dimanche 12 février 2023

Les effets pervers de la réforme éducative de 2002 en Tunisie : Le cas des apprentissages optionnels et de l’option « réalisation de projet »[1] - 3er partie


M. Chikh Zaouali

Le blog pédagogique poursuit cette semaine la publication d’une étude réalisée par Dr. Mustapha Chikh Zaouali qui traite d'une problématique très importante en rapport avec le devenir des innovations pédagogiques en partant de deux cas d'innovations introduites en Tunisie avec la réforme de 2002, à savoir les apprentissages optionnels et la réalisation de projet.

Dr. Chikh Zaouali,  commence par nous présenter les deux innovations et leur importance respective dans la formation de l’apprenant et puis il nous décrit minutieusement leurs dérives et ce qu'il appelle  leurs " effets pervers " et nous explique le pourquoi de l'échec en insistant sur trois facteurs principaux : le style unilatéral du ministère,  le faible engagement des enseignants et l'opposition de leur syndicat.


Ce troisième extrait traite des effets pervers de l'expérience des apprentissages optionnels apparus  au cours de l'application sur le terrain, l'auteur synthétise ces dérives dans un tableau où il nous montre les écarts entre les attentes du Ministère de l'éducation, en introduisant cette innovation et les résultats sur le terrain.

 

Le blog pédagogique tient à remercier Dr. Chikh Zaouali pour sa confiance en nous autorisant à publier cette étude très intéressante.

 

 

 

II. Exemples d’effets pervers des deux innovations en question

A partir de notre compréhension de l'une des caractéristiques épistémologiques des sciences de l'éducation, comme le dit le chercheur français "Bernard Charlot", qui  appelle  "à confronter  le discours des finalités à la réalité des institutions, des situations et des pratiques"... et aussi  à "mettre les finalités  et les pratiques à l'épreuve des connaissances et inversement..." (Charlot 1995 p.19).

Donc à partir de cela, nous avons cherché à découvrir la réalité du terrain pour les innovations pédagogiques institutionnelles  en Tunisie, ainsi que   les réactions des enseignants  et enfin les "effets pervers" des apprentissages optionnels et de la réalisation de projet.

Pour collecter des données sur l'objet de la recherche, nous avons adopté l'approche quantitative et l'approche qualitative : pour ce faire, nous avons diversifié nos sources d'information et les outils de recherche. Ainsi nous avons utilisé le questionnaire basé principalement sur la technique Q-Sort (n=162), nous avons mené des entretiens « focus group » (n=3), et nous avons vécu une observation directe sur le terrain. Nous avons également adopté les récits de vie  (n=9), et nous nous sommes référés aux documents pédagogiques et aux statistiques officielles du ministère de l'éducation, ainsi qu'aux données et documents des syndicats.

Nous passons ici en revue une partie des données produites par la recherche et portons notre attention sur ce que le sociologue français Raymond Boudon (1977) appelle « les effets inattendus ou les effets pervers  de l'action sociale », qui généreraient des attitudes négatives vis-à-vis de l'innovation  institutionnelle. De manière générale, nous pouvons définir « l'effet pervers  » comme un résultat négatif, néfaste et indésirable d'une action qui se détourne  contre les intentions de son auteur[2], qu'il soit une personne, une institution ou la société en général. Selon Raymond Boudon : «on peut dire qu'il y a effet pervers lorsque deux individus (ou plus) en recherchant un objectif donné engendrent un état de choses non recherché et qui peut être indésirable du point de vue de chacun des deux, soit de l'un deux». (Boudon, 1977 p.20).

1. Résultats de la recherche sur les apprentissages optionnels

1.1 L'état de la recherche

Les résultats de notre recherche sur les apprentissages optionnels concordent  avec les résultats de l'enquête menée par le Ministère de l’éducation en 2005. Cette étude est un rapport interne de 420 pages sous le titre "Suivi des apprentissages optionnels dans les collèges  2004 -2005" produit  par la Direction de la Recherche et des Etudes de l'Inspection Générale de l'Education. L'étude susmentionnée a utilisé la technique du questionnaire, en fait il s'agit de 4 questionnaires, chaque questionnaire est destiné à une partie concernée par le sujet : les élèves (n = 1829), les enseignants (n = 1172), les directeurs (n = 744) et les inspecteurs (n = 229).

