dimanche 5 février 2023

Les effets pervers de la réforme éducative de 2002 en Tunisie : Le cas des apprentissages optionnels et de l’option « réalisation de projet »[1] - 2er partie

 

 

Dr. Chikh Zaouali

Le blog pédagogique poursuit, cette semaine, la publication d’une étude réalisée par Dr. Mustapha Chikh Zaouali qui traite d'une problématique très importante en rapport avec le devenir des innovations pédagogiques en partant de deux cas d'innovations introduites en Tunisie avec la réforme de 2002, à savoir les apprentissages optionnels et la réalisation de projet.(
Pour revenir à la 1er partie, cliquer ICI)


Cette deuxième partie s'intéresse au cadre théorique et au cadre pédagogique des deux innovations (apprentissages optionnels et de l’option « réalisation de projet).

Rappelons que Dr. Chikh Zaouali, nous présente dans son étude, ces deux innovations et leur importance respective dans la formation de l’apprenant et puis il nous décrit minutieusement leurs dérives et ce qu'il appelle  leurs " effets pervers " et nous explique le pourquoi de l'échec en insistant sur trois facteurs principaux :Le style unilatéral du ministère,  le faible engagement des enseignants et l'opposition de leur syndicat.

Cet échec était inéluctable, car ces innovations ont été "parachutées", plusieurs auteurs avaient déjà souligné le destin de ce type de réformes ou d'innovations pédagogiques, L'Unesco (2019)  dans  son " Guide pour l’élaboration d’une politique enseignante" évoque la danger  de la «non-participation des enseignants aux réformes»,  en constatant que  «les réformes sont trop souvent conçues et mises en place par les autorités éducatives de manière unilatérale ou avec une contribution minimale des parties prenantes.

Or les personnes les plus directement concernées et les plus importantes pour la réussite des réformes sont les enseignants et leurs représentants. Au mieux, ces réformes imposées du sommet vers la base ne sont que partiellement efficaces, parce qu’elles n’ont pas pleinement impliqué les professionnels qui sont responsables de leur mise en œuvre. Au pire, elles sont parfois si fortement contestées par les enseignants et leurs représentants qu’elles échouent totalement.»[2].

Le blog pédagogique tient à remercier Dr. Chikh Zaouali pour sa confiance en nous autorisant à publier cette étude très intéressante.

 

3. Le cadre théorique

Le concept de projet est au cœur de  tous les apprentissages optionnels  et de la réalisation de projet.  . Le terme de "projet” vient du latin "projiere" et signifie "jeter en avant". On lit dans le "Petit Dictionnaire de la Langue Française" que le mot projet signifie "le but que l'on cherche à atteindre, l'idée que l'on se fait de ce que l'on va faire et des moyens que l'on va utiliser". Le sens plus général  du terme projet d'après le même dictionnaire  est ce qu'on  projette de faire à l’avenir".

   Le terme « projet » est apparu pour la première fois au début du XXe siècle aux États-Unis d'Amérique, dans le cadre des tentatives de règlement des problèmes d'intégration  nés à la suite des  grandes vagues  d'immigration  vers  ce pays. Les tenants de l'école comportementale en psychologie, ainsi que les théoriciens de l'éducation et de la pensée pragmatique, comme  John Dewey, ont jeté les bases scientifiques du concept de  projet, et on peut dire que « sans le concept de  projet, on ne peut comprendre  le pragmatisme" (Boutinet 1993 p.127).[3]

Quant à l'usage contemporain du terme projet, il est « très répandu de nos jours et englobe toute la vie sociale et tous les domaines des sciences humaines » (Boutinet 1993 p.270).

Trois raisons peuvent être identifiées qui font que la sociologie, et toute société moderne se laissant étudier par cette science, contraintes de s’intéresser au concept de projet, à savoir:

1- La nécessité de s'adapter aux mutations permanentes de la société postindustrielle.

2- la nécessité de réduire le poids de la domination bureaucratique générée par les sociétés modernes.

3- Une homogénéité moindre des valeurs de référence qui modifient le jeu social, ce qui signifie l'absence de consensus sur un projet sociétal global[4], car la société moderne est constamment menacée par ce que Durkheim appelait un état "d'anomie"[5] (Boutinet 1993 p.143).

