dimanche 9 novembre 2025

L’inspection pédagogique, quel avenir ? Point de vue

  


Brahim B. Salah

Le blog pédagogique  reprend cette semaine un post publié au mois de juin 2025 par Brahim Ben Salah  dans sa page officielle  dans lequel il nous présente une réflexion très pertinente sur l’état de l’inspection pédagogique en Tunisie.


M° Ben Salah appartient à ce corps et le connait très bien, il souligne l’évolution du rôle de l’inspecteur pédagogique, passé d’un agent d’autorité à un simple acteur technique. Ce changement a affaibli sa relation avec le pouvoir central et l’a éloigné des enjeux sociétaux portés par l’école publique. Ben Salah refuse cet état et plaide pour la restauration de la dimension symbolique de l’inspection, en rappelant sa double mission : évaluer les enseignants et assurer la mise en œuvre des choix éducatifs. Il appelle les inspecteurs à se considérer comme acteurs majeurs dans la construction d’une société éclairée et non de simples agents techniques.

Le blog pédagogique  tient à remercier Si Brahim qui nous a autorisés à publier cette réflexion.

 

 

 

Quiconque s’intéresse à l’histoire du corps de l’inspection pédagogique constatera aisément que l’inspecteur a longtemps été assimilé au pouvoir politique éducatif. Il contribuait à la construction du système éducatif et veillait à la bonne exécution de ses orientations dans les différentes pratiques pédagogiques. C’est pourquoi l’enseignant considérait – et considère encore – l’inspecteur comme un agent du pouvoir en place, et voyait dans ses visites une mission de suivi, de reddition de comptes et de contrôle, visant à informer les instances supérieures à des fins précises.

Ainsi, la dimension « autoritaire » primait sur les autres  dimensions. Si bien que l’enseignant débutant ne bénéficiait souvent que de quelques leçons modèles et d’un nombre très limité de visites d’assistance et de conseils pédagogiques, au cours desquelles l’inspecteur s’appuyait généralement sur sa propre expérience d’enseignant.

Cette dimension « autoritaire » s’est progressivement estompée au profit d’une dimension davantage pédagogique et formative et peu à peu, la mission de l’inspecteur s’est recentrée sur le volet technique de l’acte d’enseignement, à travers l’encadrement, la formation, l’expérimentation et l’animation. Bien que ce recentrement  soit louable à certains égards, il a eu pour effet d’éloigner l’inspecteur du pouvoir central de décision, qui en est venu à le considérer comme un simple fonctionnaire, et non plus comme son représentant qui est responsable de la mise en œuvre des programmes– ces derniers n’étant pas de simples contenus à transmettre, mais aussi le vecteur d’orientations sociétales communes au régime politique et au système éducatif.

L’éloignement de l’inspecteur pédagogique des centres de décision a affaibli sa conscience de l’enjeu sociétal, et a émoussé son enthousiasme à le défendre, et a réduit son action à une dimension purement pédagogique et technique. Pire encore, l’inspecteur ne semble plus être conscient du fait qu’il doit, de manière continue, sensibiliser les enseignantes et les enseignants à l’enjeu sociétal qui sous-tend toutes les lois éducatives, et établir en permanence le lien entre les programmes scolaires et ce grand enjeu.

En réalité, ce glissement de l’autorité  et le pouvoir vers la fonction n’est pas propre à la Tunisie, ni même au domaine de l’éducation. Il s’inscrit dans une tendance mondiale visant à réduire la symbolique des institutions, les dépouillant de leur dimension d’autorité, pour ne leur laisser que le rôle technique. Et parallèlement  à cette dévalorisation symbolique de l’institution, dont l’institution de l’inspection,  l’État-providence a commencé à se désengager de certaines charges éducatives, comme l’ont décrit Pierre Rosanvallon  dans « La crise de l’État-providence », ou encore Brzezinski   et Kissinger dans « L’Ordre du monde ».

La dichotomie évoquée entre autorité  (pouvoir) et fonction vient du fait que l’inspecteur se croit encore investi d’un pouvoir, alors qu’il est en réalité  privé de toute symbolique. Or, de notre point de vue, l’inspection pédagogique ne saurait être réduite à une simple pratique éducative supervisée par une administration régionale ou centrale, ni à une fonction qu’on pourrait s’en passer ou remplacer.

