mardi 14 janvier 2014

Le collège Alaoui : : la première institution de formation d’instituteurs en Tunisie


 Introduction

En octobre 1884, c’est-à-dire trois ans après l’instauration du protectorat, fut créée la première école normale d’instituteurs – El medersa Alaouite ou  le Collège Alaoui[1] -Elle fut inaugurée par Ali Bey lui même le 29 décembre 1884[2] au milieu d’une grande cérémonie, en présence du Résident Général Français Paul Cambon, du Premier Ministre, du Ministre de l’enseignement, du Directeur de l’Enseignement Public et de plusieurs hauts fonctionnaires.
La nouvelle institution s’est vue attribuer la mission de «  former des instituteurs Français et Tunisiens aptes à enseigner partout dans la régence – grâce à la formation et l’expérience qu’ils ont eues ».

1° partie : la fondation de l’école normale des instituteurs  au service de la politique scolaire de la France en Tunisie
  
1-   La politique scolaire de la France en Tunisie.
Jules Ferry[3] , Ministre Français de l’instruction  de l’époque fut  l’architecte de la politique  Française de l’enseignement en Tunisie. En tirant les leçons de l’expérience française en Algérie, il a conçu cette politique selon  les trois principes suivants :
o La conservation des institutions scolaires existantes, pour éviter la confrontation  avec les autorités religieuses (musulmanes, juives et chrétiennes) qui géraient les écoles, d’une part, et pour éviter les incidents diplomatiques en touchant les écoles privées des autres communautés étrangères installées en Tunisie (Italienne, Maltaise), d’autre part.
o   La «francisation» de la population tunisienne et européenne par l’apprentissage de la langue française depuis leurs jeunes âges, afin que le Français puisse devenir la première langue d’enseignement dans la régence. En effet Jules Ferry croyait fermement que le meilleur moyen d’attirer les tunisiens et de les intégrer à la culture française était de leur apprendre la langue française et qu’on ne pouvait pas compter sur le facteur religieux et les missionnaires, car d'une part, les tunisiens étaient attachés à leur religion musulmane, et d'autre part l’expérience en Algérie avait échoué.
o   La mise en place d’un enseignement professionnel et pratique « afin de fournir aux entreprises publiques ou privées qui devront s'installer en Tunisie la main d'œuvre qualifiée nécessaire à leur fonctionnement »[4].

  C’est dans ce cadre que Jules ferry[5] pensait qu’il n’était pas  bon de créer  en Tunisie  «  des établissements secondaires ou primaires laïcs sur le modèle de la France car cela va provoquer la susceptibilité des Oulémas dans un pays où l'ardeur religieuse et le prosélytisme jouent un rôle encore prépondérant et il ne souhaitait pas contrecarrer l'action  des écoles congréganistes catholiques ou israélites » . En dépit de tout cela Jules Ferry pensait que le succès   de "l'œuvre vraiment politique et civilisatrice serait l'école française pour les musulmans l'école où des instituteurs arabes professeraient le français pour les Arabes"[6]
 La scolarisation des tunisiens musulmans était l’une des grandes préoccupations de Jules Ferry parce que " ces jeunes ne fréquentaient pas les écoles des missions religieuses. "

2-   La mise en place d’un système scolaire bilingue .

Louis Machuel[7],Directeur de l’Enseignement Public, qui partageait le point de vue de Jules Ferry  , se devait  de mettre progressivement  en place un système scolaire qui serait accepté par les tunisiens et auquel ils adhèreraient ; il devrait aussi structurer un enseignement pour les filles et les garçons ,qui attire en même temps les musulmans tunisiens , les juifs et les européens résidents en Tunisie ; où l’on enseigne  le français aux tunisiens et l’arabe aux jeunes européens pour faciliter la communication entre les différents groupes d’habitants. Machuel espérait regrouper sur les mêmes bancs les enfants tunisiens et les enfants des colons.

