Quiconque s’intéresse à l’histoire du
corps de l’inspection pédagogique constatera aisément que l’inspecteur a
longtemps été assimilé au pouvoir politique éducatif. Il contribuait à la
construction du système éducatif et veillait à la bonne exécution de ses
orientations dans les différentes pratiques pédagogiques. C’est pourquoi
l’enseignant considérait – et considère encore – l’inspecteur comme un agent du
pouvoir en place, et voyait dans ses visites une mission de suivi, de reddition
de comptes et de contrôle, visant à informer les instances supérieures à des
fins précises.
Ainsi, la dimension « autoritaire »
primait sur les autres dimensions. Si
bien que l’enseignant débutant ne bénéficiait souvent que de quelques leçons
modèles et d’un nombre très limité de visites d’assistance et de conseils pédagogiques,
au cours desquelles l’inspecteur s’appuyait généralement sur sa propre
expérience d’enseignant.
Cette dimension « autoritaire » s’est
progressivement estompée au profit d’une dimension davantage pédagogique et
formative et peu à peu, la mission de l’inspecteur s’est recentrée sur le volet
technique de l’acte d’enseignement, à travers l’encadrement, la formation,
l’expérimentation et l’animation. Bien que ce recentrement soit louable à certains égards, il a eu pour
effet d’éloigner l’inspecteur du pouvoir central de décision, qui en est venu à
le considérer comme un simple fonctionnaire, et non plus comme son représentant
qui est responsable de la mise en œuvre des programmes– ces derniers n’étant
pas de simples contenus à transmettre, mais aussi le vecteur d’orientations
sociétales communes au régime politique et au système éducatif.
L’éloignement de l’inspecteur
pédagogique des centres de décision a affaibli sa conscience de l’enjeu
sociétal, et a émoussé son enthousiasme à le défendre, et a réduit son action à
une dimension purement pédagogique et technique. Pire encore, l’inspecteur ne
semble plus être conscient du fait qu’il doit, de manière continue,
sensibiliser les enseignantes et les enseignants à l’enjeu sociétal qui
sous-tend toutes les lois éducatives, et établir en permanence le lien entre les
programmes scolaires et ce grand enjeu.
En réalité, ce glissement de
l’autorité et le pouvoir vers la
fonction n’est pas propre à la Tunisie, ni même au domaine de l’éducation. Il
s’inscrit dans une tendance mondiale visant à réduire la symbolique des
institutions, les dépouillant de leur dimension d’autorité, pour ne leur
laisser que le rôle technique. Et parallèlement à cette dévalorisation symbolique de
l’institution, dont l’institution de l’inspection, l’État-providence a commencé à se désengager
de certaines charges éducatives, comme l’ont décrit Pierre Rosanvallon dans « La crise de l’État-providence »,
ou encore Brzezinski et Kissinger dans « L’Ordre du monde ».
La dichotomie évoquée entre autorité (pouvoir) et fonction vient du fait que
l’inspecteur se croit encore investi d’un pouvoir, alors qu’il est en réalité privé de toute symbolique. Or, de notre point
de vue, l’inspection pédagogique ne saurait être réduite à une simple pratique
éducative supervisée par une administration régionale ou centrale, ni à une
fonction qu’on pourrait s’en passer ou remplacer.
L’inspection pédagogique est une
institution politico-éducative, peut-être la plus sensible parmi toutes les autres institutions. Elle détient
en elle-même une force symbolique propre, parce qu’elle est un levier de
régulation – aussi bien vis-à-vis de l’enseignant que des politiques
éducatives, à la lumière des évaluations réalisées sur le terrain.
Réduire l’inspection pédagogique à
une simple fonction technicienne est une grave erreur, car la mission de
l’inspecteur est double :
La première mission est le suivi
de l’exécution des programmes de
formation destinés aux élèves, en identifiant leurs points forts afin de les
consolider, et les difficultés rencontrées par les apprenants afin d’envisager
les solutions. Les programmes portent en eux le modèle sociétal que l’on
souhaite faire acquérir aux nouvelles générations. De ce point de vue, le rôle
de l’inspecteur est vital, et la relation qu’il entretient avec le pouvoir
central est de nature verticale : il doit continuellement informer les
autorités éducatives sur le degré de réussite des choix pédagogiques opérés –
qui sont aussi des choix de société.
La seconde mission est l’évaluation
du travail et le rendement des
enseignants, et leur engagement, depuis leur respect des programmes officiels
jusqu’aux approches pédagogiques les plus efficaces et les plus adaptées à leurs élèves.
Cette évaluation doit toujours se faire à la lumière de l’enjeu sociétal visé
par les autorités éducatives.
La relation entre l’inspecteur et
l’enseignant est une relation, horizontale, fondée sur des référentiels
pédagogiques et didactiques d’une part et les approches personnelles d’autre
part dans le respect dicté par la
noblesse de la tâche éducative.
C’est cette double mission qu’avait
assignée, dès 1835, le ministre français de l’instruction publique Guizot à savoir contrôle et évaluation – or nous
avons pris ce modèle, Guizot entendait
par là que l’inspecteur pédagogique se doit d’établir une relation horizontale
avec l’enseignant (à travers l’évaluation, l’accompagnement, le conseil) et une
relation verticale avec les autorités supérieures (à travers les rapports, le
soutien, la révision des programmes, si
besoin)
C’est dans cette optique que j’invite
mes collègues inspectrices et inspecteurs pédagogiques à prendre conscience
qu’ils exercent aujourd’hui dans un contexte historique et sociétal où la
relation verticale susmentionnée s’est affaiblie, et où la valeur symbolique
des institutions – y compris celle de l’école et du corps de l’inspection –
s’est érodée. Ils doivent donc :
-
faire évoluer leurs méthodes de
travail, protéger leur mission même contre les contingences mineures, revoir
leurs objectifs (en se concentrant davantage
sur le travail collectif).
- ajouter à leurs missions traditionnelles la mission
de militer pour restaurer la valeur symbolique de l’institution
éducative, y compris celle de l’inspection, et redonner à l’école, au savoir et
à la mission éducative leur place centrale, en tant que corps social intermédiaire au sens hégélien du terme
(Discours à l’école).
- se considérer comme l’acteur éducatif premier
dans la construction de cette société intermédiaire. Quelle lourde
responsabilité ! Il est indispensable de répondre à la crise de la
symbolisation par des actions concrètes qui rehaussent à la fois le statut de
l’inspecteur et la valeur du travail éducatif dans son ensemble.
- Enfin, il ne faut pas perdre de vue
que les autorités supérieures sont elles aussi tenues de produire un discours
éducatif clair, cohérent et intégré, dans lequel elles réaffirment leur pari
sur l’école publique comme moteur du progrès en Tunisie. Elles doivent
également proclamer leur adhésion au concept de l’État-providence, en accordant
à l’éducation les financements nécessaires à l’accomplissement efficace des
missions de l’inspection pédagogique – afin que celle-ci s’engage pleinement
dans le projet sociétal souhaité, encore en cours d’élaboration aujourd’hui.
Ibrahim
Ben Salah – Inspecteur général de l’éducation, retraité – Tunis, Juin 2025
Texte traduit par Mongi
Akrout ; inspecteur général retraité
Pour accéder à la version française – cliquer ICI

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