Quant à la psychologie, et plus particulièrement dans la psychologie de l'orientation, on constate que la rédaction de projets donne un sens au travail scolaire et à la vie en général. L'idée du projet permet à l’élève qui atteint une certaine étape de son parcours scolaire  d'anticiper l'étape suivante et de donner du sens à son avenir.

Pour clarifier le rapport entre le concept de projet et  le concept  d'innovation, nous nous référons à l'une des expressions utilisées  fréquemment en sociologie de l'action –qui est une  spécialité qui accorde une attention particulière à ce sujet -  la sociologie de l'action considère le projet comme  la force  créatrice  d'une façon permanente de l'innovation chez les  individus et les groupes. Dès lors, il n'est pas étonnant que l'idée de projet soit présente dans toutes les innovations institutionnelles. Françoise Cros évoque le phénomène de remplacement de la notion de l'innovation  par la notion de projet, on parle alors parfois de « projet d'innovation » (Cross1994, p.529). Dans cette optique, toutes les innovations initiées par le ministère de l'Éducation en Tunisie sont des "projets d'innovation ", y compris ceux axés directement sur l'idée de "projet".

4. Le cadre pédagogique :

Nous le verrons avec les documents pédagogiques de référence relatifs à la réalisation de projet et aux apprentissages optionnels. Nous allons extraire les points de similitude et les points de divergence en revenant aux deux dernières éditions des documents pédagogiques

Nous entamons la comparaison avec le tableau N°1 qui présente les différences entre les deux innovations:

Tableau N° 1 : Les différences entre la réalisation de projet et les apprentissages optionnels

La réalisation de projet

Les apprentissages optionnels

 

Leur nombre est très réduit. C'est l'élève qui choisit la réalisation de projet en tant que matière optionnelle au début de la 3ème année  secondaire et la poursuit en 4ème année.

L'option est entrée en vigueur en 2006 avec 1042 élèves inscrits en 3ème.

L'expérimentation a été lancée auprès de l'ensemble des élèves de 8e durant l'année scolaire 2003-2004, puis aux élèves de 9e et de 1ère année secondaire les années suivantes.

(plus d'un quart de million chaque année)

Bénéficiaires

Le document pédagogique n'a pas précisé le nombre d'élèves par groupe

Chaque groupe est composé de 15 à 20 élèves, chaque groupe est subdivisé en équipes de 5 élèves, chacune d'entre elles travaille sur une composante du projet et participe avec les autres à l'évaluation du produit final.

Répartition des élèves

Un seul enseignant / 2h/semaine, l’enseignant doit faire en sorte qu'il y ait une interdisciplinarité

Deux enseignants/2hpar semaine à condition que les deux matières enseignées se complètent.

L'animation

Tous les  domaines du savoir sans restrictions

5 domaines : l'arabe, sciences naturelles, techniques et métiers, art et humanité, science et technologie.

Les domaines

Préparer l'élève à s'habituer aux activités de la recherche scientifique qu'il sera appelé à entreprendre au cours des études supérieures

Doter l'élève des moyens de réussir son orientation scolaire en l'initiant aux choix par la découverte des différents parcours de formation qui lui ouvrent des horizons sur les métiers qui pourraient l'attirer plus tard.

Les objectifs spécifiques

 

Quant aux points de convergences et de similitudes entre les deux innovations, ils se manifestent dans leurs éléments pédagogiques essentiels, qu'on peut résumer ci-dessous:

On note l'existence de 4 objectifs communs aux deux parmi les 5 objectifs généraux qu’on trouve à la page 6 des deux documents pédagogiques, à savoir :

-         Développer l'esprit d'initiative chez l'élève…

-         L'initier à chercher l'information…

-         Approfondir la formation de l'élève dans un des domaines du savoir de son choix,

-         Gérer positivement les différences entre les élèves.

Viennent ensuite dans le même ordre dans les 2 documents les compétences transversales visées qui sont au nombre de huit (8), il s'agit  (d') :

-         Réaliser par l'apprenant un projet,

-         Adopter une méthode de travail efficace,

-         Exploiter les données,

-         S’exprimer avec les moyens adéquats pour communiquer,

-         Utiliser les nouvelles technologies,

-         Résoudre les problèmes,

-         Exploiter la communication pour vivre et travailler avec les autres.