Afin de réaliser ce plan, le directeur de l’enseignement créa un nouveau type d’écoles primaires qu’il a appelées : les écoles Franco arabes ; apparues aussi bien dans les villes qu’à la campagne.
Dans ces nouvelles écoles «  l’enseignement se donnait en Français et en arabe. L’essentiel des programmes ,en ce qui concerne les matières  enseignées en langue française, étaient calqués sur le modèle de l'enseignement primaire français  auquel s'ajoutait un enseignement en arabe dialectal pour les enfants d'origine européenne. Quant aux enfants tunisiens, ils avaient à suivre un enseignement du Coran et d'arabe classique »[8].
 Pour mettre en application son projet Machuel avait besoin d’instituteurs et d’institutrices bilingues.  Tirant les leçons des échecs des expériences précédentes qui consistaient à faire appel à des instituteurs expatriés ; il a été décidé de créer le coolège Alaoui pour la formation d’instituteurs tunisiens.

2° partie : Le collège Alaoui pour la formation des instituteurs

1-    Fondation  du collège

Cette institution a été créée, trois ans après l’instauration du protectorat français. Elle doit son nom  à son fondateur Ali Bey[9]  , qui voulait suivre les traces de son prédécesseur , Sadok Bey , le fondateur du collège Sadiki en 1875. L’école s’était installée  dans un espace  construit depuis 1860 dans le quartier Al gorjani « un des hauts quartiers les plus salubres de la ville[10] », sur les ruines d’une école du Cheikh Mohammed ben Mlouka qui était destinée à accueillir des étudiants de la Mosquée Azzaitouna
Fadhel ben achour écrivait que " la première de son œuvre (Louis Machuel ) fut la fondation d’une école d’instituteurs , pour former des instituteurs Tunisiens de Langue française "[11].

2-    Mission du collège

Le collège Alaoui était une école  " dont l’objectif est la formation  d'instituteurs qualifiés capables d’assurer le métier d’enseignant dans tout le royaume, grâce à la formation obtenue, et à l’expérience qu’ils ont acquis"[12]
Benjamin buisson, un ancien directeur de l’école puis directeur de l’enseignement primaire  en Tunisie écrivait en évoquant cette école  que « Cet établissement scolaire, était une sorte de champ d'essai des meilleures méthodes pédagogiques en vue du rapprochement et de la coéducation, si l’on peut s'exprimer ainsi, de la jeunesse indigène et de la jeunesse européenne. Il se composait d'une école normale et d'une grande école primaire annexe servant d'école d'application. » [13]  et une école primaire supérieure et professionnelle.
L’école normale  avait, en plus de la formation initiale des futurs maîtres, la charge de la préparation des instituteurs recrutés en France qui  sont appelés à suivre «  un stage de quelques mois (la durée du stage est devenue  dès 1908 une année), pour:
  •    Apprendre  les éléments de l'arabe usuel.  Ainsi , ils devraient suivre un cours d’arabe  assuré par L.Machuel lui même et tout avancement dans leurs carrières dépendait de leurs performances dans ce cours[14]
  •      Et pour  «  s’habituer  aux mœurs et coutumes des arabes et aux méthodes particulière d'enseigner aux indigènes, avant d'être pourvus d'un poste dans l'intérieur du pays »[15] ,pour cela ils passaient 5 à 6 heures par jour à l’école primaire annexe sous la direction d’un professeur français qui connaissait l’arabe .

3-    Le recrutement des élèves

L’école  Normale était ouverte comme tous « les établissements d'enseignement de la Régence à toutes les nationalités et à toutes les religions en accord  avec l'article 2 de la note de Machuel du 20 Décembre 1886 . A ses débuts les élèves étaient presque tous  des  Tunisiens ,anciens élèves de l’école Sadiki, et on ne comptait ,d’après le rapport sur l’enseignement public publié en 1885, que  trois européens . Quelques années plus tard , «les élèves de cette  école sont  un mélange et de religions: musulmans, juifs et chrétiens; et de nationalités : tunisiens , français ,italiens et maltais..». Le nombre d’inscrits[16] est passé de 186 en 1885 à 602 en 1905. Toutefois, le nombre d'élèves Tunisiens a commencé à baisser, après les premières années, suite à l’augmentation du nombre des colons comme l’indique le tableau suivant :

