dimanche 29 janvier 2023

Les effets pervers de la réforme éducative de 2002 en Tunisie : Le cas des apprentissages optionnels et de l’option « réalisation de projet »[1] - 1er partie

 

 

Chikh Zaouali

Le blog pédagogique entame cette semaine la publication d’une étude réalisée par Dr. Mustapha Chikh Zaouali qui traite d'une problématique très importante en rapport avec le devenir des innovations pédagogiques en partant de deux cas d'innovations introduites en Tunisie avec la réforme de 2002, à savoir les apprentissages optionnels et la réalisation de projet.


Dr. Chikh Zaouali, nous présente dans son étude ces deux innovations et leur importance respective dans la formation de l’apprenant et puis il nous décrit minutieusement leurs dérives et ce qu'il appelle  leurs " effets pervers " et nous explique le pourquoi de l'échec en insistant sur trois facteurs principaux :Le style unilatéral du ministère,  le faible engagement des enseignants et l'opposition de leur syndicat.

Cet échec était inéluctable, car ces innovations ont été "parachutées", plusieurs auteurs avaient déjà souligné le destin de ce type de réformes ou d'innovations pédagogiques, L'Unesco (2019)  dans  son " Guide pour l’élaboration d’une politique enseignante" évoque la danger  de la «non-participation des enseignants aux réformes»,  en constatant que  «les réformes sont trop souvent conçues et mises en place par les autorités éducatives de manière unilatérale ou avec une contribution minimale des parties prenantes.

Or les personnes les plus directement concernées et les plus importantes pour la réussite des réformes sont les enseignants et leurs représentants. Au mieux, ces réformes imposées du sommet vers la base ne sont que partiellement efficaces, parce qu’elles n’ont pas pleinement impliqué les professionnels qui sont responsables de leur mise en œuvre. Au pire, elles sont parfois si fortement contestées par les enseignants et leurs représentants qu’elles échouent totalement.»[2].

Le blog pédagogique tient à remercier Dr. Chikh Zaouali pour sa confiance en nous autorisant à publier cette étude très intéressante.

 

 

» La réforme souhaitée aujourd'hui est une réforme du système des valeurs et des idéaux, avant d'être une réforme technique ou pédagogique… une réforme qui devrait être conduite par un souci d'innovation pour trouver des solutions aux questions éducatives qui soient différentes des solutions précédentes » 

Hédi Bouhouch et Mongi  Akrout (2015(

 

Introduction

Depuis l’indépendance, la Tunisie a connu  une série de réformes éducatives et d'innovations pédagogiques. Les plus importantes d'entre elles sont  vraisemblablement la réforme de 1958, puis celle de juillet 1991, et la dernière en date, fut ce que l’on a communément dénommée la  loi d'orientation de l'éducation et de l'enseignement scolaire du 23 juillet 2002.

 Depuis la ratification de cette dernière, le Ministère de l’éducation a, aussitôt, lancé de nombreux projets d'innovation  pédagogique ... des projets variés quant à leurs objets  et leurs outils. Pour les mettre en œuvre, des arrêtés,  des circulaires, des notes ministérielles, et des dispositions ont été édictés. Le ministère cherchait à opérer des changements radicaux qui doivent toucher  toutes les composantes du système éducatif et impliquer toutes les parties prenantes dans la question éducative.

Les aléas et les obstacles auxquels nous avons fait face au cours de notre expérience directe sur le terrain quant à la mise en pratique des différentes innovations inhérentes à cette réforme, nous ont fait penser à la possibilité et la pertinence de mener une recherche de terrain sur la réforme de 2002.

Nous avons adhéré pleinement à cette expérience et nous nous sommes attardés sur ces difficultés lors de  nos rencontres avec les enseignants et le personnel chargé de l'encadrement administratif et pédagogique dans les collèges  et les lycées dans le cadre de notre travail de conseiller en information et en orientation scolaire et universitaire.

Les opportunités de ces rencontres se sont présentées lorsque le ministère nous a chargés, nous les conseillers d’orientation, d'entreprendre une campagne d'information  et de formation à propos de  la réforme et les innovations pédagogiques qui s’en suivirent.

C'est au cours de l'année scolaire 2003-2004, que le ministère nous a mandatés pour opérer une mission d'information et de formation au sujet des apprentissages optionnels et pour assurer le suivi de l'expérience.

L'idée de notre recherche a éclos à partir  de l'observation du phénomène de   la propagation des innovations, de leur abondance  et de leur importance  à l'échelle aussi bien nationale qu'internationale, et nous avons soulevé une question  fondamentale liée aux problématiques de l'application des « innovations pédagogiques institutionnelles » qui étaient en vogue partout dans le monde suite à l'évolution des sociétés développées  et les plus exercées en matière de modernisation et de modernité - dans un pays comme la Tunisie où s'imbriquent des phénomènes pré-modernes, modernes et postmodernes[3].