L’inspection pédagogique est une institution politico-éducative, peut-être la plus sensible parmi  toutes les autres institutions. Elle détient en elle-même une force symbolique propre, parce qu’elle est un levier de régulation – aussi bien vis-à-vis de l’enseignant que des politiques éducatives, à la lumière des évaluations  réalisées  sur le terrain.

Réduire l’inspection pédagogique à une simple fonction technicienne est une grave erreur, car la mission de l’inspecteur est  double :

La première mission est  le suivi  de  l’exécution des programmes de formation destinés aux élèves, en identifiant leurs points forts afin de les consolider, et les difficultés rencontrées par les apprenants afin d’envisager les solutions. Les programmes portent en eux le modèle sociétal que l’on souhaite faire acquérir aux nouvelles générations. De ce point de vue, le rôle de l’inspecteur est vital, et la relation qu’il entretient avec le pouvoir central est de nature verticale : il doit continuellement informer les autorités éducatives sur le degré de réussite des choix pédagogiques opérés – qui sont aussi des choix de société.

La seconde mission est l’évaluation du travail  et le rendement des enseignants, et leur engagement, depuis leur respect des programmes officiels jusqu’aux approches pédagogiques les plus  efficaces et les plus adaptées à leurs élèves. Cette évaluation doit toujours se faire à la lumière de l’enjeu sociétal visé par les autorités éducatives.

La relation entre l’inspecteur et l’enseignant est une relation, horizontale, fondée sur des référentiels pédagogiques et didactiques d’une part et les approches personnelles d’autre part dans le respect  dicté par la noblesse de la tâche éducative.

C’est cette double mission qu’avait assignée, dès 1835, le ministre français de l’instruction publique Guizot  à savoir contrôle et évaluation – or nous avons pris ce modèle, Guizot  entendait par là que l’inspecteur pédagogique se doit d’établir une relation horizontale avec l’enseignant (à travers l’évaluation, l’accompagnement, le conseil) et une relation verticale avec les autorités supérieures (à travers les rapports, le soutien, la révision  des programmes, si besoin)

C’est dans cette optique que j’invite mes collègues inspectrices et inspecteurs pédagogiques à prendre conscience qu’ils exercent aujourd’hui dans un contexte historique et sociétal où la relation verticale susmentionnée s’est affaiblie, et où la valeur symbolique des institutions – y compris celle de l’école et du corps de l’inspection – s’est érodée. Ils doivent donc :

-  faire évoluer  leurs méthodes de travail, protéger  leur mission  même contre les contingences mineures, revoir leurs objectifs  (en se concentrant davantage sur le travail collectif).

- ajouter à leurs  missions  traditionnelles  la mission  de militer pour restaurer la valeur symbolique de l’institution éducative, y compris celle de l’inspection, et redonner à l’école, au savoir et à la mission éducative leur place centrale, en tant que corps social   intermédiaire au sens hégélien du terme (Discours à l’école).

- se considérer comme l’acteur éducatif premier dans la construction de cette société intermédiaire. Quelle lourde responsabilité ! Il est indispensable de répondre à la crise de la symbolisation par des actions concrètes qui rehaussent à la fois le statut de l’inspecteur et la valeur du travail éducatif dans son ensemble.

- Enfin, il ne faut pas perdre de vue que les autorités supérieures sont elles aussi tenues de produire un discours éducatif clair, cohérent et intégré, dans lequel elles réaffirment leur pari sur l’école publique comme moteur du progrès en Tunisie. Elles doivent également proclamer leur adhésion au concept de l’État-providence, en accordant à l’éducation les financements nécessaires à l’accomplissement efficace des missions de l’inspection pédagogique – afin que celle-ci s’engage pleinement dans le projet sociétal souhaité, encore en cours d’élaboration aujourd’hui.

 

Ibrahim Ben Salah – Inspecteur général de l’éducation, retraité – Tunis, Juin 2025

Texte traduit par Mongi Akrout ; inspecteur général retraité

Pour accéder à la version  française – cliquer ICI

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