dimanche 5 avril 2015

Brève histoire de la formation initiale des enseignants en Tunisie: Première partie : la période du protectorat et la première décennie de l’indépendance



Avant propos .

L’efficacité du système éducatif est en grande partie fonction de la qualité de son personnel enseignant et de sa capacité d’adaptation, d’innovation et de créativité…Le département de l’Education Nationale se préoccupe présentement du relèvement de la qualité … de la formation et du perfectionnement des enseignants »
Rapport sur le mouvement éducatif en Tunisie (1976-78)  présenté à la 38éme session de la conférence internationale de l’éducation, Ministère de l’éducation nationale, République  Tunisienne, Genève, juillet 1979

Nous entamons cette semaine l’histoire de la formation initiale et la formation continue des enseignants en Tunisie depuis la période du protectorat jusqu’à nos jours, c'est-à-dire une période qui s’étend sur  plus d’un siècle ,   nous commencerons par la formation initiale  pour traiter ensuite la formation continue.



Introduction
La Tunisie a connu depuis la fin du dix neuvième siècle un intérêt pour la question de la formation des enseignants, la première institution de formation des instituteurs remonte à 1884, cet intérêt est devenu plus important après l’indépendance, il s’est traduit par la multiplication des institutions dédiées à la formation ses enseignants des écoles primaires, des collèges et des lycées.
Ces institutions ont formé des générations d’éducateurs tunisiens qui ont permis à l’école tunisienne d’être parmi les meilleures écoles à l’échelle arabe et africaine.
Et c’est pour rendre hommage à ces éducateurs que nous avons décidé d’écrire l’histoire de leur formation.
I.      La formation des enseignants durant la période du protectorat.
Malgré l’opposition de certains milieux  français (colons et hommes politiques) les autorités coloniales ont ouvert des écoles publiques, qu’ils avaient créées  surtout à l’intention des enfants  français installés en Tunisie, et secondairement aux enfants des autres communautés( tunisiens, italiens…), elles ont fondée aussi des écoles d’un type particulier, il s’agissait des écoles publiques franco arabe «  destinées aux tunisiens et aux enfants européens où l’enseignement se donnait en français et en arabe »(Sraieb)  à coté des écoles privées   qui étaient  gérées par les différentes missions religieuses bien avant l’instauration du protectorat.
Et c’est pour assurer le bon  fonctionnement de ces écoles publiques que les autorités coloniales, en accord avec le gouvernement du bey tunisien, avaient décidé de créer en Tunisie trois institutions pour former des instituteurs sur le modèle français, il s’agissait de :
-     L’école normale de Tunis  plus connue à l’époque sous l’appellation de collège Alaoui, fondé en 1884  sur le modèle des écoles normales des instituteurs de France, elle s’est spécialisée dans la formation d’instituteurs de langue française, qui seront appelés à exercer dans les écoles françaises ou dans les écoles franco arabes.
-              En 1891  une section pour former des institutrices fut créée dans le lycée de jeunes filles Jules ferry, cette section fut le noyau de la future école normale des institutrices de Tunis.