Cette question nous a conduit à nous interroger sur le degré de compatibilité entre le contenu des innovations décidées par le ministère de l'éducation en Tunisie et les attitudes des enseignants à leur égard ainsi que les facteurs qui impactent ces attitudes.S'agissait-il de facteurs individuels liés à la personnalité de l'enseignant et à son parcours ou bien  de facteurs institutionnels liés à l’approche du ministère quant à la mise en application de la  réforme et aux  conditions de travail au sein de l'établissement scolaire et à l'attitude des syndicats vis-à-vis  de la réforme?[4]

 Nous avons choisi de nous concentrer dans notre recherche sur deux innovations pédagogiques institutionnelles en Tunisie qui sont « les apprentissages optionnels » et« l’option la réalisation de projet » (Chikh Zaouali 2015).

Dans cette étude, nous allons présenter dans un premier temps  les deux innovations à savoir les «apprentissages optionnels  et la réalisation  de projets », puis dans un deuxième temps, nous présenterons les résultats de  notre étude en nous focalisant sur les "effets  pervers" inhérents à l'application des deux innovations en question.

I. les apprentissages optionnels et la réalisation de projet

1.  - Les motifs de l'étude et les justifications du choix de ces deux innovations en question

Notre étude, ayant porté sur ces deux innovations, représente un moyen méthodologique  pour mieux appréhender la réalité des innovations éducatives institutionnelles en général, et pour  analyser  ses composantes et ses perspectives, et par là tenter de démêler la réalité du monde éducatif en Tunisie et les moyens de le faire évoluer. Notre choix repose sur les justifications suivantes :

- L'importance de ces innovations qui  réside dans  l'ambition de «fonder l'enseignement  et l'apprentissage sur des approches autres que celles ayant dominé jusqu’à présent »,sans oublier l’aspect générique de ces innovations qui comportent en même temps de multiples autres innovations pédagogiques.

- Il semble que le ministère de tutelle ait traité cette innovation comme un choix stratégique. En effet il l'avait abrogée dans sa forme première - les apprentissages optionnels- en mars 2006 en raison des grandes difficultés qu'elle avait rencontrées lors de la mise en œuvre, puis il l'avait réinstaurée - avec beaucoup de prudence - à la même date-  dans sa nouvelle forme –la réalisation de projet.

Nous avons tenu  à mener cette recherche sur les apprentissages optionnels  - malgré le fait qu’ils furent abandonnés– pour les faire connaitre, les valoriser  et pour lancer  un  appel en faveur de leur réintégration dans le système éducatif une fois les conditions propices sont réunies pour leur implémentation.

Tout comme le « programme du projet de l'école »  qui a constitué « le cadre général qui visait  à assurer l'articulation et l'harmonisation entre les différents projets et les  innovations vécus par l'institution scolaire» (Cross 2008 p.29), c'est-à-dire qu'il représente le projet des projets, de la même manière - du moins en théorie – les apprentissages optionnels, qui consistent à réaliser un projet, devraient constituer le cadre dans  lequel les enseignants se familiariseront avec les différentes innovations pédagogiques nécessaires à l'évolution de l'enseignement.

- Cette innovation est liée directement à de nombreuses autres innovations centrées autour de l'idée du projet, et elle s'inscrit dans le cadre  "des tentatives de rattraper le manque de formation autour de l'entrepreneuriat au sein des structures de l'éducation et de l'enseignement supérieur", comme l'a constaté le chercheur tunisien dans le domaine de "l'entrepreneuriat » Taher Al-Mili (Mili, 2006. p.31)[5]. Un autre chercheur lie ce souci d'introduire la pédagogie du projet à la volonté de formuler les caractéristiques d'un système éducatif « où  les apprentissages sont liés à des compétences  qui  s'accordent  avec l'orientation mondiale  des activités éducatives telles que la formation à l'innovation et à l'entrepreneuriat ... (Guizani, Ibrahim 2007, p. 231); selon ce chercheur « une grande partie de  la réforme de 2002 visait à préparer le citoyen  tunisien à se conformer intellectuellement et techniquement à la mondialisation dans son concept culturel et éducatif... » dans le cadre d'une harmonisation avec « le courant de valeurs et de représentations  imposées  par le processus d'engagement dans la mondialisation... et l'intervention croissante du secteur  privé, qui est une ingérence qui impose ses valeurs et ses symboles, comme les valeurs d'initiative, d'innovation, et de réalisation de projet. » (Guizani, Ibrahim 2007, pages 230, 231).

2 - Le cadre juridique des apprentissages optionnels et de la réalisation de projet

Il est défini,  tout d'abord, par la loi d'orientation sur l'éducation et l'enseignement scolaire (juillet 2002), où l'on lit dans l'article 9  : «l'école veille dans le cadre de sa fonction d'instruction …à garantir  à tous les élèves un enseignement de qualité… qui permet de développer leurs dons et leurs aptitudes à apprendre par eux-mêmes, et de s'insérer ainsi dans la société du savoir…l'école est appelée à leur assurer la maîtrise des technologies de l'information et de la communication».