Total
Français
Tunisiens
Année
186
23
163
1885
560
254
306
1895
602
318
284
1905


4-    Le régime des études

La durée les études était de trois années puis  elle fut prolongée d’une année en incluant une  4° année de stage dans l’école d’application consacrée à la formation professionnelle et sanctionnée en cas de réussite par  « un certificat de fin de stage »
Les élèves de l’école normale  profitaient d’avantages substantiels dont:(i)  la gratuité des études grâce à une bourse d’internat de 3 ou 4 ans, (ii) la possibilité pour les meilleurs élèves de poursuivre  des études supérieures en vue de la préparation de divers professorats et de la validation des services d’élève – maître, à partir de l’âge de 18 ans, pour la retraite ainsi que pour le stage du Certificat d’Aptitude Professionnelle et la titularisation[17].
5-    La réorganisation de l’école normale

Au début du XX°siècle l’arrivée de nouveaux responsables éducatifs  a engendré une réorganisation de l’école normale ; il s’agit de Gaston Loth, docteur ès lettres, ancien professeur au lycée de Tunis,  qui fut nommé ,en 1905 , directeur de l’école normale  en remplacement de B. Buisson promu directeur de l'enseignement primaire et de Charléty, le nouveau directeur général de l'enseignement public qui succéda à Machuel parti à  la retraite,  
La  réorganisation de l’école normale  a été réalisée à la rentrée  1909.  Elle consistait à changer son caractère composite par :
  •    Le départ  la section professionnelle pour former la grande école professionnelle Emile Loubet. 
  •    Le détachement des classes d'enseignement primaire supérieur pour créer une grande école primaire supérieure à part dans un nouveau bâtiment sise rue d'Arles, avec une section commerciale et la préparation aux emplois dans l’administration et l'interprétariat.
  •    Le déplacement de l’école primaire annexe dans de  nouveaux locaux à proximité, pour devenir une école primaire.


 Ainsi ne fut maintenue que de la principale fonction du collège Alaoui, c'est-à-dire celle  d'école normale centrale ; On n'a gardé à l’école normale que quatre petites classes, composées d'une trentaine d’élèves, pour en faire une école d'application ..

La réorganisation a permis  l’ouverture d’une nouvelle section  pour former des instituteurs de langue arabe dès 1910, Les candidats doivent réussir  un concours d'entrée, ils reçoivent un enseignement bilingue leur permettant d’enseigner aussi  bien en  arabe qu’en français.
Depuis l’école normale de Tunis comporte deux sections : une section de langue française pour former des instituteurs unilingue de français et une section de langue arabe laquelle se subdivisait en deux sous sections ; la première est destinée pour former des instituteurs bilingues et la deuxième pour les instituteurs unilingues d’arabe.
L’entrée à l’école normale devient par voie de concours pour tous les candidats.

Conclusion

 Le collège Alaoui a joué un rôle très important dans la formation des enseignants qualifiés pour les besoins de l’école  tunisienne. Cependant ,sa création n'était pas bien accueillie aussi bien par les milieux conservateurs des colons que par certains Tunisiens. Ces derniers en ont vu   un outil qui va perpétuer la domination de la langue française et servir la colonisation d’une part  , d’autre part, pour ses choix qui consistaient à assurer un enseignement bilingue . Il est probable que ce refus était , en fait ,une réaction contre  le fondateur de l’école - Ali Bey – à qui on reprochait  sa passivité et sa soumission à toutes les demandes françaises en  acceptant de signer  la convention de la Marsa  (8 Juin 1883), convention  qui a consacré à la mainmise  française sur les structures étatiques de la régence au dépens de la souveraineté tunisienne.
Malgré cela le système fut une réussite et a continué à fonctionner jusqu’après l’indépendance avec presque la même organisation[18] .