-     Al madrasa  al-madrasa al-'asfùriyya ou at-ta’dibiyya , fondée en 1894 pour former les instituteurs de langue arabe , destinés enseigner dans les écoles franco arabe essentiellement mais aussi dans les écoles primaires françaises en cas de besoin ; cette école fut rattachée en1909 à l’école normale des instituteurs de Tunis.
La politique  éducative du protectorat français[1] consistait à  former « des enseignants autochtones, bilingues, capables d’instruire les jeunes élèves tunisiens aussi bien en français qu’en arabe, leur origine tunisienne et leur religion musulmane leur conférant un préjugé favorable auprès des populations autochtones »  (Sraieb) et réduit leurs appréhensions et leurs inquiétudes et aide à attirer les jeunes tunisiens.
Mais en dépit du faible taux de scolarisation des jeunes tunisiens[2], les deux institutions n’arrivaient pas à répondre aux besoins[3] d’où le recours de la direction de l’instruction publique aux instituteurs français expatriés pour enseigner le français et aux diplômés zitouniens pour enseigner la langue arabe.
Quant à l’enseignement secondaire, les autorités coloniales n’avaient pas  l’idée de le développer, le limitant aux enfants des colons , seule une  faible minorité de tunisiens ont pu profiter de cet enseignement secondaire public, en 1953 ( deux années avant l’indépendance) on ne comptait que 6682 élèves dans l’enseignement secondaire et autant dans l’enseignement technique ( 6636), cet état de fait explique l’absence de tout plan de formation d’enseignants pour le secondaire, surtout que les  rares lycées ouverts en Tunisie ( à part le collège Sadiki  et ses annexes) appliquaient  les programmes français , l’enseignement de la langue arabe  ne fut introduit que tardivement, tout ce ci explique qu’on ne comptait que 193 professeurs tunisiens[4] en 1953.
II.   La formation des enseignants  depuis l’indépendance
Le premier gouvernement de la Tunisie indépendante s’est attelé à réaliser l’une des principales revendications des nationalistes tunisiens depuis la fin du XIXème  siècle ( Al hadhira et les jeunes tunisiens) à savoir assurer l’enseignement gratuit pour tous les enfants tunisiens, or pour cela le pays devrait disposer des moyens financiers et de ressources humaines, une stratégie nationale de formation des enseignants est mise en place ( dans l’urgence),  depuis cette stratégie a connu beaucoup de changements plus ou moins heureux , qu’on  peut résumer en 4 périodes
1.       1958-1971 : un plan de formation intensive  et création d’institutions spécialisées.
Cette première période est marquée par la promulgation de la loi sur l’enseignement de 1958[5]qui a décidé l’unification, la généralisation et la gratuité de l’enseignement, la principale conséquence de cette loi fut l’explosion des besoins en enseignants ,et pour faire face à l’afflux massifs des jeunes tunisiens alors que le pays manquait cruellement de cadres qualifiés  et pour relever le défi , le gouvernement a conçu et mis en place un plan de formation dans l’urgence.
a)   Le plan de formation des instituteurs.
Les besoins étaient très importants,  estimés à  5358 instituteurs rien que pour l’année scolaire 1958 -1959, ils devraient doubler au bout de cinq années (voir tableau n° 1 ci-dessous)
Tableau 1 - Evolution des besoins en instituteurs entre 1958 et 1968
Année scolaire
Instituteurs de langue arabe
Instituteurs de langue française
Total des besoins
1958 1959
3253
2105
5358
1964  1965
4920
6476
11376
1967  1968
6612
8315
14937

 Source :Sraieb, N. page 80 ; tableau n°15.

Pour la formation des instituteurs, deux nouvelles écoles (Monastir et La Marsa) sont venues s’ajouter aux deux  écoles normales déjà existantes, et à coté de ces écoles on a crée dans les différents lycées[6] une section ou une filière normale pour accroitre la capacité de formation.
En 1961  le Ministre M. Messadi créa une nouvelle filière courte- à titre expérimental et provisoire-  au sein de l’école normale de la Marsa pour former des moniteurs, cette filière accueillait des diplômés de l’enseignement moyen ( la section générale) pour suivre une formation de trois années, avant de prendre en charge des élèves  ( deux années de formation académique et une année de formation pratique et professionnelle), cette filière fut fermée en 1969 après avoir formé et tout 697[7] moniteurs  sur un total de 3573 élèves ayant suivi la formation entre 1961 et 1968.
Les responsables de l’éducation, dans un souci d’assurer une formation professionnelle de qualité, ont constitué un réseau d’écoles primaires d’application liées administrativement et pédagogiquement aux écoles normales, pour accueillir les instituteurs stagiaires durant leur année de stage , sous la supervision de maîtres d’application et de conseillers pédagogiques et sous la direction de l’inspecteur directeur de stage.
Mais les diplômés normaliens étaient en deçà des besoins  de l’école  à cette époque (en 1965-66 ils représentaient moins que le cinquième de l’ensemble des instituteurs exerçant dans les écoles primaires) , le secrétariat d’état a été obligé de faire appel à d’autres  diplômés pour faire face aux besoins de l’école primaire ( zitouniens, sadikiens, détenteurs du brevet[8]) , on a parfois recruté des maîtres qui avaient comme seul diplôme le certificat de fin d’études primaires.( voir tableau 2 ci-dessous)
Tableau 2 : le corps enseignant aux écoles primaires par genre et par diplôme au cours de l’année scolaire 1965-1966.
diplôme
hommes
femmes
total
Diplôme de fin d’études  normales
1901
82.19%
412
17.82%
2313
17.81%
Baccalauréat, diplôme sadikien, diplôme d’arabe
157
71.04%
64
28.96%
221
1.79%
1 ère  partie du Bac
464
80.14%
115
19.86
579
4.70%
diplôme Tahcil
5310
98.96%
56
1.04%
5366
43.53%
Brevet d’enseignement  secondaire
1394
88.34%
184
11.66%
1578
12.80%
Niveau en de ça
1954
86.08%
316
13.92%
2270
18.41%
Total
11180
90.70%
1147
9.30%
12327


N.B : il faut ajouter 545 instituteurs étrangers (496 français) dont seulement 65 normaliens
Source : Sraieb .N . Colonisation décolonisation et enseignement ; INSE Tunis. p. 180
b)   La formation des professeurs d’enseignement secondaire  et moyen.
Contrairement à l’enseignement primaire, les besoins en professeurs étaient limités au cours des premières années de l’indépendance car le nombre des élèves était encore modeste (voir tableau 3 ci dessous)

Tableau 3 : prévision du plan de développement pour l’enseignement secondaire

Besoins en professeurs
Accroissement des élèves
Année scolaire
223
4472
1959 - 1960
396
7736
1964 -1965
567
11354
1968 - 1969

Source :Sraieb ,op cité p.86

Les estimations du plan décennal de développement (1962-1971) s’élevaient à 6500 professeurs, pour faire face à ces besoins, le gouvernement décida de créer deux institutions dédiées à la formation d’enseignants  pour l’enseignement secondaire et l’enseignement moyen pour remplacer les professeurs étrangers (surtout français) qui étaient nombreux au cours des premières années de l’indépendance. Ces deux institutions étaient :
-              L’école normale des professeurs adjoints ( ENPA) qui a ouvert ses portes dés 1958, pour former les professeurs de l’enseignement moyen[9], puis elle a évolué pour former les professeurs adjoints dès 1962, la formation était contractée (deux ans après le baccalauréat ) en raison de l’urgence des besoins en professeurs.
-              L’école normale supérieure( ENS), qui a ouvert ses portes en octobre 1956[10] avait la mission de former des professeurs licenciés, on y accède par voie de concours ; mais elle s’avère incapable de faire face à la demande des lycées car les postes ouverts par les concours étaient  très limités (65  postes en 1959 et 110 l’année suivante) , en plus les postes ne couvraient pas toutes les spécialités, ils  ne concernaient que 7 spécialités (arabe, anglais, histoire, géographie, sciences naturelles, sciences physiques, mathématiques)[11]
Pour résumer cette première étape, et en  faire le bilan   on peut la qualifier d’étape qui a jeté les bases du processus de formation d’enseignants tunisiens,  seulement les résultats diffèrent selon le cycle :
- au niveau de l’école primaire les résultats   étaient satisfaisants sur le plan quantitatif,  ( voir tableau n° 4 ci-dessous) en effet l’auto suffisance est presque atteinte,  au cours de la saison scolaire 1966- 67  le taux  a dépassé le taux de 95 %  ( ce taux état de  71.16 % au cours de l’année scolaire 1955-56 ), le nombre d’enseignants exerçant en 1967 - 68( 14488 )  correspond  presque aux prévisions ( voir tableau n°1 ci-dessus) ; par contre, au point de vue qualitatif, le résultat était   mitigé, les instituteurs détenteurs du diplôme de fin d’études  normales ne dépassaient pas les 20% (  18.76% au cours de l’année 1965-66) [12].( voir tableau n° 2)
- Au niveau du deuxième cycle ( enseignement moyen et enseignement secondaire) les résultats étaient beaucoup moins brillants sur les deux plan quantitatif  et qualitatif , la part des professeurs étrangers surtout Français représentait un peu moins de la moitié des enseignants exerçant au cours de l’année scolaire 1966-67 et les licenciés  n’étaient  que  38.4%  de l’ensemble des enseignants tunisiens exerçant dans l’enseignement moyen et secondaire au cours de l’année scolaire 1965-66 ( Sraieb)
Tableau n° 4 
Evolution  du corps enseignant du primaire par nationalité en 1966 -67


Tunisiens
étrangers
total
% des Tunisiens
1955 -56
3647
1478
5125
71,16%
1966 -67
18829
719
19548
96,32%

Evolution  du corps enseignant du secondaire  par nationalité

Tunisiens
étrangers
total
% des Tunisiens
1951 -52
192
627
819
23,44%
1966 -67
2574
1959
4533
56,78%
Source : Rapport de la mission de l’Unesco




Hédi Bouhouch et Mongi Akrout, Inspecteurs généraux de l’éducation, retraités.
Tunis, Avril 2015.





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[1] Sraieb, N. L'idéologie de l'école en Tunisie coloniale (1881-1945) In: Revue du monde musulman et de la Méditerranée, N°68-69, 1993. pp. 239-254.
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/remmm_0997-1327_1993_num_1_2570
[2]   En 1953, Les élèves tunisiens inscrits dans les écoles primaires publiques étaient estimés à 124071 sur un total de 850000 en âge d’être scolarisés, ce qui représentait 14.65 % ce pourcentage ne dépassait guère 12% en 1949  (Sraieb) p 50.
[3] En 1923 l’école normale d’instituteurs de Tunis comptait 11 classes et 207 élèves (205 garçons et deux filles)  dont 91 tunisiens musulmans, quant à l’école normale des institutrices de Tunis, elle comptait 11 classes et 317 élèves  dont 167 filles tunisiennes musulmanes
Statistiques générales de Tunisie  année 1923, Régence de Tunisie - Protectorat français ; Tunis, imprimerie générale , J Balier 1924
[4] Sraieb, N. Colonisation et décolonisation et enseignement, l’exemple Tunisien. INSE .Tunis . p. 194
[5] Loi 118 - 1958 du 4 novembre 1958 relative à l’enseignement, jort n°89 du 7 novembre 1958
[6]  L’article 18 de la loi de 1958 relative à l’enseignement  stipule que cette section est destinée à la formation des maîtres pour les écoles primaires
[7] Ces données ont été tirées de la thèse  Bousnina, M. (1991). Développement scolaire et disparités régionales en Tunisie. Tunis: Publication de l'Université de Tunis I.

[8]  Le brevet  était un diplôme obtenu par les lycéens à  la fin de la troisième,  par les collégiens  et par  les élèves des  cours complémentaires  
[9] Rapport de l’Unesco (juin 1970)  à propos du projet de l’ENPA, 38 pages, la dernière promotion remonte à 1974.
[10] L’ENS  est officiellement fondée  en 1958 (loi du 13 décembre 1958)
[11] Arrêté du secrétaire d’état  du 14 septembre 1959  fixant les dates du concours et les postes  ouvert pour le concours de l’année 1958 et l’arrêté  318-1960  en date du 10 septembre 1960 relatif à la session de 1960.
[12] Source: Sraieb .N  colonisation décolonisation et enseignement ; INSE Tunis p 180

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