-         Pratiquer l'esprit critique

Quant aux approches qui devraient aider à développer les compétences et les capacités citées plus haut, elles sont :

-  l'interdisciplinarité,

- L'utilisation des TIC,

- Le travail de groupe,

- L'ouverture sur l'environnement,

- La démarche expérimentale,

- La gestion positive des différences entre les élèves (la pédagogie différenciée).

La réalisation du projet passe par les étapes suivantes :

Premièrement : la préparation (choix du projet, définir les ressources nécessaires, organisation du travail, déterminer les difficultés possibles).

Deuxièmement : la réalisation (la recherche des sources des informations, le choix et la classification des plus pertinentes d'entre elles, l'étude de ces sources et les partager avec les membres du groupe, engager une  concertation pour choisir les sources qui sont utiles pour le projet et la coordination entre les différentes contributions).

Troisièmement : l'évaluation (évaluation du travail des membres individuellement et du groupe en entier pendant la réalisation ainsi que l’évaluation du produit final.)

La séance de réalisation d’un projet n'est pas une leçon classique et conventionnelle où l’enseignant présente un contenu prêt en rapport avec une discipline particulière faisant partie d'un programme prédéfini, mais ce dernier encadre et fait le suivi de ce que réalisent les élèves afin de les amener à mobiliser des acquis précédents et à utiliser des capacités qu'ils ont acquises dans les différents cours.

Le tableau N° 2 résume le rôle de l'élève et celui de l’enseignant tels qu'ils sont définis dans les pages 8,9et 10 du document pédagogique de la réalisation du projet et dans les pages 28, 29,31 et 32 des apprentissages optionnels.

Tableau N°2 : Le rôle de l'élève et le rôle de l’enseignant au cours de la réalisation du projet

Le rôle de l’enseignant

Le rôle de l'élève

Les étapes

Participe à l'organisation du travail

Participe au choix de l'activité

Avant la réalisation

Accompagne les élèves dans leurs travaux

Cherche et exploite l'information

Au cours de la réalisation

Encourage les élèves dans leurs travaux

Conçoit des solutions pour les problèmes rencontrés

Participe à l'évaluation intermédiaire

Coopère avec ses pairs

Corrige les parcours et des relations en cas de besoin

Participe à l'évaluation de son travail

Participe à l'évaluation du produit final 

Participe à l'évaluation de son travail

Après la réalisation

 

En résumé, l'option  de réalisation d’un projet - ainsi que « les apprentissages optionnels » - ne sont  pas de simples innovations pédagogiques, mais plutôt des innovations très complexes, car elles comportent à la fois des innovations nombreuses  et intensives. L'enseignement selon l'approche du projet nécessite de passer de la logique d'une discipline  fermée sur elle-même à une interconnexion entre plusieurs disciplines à la fois et à une complémentarité entre elles dont l'élève aurait  besoin pour réaliser  son projet. Cet enseignement nécessite également le recours à de nouvelles méthodes d'animation et de nouvelles démarches pédagogiques non conventionnelles dans le modèle traditionnel dominant, et appelle, en particulier, l'emploi des technologies de l'information et de la communication dans l'apprentissage.

 

Fin de la deuxième  partie, à suivre, pour revenir à la 1er partie, cliquer ici.

Dr. Mustapha Chikh Zaouali, Conseiller général en information et en orientation scolaire et universitaire.

Traduction Mongi Akrout, inspecteur général de l'éducation

Pour accéder à la version arabe, cliquer Ici

 



[1]Cette étude a été publiée en langue arabe dans la revue «"Al Hayat Athaqafia" (la vie culturelle) n°264 – octobre 2015.Revue du ministère des affaires culturelles -Tunisie

 

[2] Guide pour l’élaboration d’une politique enseignante. UNESCO 2019

https://www.open.edu/openlearncreate/mod/oucontent/view.php?id=165476&section=1.3

 

[3]Le projet est un concept sans lequel le pragmatisme est inintelligible.  Le pragmatisme est un courant  qui prend en compte la valeur scientifique des choses comme un indicateur de la vérité, parmi ses principes  aussi le changement permanent  et la relativité des valeurs.

[4]Communiste, laïc, chrétien, musulman

[5]Anomie: absence d'organisation sociale résultant de l'absence de normes communes dans une société.qui régissent les comportements

 

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