[1] L’école Alaoui(ou Alaouite) du nom de son fondateur Ali Bey, elle fait aujourd’hui d’un complexe universitaire  situé dans le quartier el Gorjani constitué par l’Ecole normale supérieure  et quelques instituts supérieurs ; il ne faudrait pas la confondre avec le lycée Alaouite qui fut fondée en 1909 sise Rue Taher el Haddad
[2] Il semble que l’école ait ouvert ses portes le 3 novembre 1884 , son inauguration officielle eut lieu e 29 décembre 1884  selon les dires de L.Machuel.
[3] JULES FERRY (  18321893 ) Ministre de l’instruction  Publique a été  Président du conseil des Ministres Français , et  Ministre des affaires étrangère ; Il  est parmi les artisans de l’institution de l’enseignement public gratuit en France et grand partisan de la politique de colonisation  ;IL a exploité  un rapport  rédigé en Février 1882   par  Jules Jusserand  , haut fonctionnaire aux affaires étrangères françaises, qui a effectué une mission en Tunisie sur l’enseignement.
[4] Sraieb,Noureddine : L’idéologie de l’école en Tunisie coloniale ( 1881 – 1945) - Revue du monde musulman et de la méditerranée – volume 68- n° 68-69 p 241.
[5] une Note autographe que Jules Ferry , cité par N.Sraieb op cité. P.240.
[6] une Note autographe que Jules Ferry , cité par N.Sraieb op cité. P.240.
[7] Louis Machuel est né  en Algérie en 1848 et  décédé  à Tunis en 1922, il a intégré la fonction publique en 1908 il a été enterré dans la banlieue de Radès-Maxula ; L . Machuel  maitrisé la langue arabe classique et la langue arabe parlé , il a en outre appris le Coran , il a enseigné la langue arabe et écrit plusieurs ouvrages ;il a visité la Tunisie  en 1880  en mission d’étude et de recherche sur la grande mosquée Azzaitouna   et sur le collège Sadiki  il assurait  un cours  d’arabe  au Collège Alaoui.
[8] Sraieb ; : op cité p 244
[9]  Ali Bey ou Ali III est le 13° bey de la dynastie husseinite, il a régné   entre octobre 1882 et Juin 1902 , à ce sujet l’alliance Française  s’est  octroyé la paternité de cet établissement selon un article du journal – La République de la Loire daté du 8 décembre 1884 ( voir en annexe)
[10] Benjamin buisson( directeur de l’enseignement primaire à Tunis(1890 -  1905)  a rédigé un article sur la Tunisie  dans  le Dictionnaire de pédagogie de Ferdinand Buisson ;Edition électronique http://www.inrp.fr/edition-electronique/lodel/dictionnaire-ferdinand-buisson/document.php?id=3753
[11] Cheikh  Fadhel Ben Achour : Le mouvement intellectuel et littéraire en Tunisie, Edition 1983 ,p 46.
[12]  Cheikh  Fadhel Ben Achour ,ibidem .
[13] Benjamin buisson  ,ibidem.
[14] Cortier.C, Conquête par l’école et réalités du terrain : quelques aspects de l’action de l’alliance française dans le bassin méditerranéen 1883 – 1914. http://fle.asso.free.fr/sihfles/Documents/Documents%2027/Documents%2027%20on-line%20PDF/f%20D27%20cortier.pdf
[15] Buisson ; ibidem.
[16]  Ces statistiques concernent les inscrits dans toutes les sections  de l’école y compris les élèves maitres de l’école normale .17] Circulaire du 10 février 1953 ; Bulletin Officiel de la direction de l’instruction publique,   N° 11, Janvier -février- mars  1953 –pp 57 – 61.
[18] Les écoles normales de Tunis  ont été fermée  entre  décembre 1941(décret du 11 décembre 1941) suite  à la décision du gouvernement de vichy de fermer les écoles normales de France et décembre 1943  ( décret du 2 décembre 1943)
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