En se référant à l'article 57 de la dite loi, nous trouvons la classification des compétences et  des capacités générales suivantes:
«- des savoir-faire pratiques qui s'acquièrent par la manipulation et l'expérimentation,
-des savoir-faire méthodologiques qui rendent l'élève capable de rechercher l'information pertinente; de classer des informations, de les analyser, d'établir des relations entre elles et de les exploiter dans la recherche des solutions alternatives,

- des compétences entrepreneuriales qui consistent en la capacité d'innover; de concevoir un projet, d'en planifier l'exécution et de l'évaluer au regard des critères et des objectifs fixés. Ces compétences s'acquièrent à travers la réalisation de travaux collectifs et individuels, dans l'ensemble des disciplines, dans tous les domaines d'apprentissage ainsi que dans les activités périscolaires

L'autre référence juridique est le "Programme pour la mise en œuvre du projet - Ecole de demain  2002 – 2007" , il s'agit du  document qui annonce les principaux axes de la réforme  dont celui des"apprentissages optionnels", on y trouve à la page 28 une évocation  "des compétences entrepreneuriales qui consistent en la capacité d’innover; de concevoir un projet, d’en planifier l’ exécution et de l’évaluer au regard des critères et des objectifs fixés. Ces compétences s’acquièrent à travers la réalisation de travaux collectifs et individuels ", nous trouvons aussi à la page 74 le titre suivant: "L’introduction d’apprentissages optionnels dans le second cycle de l’enseignement de base" en tant que 4ème point qui traduit l'orientation de la nouvelle réforme à savoir « mettre l'élève au cœur de l'action éducative »

Quant à la « réalisation de projet » en tant que matière à option, elle a été mentionnée pour la première fois dans la circulaire n° 23-1-2006 du ministre de l'éducation nationale en date du 30 mars 2006 relative à l'orientation scolaire. La réalisation de projet a été mentionnée dans les annexes  et dans chacun des six tableaux  des grilles horaires, des disciplines et des coefficients de chaque section   de l'enseignement secondaire. La note suivante a été ajoutée en bas des tableaux pour introduire la nouvelle matière à option :"la réalisation d'un projet consiste à permettre à l'élève de réaliser un projet de son choix dans lequel il développe sa capacité à concevoir, à planifier et à réaliser, en utilisant  les technologies de l'information et de la communication. (Nous vous fournirons ultérieurement un document explicatif à cet effet)."

Ce court paragraphe- en annexe - est resté la seule source officielle qui parle de la réalisation de  projet en tant que  matière à option jusqu'à la publication  du document pédagogique en septembre 2006.

 

Fin de la première partie, à suivre

Dr. Mustapha Chikh Zaouali, Conseiller général en information et en orientation scolaire et universitaire.

Traduction Mongi Akrout, inspecteur général de l'éducation

Pour accéder à la version arabe, cliquer Ici

 

 

 

 



[1]Cette étude a été publiée en langue arabe dans la revue «"Al Hayat Athaqafia" (la vie culturelle) n°264 – octobre 2015.Revue du ministère des affaires culturelles -Tunisie

 

[2] Guide pour l’élaboration d’une politique enseignante. UNESCO 2019

https://www.open.edu/openlearncreate/mod/oucontent/view.php?id=165476&section=1.3

 

[3]Nous nous sommes inspirés du penseur marocain, Mohamed Abed Al jaabiri(1994) qui considère cette question comme " la question du siècle ", Al jaabiri  en parle  lorsqu'il avait étudié la question de " la démocratie et des droits de l'homme dans les sociétés arabes"

[4] Il est possible de consulter la publication des résultats de notre recherche sur les attitudes des enseignants à l’égard des innovations et les facteurs qui les déterminent : la 1ère étude porte sur les facteurs institutionnels  (revue «"Al Hayat Athaqafia"n°253 , septembre 2014 , cette étude se trouve dans les archives des revues arabes :https://archive.alsharekh.org/Articles/115/16343/36008

et la 2ème étude porte sur les facteurs individuels – in Revue Tunisienne des Sciences Sociales, n°142 – année 2014. Revue du CERES.

[5]Après la présentation des innovations liées au projet de l’école et de l'expérience des apprentissages optionnels , l'auteur cite  " la main à la pâte" (concept promu par le prix Nobel de physique français Georges Charpak) qui est une nouvelle méthode d'enseigner les sciences à l'école primaire  et qui tend à permettre à tous les élèves de faire des expériences  scientifiques et trouver eux-mêmes les solutions. L'auteur énumère ensuite les différentes mesures au niveau de l'enseignement supérieur   qui vise à renforcer la culture de l'initiative: les cours  sur l'entrepreneuriat, les unités de formation et les séminaires de sensibilisation  à l'entrepreneuriat  dans les ISET- les masters spécialisés  (ENIT de Tunis, l'institut supérieur de gestion de Sousse en coopération avec l'école supérieure de commerce de Grenoble. (Mili, .2006 p.31)

 

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire