Boukhari . O.  la gouvernance du système éducatif tunisien
Bennour, A :  Les références de la réforme scolaire : Deuxième partie






[1] « Ahmad Bey … a toujours manifesté une grande admiration à Napoléon Bonaparte , et dont l’histoire et la vie , traduite à sa demande constituait , ainsi que les Prolégomènes de Ibn Khaldûn , les livres de chevet » B.Diyâf, Tunis,1963,IV, pp 179 . Cité par Tlili , opt cité, p504.
[2]   Ahmad  b.  Abi Diyâf  ( 1804-1874) rapportait  que “ le premier mouharem de l’année 1256  de l’hégire , le bey organisa une école de guerre au Bardo , dans les son palais après avoir déménagé dans son nouveau palais »  la direction de l’école a été confié en 1840 à un officier Italien arabisant , le dénommé Calligaris qui s’est fait aidé par trois autres officiers : un italien , un français et un anglais.
[3]  Voir B.Tlili . opt cité p 447
[4] Mahmûd Qâbâdû ( 1812-1871) , fut nommé à l’école polytechnique en qualité de professeur de langue et de lettres arabe , professeur à la mosquée Az- zaytûna  , « poète néo- classique ,écrivain moderne  et réformateur convaincu », sous le règne de As-Sâdiq Bey il est promu Qâdi du Bardo puis Muftî » ( Tlili) p 507
[5]  L’école ferma ses portes en 1868 ou en 1869 selon les différentes versions, l’historien Hamadi Sahli penche vers la seconde date, il rapporta ceci : «  après la promotion de Mohamed Karoui , Sadok Bey a décidé , après l’institution de la commission financière internationale, de fermer définitivement l’école militaire du Bardo a cause du cout élevé de sa gestion »  
[6] Béchir Tlili , opt cité 446
[7] «  les élèves choisissait … le français ou l’italien, en plus de l’arabe et du turc, étudiés non pas comme des langues étrangères mais comme langues véhiculaires de l’enseignement moderne . L’allemand et l’anglas y étaient, par contre, enseignés comme langues vivantes étrangères » Tlili, opt cité, p 612
[8] « l’effectif scolaire était constitué de 150 boursiers dont 50 pensionnaires ET 100 demi pensionnaires, tous nourris au collège aux frais du gouvernement…entre 1875 et 1880  (le collège) a contribué à la formation de 120 élèves dont 20 ont été chargé de hautes fonctions…e  1879 vingt Sâdiqiens ont été admis au lycées saint Louis de Paris pour  y suivre les cours préparatoires à l’école Centrale » Tlili , opt cité, p 612
[9] Les Sœurs de Saint Joseph de  l'Apparition forment une congrégation religieuse catholique apostolique fondée en 1832 à Gaillac (Tarn) par sainte Émilie de Vialar (1797-1856).

[10] François Bougarde ( 1806 -1866 )est un missionnaire , en 1848 il est arrivé de l’Algérie  pour rejoindre à Tunis la mère Emilie de Vialar , fondatrice de la  congrégation  des Sœurs de Saint Joseph de  l'Apparition  et a tenté de fonder d’institutions culturelles  et idéologiques françaises en Tunisie
[11] Tlili , opt cité, p 444
[12] L. Machuel : L'enseignement public dans la régence de Tunis. 1889, monographie imprimée (72 p.)
[13] Tlili, opt cité .p 446

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