Nous rejoignons cette étude dans l'énumération des défaillances et pour confirmer l'absence de conditions propices à la réussite de l'innovation. Cependant, nous ne sommes pas d'accord avec l’étude de l'inspection générale quand elle a négligé  une des questions les plus importantes pour lesquelles les apprentissages optionnels étaient conçus et introduits, à savoir la question de l'éducation aux choix et la préparation à l'orientation scolaire.

Selon l'étude du ministère de l’Éducation (2005), 76,7 % des enseignants interrogés déclarent avoir été affectés à l'encadrement des apprentissages optionnels sans leur volonté. Alors que 81,56% d'entre eux ont déclaré ne pas avoir été consultés pour choisir le collègue qui participerait avec eux dans l'encadrement des groupes. Quant aux directeurs, on constate que 78,89 % d'entre eux ont choisi les enseignants pour encadrer les apprentissages optionnels, en fonction des emplois du temps pour compléter l'horaire dû officiellement.

Nous avons également trouvé deux études réalisées par Magid Al-Nakachi (2006) et Farida Ben Mahmoud (2007) dans le cadre de leur mastère spécialisé en conseil, information et orientation scolaire et universitaire. Tous les deux se sont intéressés à la question des rapports  entre les apprentissages optionnels et l'orientation scolaire, car ces rapports  représentaient "les véritables objectifs pour lesquels les apprentissages optionnels furent  introduits ", pour  tenter de combler la lacune de l'étude  du ministère de l'éducation susmentionnée.

L'étude de Magid Al-Nakachi, est parvenue à confirmer « la contribution des apprentissages optionnels  à réaliser deux compétences : la compétence  de concevoir un projet d'orientation, à le rédiger et à le réaliser, et la compétence  de la prise de décision » (Al- Nakachi 2006, p. 60). L'étude a indiqué que « le succès du projet d'orientation de l'élève ne repose pas seulement sur des décisions et des recommandations, mais repose principalement  sur le travail sur des approches pédagogiques remarquables, comme les apprentissages optionnels».

Au final, le chercheur  a confirmé qu'il y a un besoin urgent des apprentissages optionnels au niveau du fonctionnement du système d'orientation en particulier et du système éducatif en général. En l'absence de « l'éducation au choix » comme mécanisme d'accompagnement et de préparation des élèves  à construire des projets d'avenir mûrs, les apprentissages  optionnels pourraient servir de passerelle par laquelle le système d'orientation scolaire  s'ouvre sur le système pédagogique (Al-Nakachi 2006, p. 61).

Quant à l'étude de Farida Ben Mahmoud, elle a confirmé la relation supposée entre les apprentissages optionnels  et la question de l'orientation scolaire, car elle a montré que « les apprentissages optionnels  avaient  un effet significatif sur la maturité dans la prise de décision chez les élèves, en leur permettant une meilleure connaissance de leurs  centres d'intérêt, de leurs valeurs et de leurs aptitudes d'une part, et une bien meilleure connaissance des différentes  sections  et des métiers d'autre part » (Ben Mahmoud, 2007.p.95).

Les deux études précédentes - Al-Nakachi et Ben Mahmoud - ont traité de questions importantes liées aux apprentissages optionnels en relation supposée avec le thème de l'orientation scolaire et ses dimensions distinctives et l'étendue de l'influence de certaines variables indépendantes liées aux participants à la recherche, qui sont autant de questions abordées dans la littérature de la  psychologie de l'orientation et la sociologie scolaire. Nous pensons que traiter ces questions et ces spécialités est une contribution essentielle à leur diffusion et à leur implantation dans notre pays. Avec notre considération pour les efforts déployés par les deux chercheurs, nous faisons part du commentaire critique suivant sur les deux études :Les deux chercheurs ont accordé un intérêt exagéré aux aspects positifs et aux réussites avec une référence passagère aux difficultés et  aux obstacles (en se limitant aux  difficultés matérielles et organisationnelles), bien que les deux chercheurs aient commencé leurs recherches après  la décision de l'abandon des apprentissages optionnels. Cette décision est survenue à la suite de plusieurs difficultés et d’effets pervers, comme le montrera notre étude actuelle.

 Il existe une certaine confusion entre le rôle du chercheur - qui est appelé à la prudence scientifique et qui doit garder de la distance vis-à-vis de  l'objet de sa recherche  - et le rôle de l'enthousiaste pour diffuser l'innovation, orles deux chercheurs étaient des enseignants chargés de la formation   au sujet des apprentissages  optionnels dans leur région respective, avant de rejoindre les études en vue d'obtenir un mastère spécialisé dans le conseil, l'information et l'orientation scolaire et universitaire .Les deux chercheurs ont  pris une défense inconditionnelle de l'innovation , malgré l'escalade des formes de rejet et de résistance .Nous nous demandons ici, suffisait-il que l'innovation soit bonne pour qu'elle réussisse, quel que soit le contexte dans lequel elle s'inscrit ? Ou bien « suffisait-il d'adopter un discours innovant pour que s'instaure l'innovation que nous prônons »comme le suggèrent les approches technicistes de l'innovation (Tomasetto;C. & Carugati F. 2002). Et nous nous demandons aussi par rapport au degré d’objectivité des conclusions citées par la chercheuse Farida Ben Mahmoud quand elle  parle "de vide après la suppression des apprentissages optionnels" et quand elle considère "cette décision comme une régression par rapport aux objectifs de la réforme de 2002" et "une pénalisation des élèves ", estimant que " le retrait des apprentissages optionnels  était soudain et inattendu ". (Ben Mahmoud, 2006, p.2) ... Comment peut-on dire tout cela, si l'on sait que le contexte général caractéristique de l'expérience des apprentissages optionnels depuis son origine est un contexte hostile de rejet ferme de la part des syndicats, sans oublier  la polémique qu'ils ont provoquée dont les répercussions avaient dépassé le cadre des apprentissages optionnels pour toucher le reste des innovations institutionnelles initiées par le ministère de l'Éducation, nous disons  que ces répercussions avaient  dépassé  le cadre éducatif et le cadre national pour toucher  le domaine politique et le cadre arabe et musulman, comme nous le verrons dans les paragraphes suivants de cette étude.

1.2 Les apprentissages optionnels et la question de l'orientation et de l'éducation au choix

Nous avons constaté, selon de nombreux indicateurs, que les apprentissages optionnels  s'inspirent d'expériences similaires : comme les "itinéraires de découverte"[3] en France, qui ont débuté en 2001, ou " l'éducation au choix" au Canada. Nous avons relevé des indices de similitude avec l'expérience française dans ce domaine en comparant le contenu du document pédagogique des apprentissages optionnels avec le contenu de plusieurs références rédigées en français, comme l'ouvrage de Castincaud et Zakhartchouk (2002)[4].

 Il était prévu que les apprentissages optionnels constitueraient une opportunité d'incarner le principe de l'éducation à l'orientation et au choix à grande échelle, en raison de la coopération directe qu’elle autorise avec un grand nombre d'enseignants. Ainsi, ils représentaient également une réelle opportunité pour consolider la formation de base que les conseillers en information  et en orientation  scolaire et universitaire ont reçue, et pour stimuler la demande sociale vis-à-vis de leurs services et les missions qui leur incombent face  aux élèves, aux enseignants et aux parents.

 Ce corps est l'une des innovations institutionnelles apparues dans les textes officiels en 1993 dans le cadre de la réforme de 1991 avec le ministre Mohamed Charfi. La première promotion remonte à janvier 1996, mais ce corps rencontre encore aujourd'hui des difficultés représentées principalement parle fait qu'il se trouve chargé de tâches faiblement liées à la formation théorique et pratique dont il a bénéficié en sciences de l'éducation en général et en psychologie de l'orientation en particulier[5].

  Au cours de la première année des apprentissages optionnels, plusieurs conseillers en information et  en orientation scolaire et universitaire ont été chargés de former et d'encadrer les enseignants sélectionnés pour animer les apprentissages optionnels, un projet de "Guide de l'enseignant sur les apprentissages optionnels " a également été préparé. La majeure partie du guide contenait des propositions pratiques et une série d'exercices qui incarnent le principe de l'éducation au choix et à la préparation à l'orientation scolaire et professionnelle.  Une partie importante  de ce  guide est  une traduction  en arabe d'une source française intitulée "Le projet chez les jeunes  de Pleumartin (Daniel), Légers (Jacques, (1988). Cependant, ce guide a suscité un grand tollé et une grande polémique à cause de deux  exercices, le premier est intitulé « le divorce » et l'autre « le salut ». Chaque exercice fournit des instructions qui appellent  à faire différents mouvements et à utiliser des membres du corps...[6] .

L'une des manifestations de la vaste controverse autour des apprentissages optionnels,  est bel et bien ce qu'on trouve  - depuis le mois d'octobre 2003 jusqu'à nos jours - surale site "Ikhwan Online" de Palestine – sous le titre  : Le gouvernement tunisien encourage la débauche morale et publie un plan pour encourager le "contact physique" entre les élèves garçons et filles", on y lit dans l'introduction de l'article : "Le ministère a publié un document intitulé "Le guide de l'enseignant pour les apprentissages optionnels", qui a été distribué aux enseignants au début de cette année scolaire, pour l'utiliser  comme document méthodologique…" . Nous trouvons dans le site un rappel de la position  du syndicat de l'enseignement secondaire et des déclarations du leader du mouvement Ennahda, Rached Ghannouchi, dans lesquelles on dénonce  les apprentissages optionnels en affirmant ceci : « Elles représentent une insulte à la patrie, au peuple tunisien, à la religion et la constitution... »

Il est important de préciser que le guide susmentionné n’était pas  dans sa version finale tant dans le fond que dans la forme et il était destiné aux formateurs et ne devrait  pas  être distribué ni aux enseignants ni aux élèves, en plus de cela, il a été totalement  abandonné après environ un mois du démarrage des apprentissages optionnels. Malgré tout cela, l'accent a été mis sur ce guide et non sur d'autres documents pour discréditer "les apprentissages optionnels".

La polémique a contribué à renforcer le contexte de rejet et de résistance à l'innovation, et a notamment provoqué la rupture de l'interdépendance entre les apprentissages optionnels  et la question de l'orientation et de l'éducation au choix. L'expérience a connu depuis le début de sa deuxième année - en septembre 2004 –la désignation d’un groupe d'inspecteurs de l'enseignement secondaire pour en assurer le suivi à la place des conseillers en information et en orientation scolaire et universitaire.

1.3 La position du syndicat vis-à-vis des apprentissages  optionnels

Le Syndicat général de l'enseignement secondaire a publié trois communiqués appelant les enseignants au boycott des apprentissages optionnels. Le premier a été publié le 10 octobre 2003 appelant explicitement les enseignants à "... s'abstenir d'assurer les séances réservées aux apprentissages optionnels car ils ne font pas partie d'après le syndicat" des prérogatives et de la mission  des enseignants et portent atteinte à leurs aspirations éducatives et aux perspectives de l'école auxquelles ils aspirent". Le même communiqué précise que cet appel se fonde sur la connaissance des  "contenus des documents organisant les apprentissages optionnels", et  de conclure que ces documents  contiennent "des concepts et des valeurs non pédagogiques qui discréditent le savoir, l'apprentissage, l'enseignant et l'établissement d'enseignement et propager la délinquance  et la dépravation ».

Notons ici que cette dernière conclusion s'appuyait sur la polémique  soulevée  par les deux exercices précités et non sur le contenu du document officiel organisant les apprentissages optionnels. Sur la base du jugement sur le contenu des exercices "le divorce " et le  "salut" susmentionnés, une généralisation est vite faite à l'ensemble des contenus des documents officiels.

Le deuxième communiqué sur les apprentissages optionnels a été publié le 6 septembre 2004, pour rappeler  la position du syndicat rejetant les apprentissages optionnels depuis le début  et appelant le ministère à "ouvrir des négociations sérieuses à ce sujet, surtout après avoir constaté qu'il y avait des contenus pédagogiquement et scientifiquement inacceptables…    et suite à la confusion et aux  réactions causées par l'expérience  au cours de l'année dernière dans les rangs des enseignants."

Quant au troisième communiqué, publié le 9 septembre 2005, il a  continué d'exiger l'ouverture d'une négociation sérieuse à leur  sujet et une évaluation de l'expérience, reprochant au ministère d'« aller de l'avant dans la généralisation de l'expérience  en première année secondaire, malgré les méfaits de l'expérience et ses  effets sur le système éducatif ». le communiqué  soulignait  que " les apprentissages optionnels  sont facultatifs donc  l'administration n'a pas le droit d'obliger un enseignant de s'en charger, tout comme l'enseignant a le droit de  n'enseigner que sa spécialité et rien d'autre".

Au niveau de l'analyse statistique utilisant la technique de tri Q-Sort, nous avons constaté qu'il n'existait pas,  parmi les enseignants de l'échantillon de recherche (n = 162), une unanimité autour de la position du syndicat, ni dans le rejet ni dans l'accord. Le taux le plus élevé était enregistré pour les réponses neutres. Quant aux observations de terrain et aux focus et entretiens individuels, nous avons constaté que la position du syndicat n'a pas été un facteur d'aide pour les enseignants face aux difficultés de mise en œuvre rencontrées par l'expérimentation depuis son démarrage jusqu'à la date de sa suspension.

Nous avons remarqué l'émergence de plusieurs formes de rejet des apprentissages optionnels chez certains enseignants, selon nos interactions avec les directeurs des collèges et les formateurs. Parmi les formes de protestation déployées par les enseignants qui adhèrent à la position syndicale, on peut citer les formes suivantes :

·       Il y eu le boycott des formations programmées et le refus de se présenter aux centres régionaux d'éducation et de formation continue, et quand  certains se présentent aux séances de formation, c'est pour les  transformer en une tribune  de protestation pour exprimer la position syndicale.

·       Il y a eu aussi le refus de coopérer avec l'administration pour tout ce qui concerne les apprentissages optionnels.

·       Enfin, il y a eu les grèves (la  suspension des apprentissages optionnels était l'une des revendications syndicales qu'on trouvait  dans les communiqués du  Syndicat général de l'enseignement secondaire à l'occasion des journées de grève).

 

Les résultats de la recherche nous ont révélé l'existence d'une contradiction entre la position syndicale rejetant les apprentissages optionnels et ce qu'on trouvait dans un document produit par le même syndicat où il défend l'un des principes de base sur lesquels reposent les apprentissages optionnels, à savoir  le principe de l'interdisciplinarité. Dans son diagnostic de la réalité des programmes officiels, la Commission des programmes, des curricula et des outils pédagogiques (septembre 2002) a fait un constat de fond lié à l'un des traits distinctifs du savoir aussi bien à l'échelle mondiale que tunisienne, qui est « le manque d'articulation et d'intégration entre les différentes matières scolaires , ce qui empêche l'accumulation des connaissances et conduit inévitablement à l'assimilation des valeurs de consommation» (p. 7). Le Syndicat était conscient de la gravité du cloisonnement des matières scolaires et il s'est rendu compte que cela  contribuait à la consolidation des valeurs de consommation et empêche de former un être humain doté d'une large culture générale, mais le syndicat  a rejeté - après moins d'un an de la publication de ce document, comme nous l'avons vu -  l'innovation qui visait à atténuer l'impact du cloisonnement des matières scolaires : les apprentissages optionnels.

Pour  donner un exemple d’effet pervers concernant les enseignants, nous citons ici un cas que nous avons vécu dans la région de Mahdia  avec un enseignant qui était fortement engagé dans l'innovation lors de sa première année, mais ensuite,  il a refusé de poursuivre  car le succès qu'il a réalisé avec ses élèves est devenu gênant et a suscité la colère des syndicalistes à son égard et les a incités à ne pas l'aider lorsqu'il a demandé sa mutation vers sa région  d'origine dans le cadre des «cas  humanitaires » lors de l'année scolaire 2004/2005.

Qu'il s'agisse de l’attitude à l’égard des apprentissages optionnels  ou à d'autres innovations pédagogiques institutionnelles, il semble que les efforts des cadres syndicaux  étaient  orientés vers la protestation et le rejet total de toutes les innovations initiées par le ministère. Le syndicat justifie cette protestation par « le caractère obligatoire de la réforme pédagogique de 2002 imposée d'en haut  » et  par « son désaccord avec les choix idéologiques sur lesquels se fondent les innovations envisagées », et  il considère que toutes ces innovations étaient « soumises à l'idéologie des structures et  des organisations internationales ». ."

Le rôle du syndicat de l'enseignement secondaire apparaît ici comme un mouvement social contre la mondialisation, « qui défend l'école publique et s'oppose à sa privatisation ». Nous avons  relevé, à la suite de l'analyse de nombreux textes syndicaux, un "rejet des fondements du 'projet civilisationnel occidental'" et "des valeurs de la société de consommation qui le caractérise  et de la prédominance du pragmatisme". Nous avons  constaté  aussi l'existence de jugements de valeur généraux sur les apprentissages optionnels  fondés sur  certaines polémiques qui ont eu lieu sur des aspects marginaux de l'innovation  et non suite à un  examen profond du contenu du document pédagogique relatif à l'innovation .

En effet, à partir des séances de formation et des visites du terrain que nous avons réalisées au profit des enseignants des collèges de la région de Mahdia - d'octobre 2003 à mai 2004 -, nous avons eu des discussions avec des syndicalistes fortement opposés aux apprentissages optionnels, et nous avons découvert que la plupart d'entre eux n'avaient pas une connaissance du contenu du document pédagogique. .

    Ces faits sur l'attitude du syndicat envers les innovations institutionnelles sont analogues à ce qui a été rapporté par la chercheuse bolivienne « Maria Luisa Talavera » (2002)  dans son étude intitulée : « Innovation et résistance aux changements dans les écoles boliviennes. » où elle avait étudié les formes de  résistance à l'innovation poussées par les conditions de travail des enseignants et le soutien de cette résistance par les syndicats. Nous reprenons  ici  les conclusions de la chercheuse, d'après  elle: « L'enseignant est généralement soumis à la pression du programme de réforme pédagogique, car le contexte des changements génère des sentiments d'impuissance, de malaise, d'ambiguïté et de perplexité. Les programmes de réformes se retrouvent isolés et coupés des acteurs qui sont appelés à les mettre en œuvre, la réforme scolaire apporte peu à l'enseignant et lui demande beaucoup... Les responsables syndicaux ne cessent d'appeler les enseignants à s'opposer à la réforme pédagogique, sans présenter de projets pédagogiques alternatifs, comme si la question de l'innovation  ne faisait pas partie du travail ou de la responsabilité de l'enseignant».(Talavera2002p.9).

Nous clôturons la discussion des résultats de la recherche sur les apprentissages  optionnels avec le tableau N°3, qui résume les aspects les plus importants des contradictions entre les attentes du ministère et la réalité de l'expérience vécue par les apprentissages  optionnels:

 

 

Tableau N° 3 : L'expérience des apprentissages optionnels entre les attentes du ministère de l'éducation et les "effets pervers''

Les attentes du ministère

Les effets pervers

L'une  des finalités des apprentissages optionnels était d'encourager les initiatives individuelles et de pousser les enseignants à utiliser de nouvelles méthodes d'animation et des approches pédagogiques peu familières dans le modèle traditionnel dominant : travail de groupe, ouverture à l'environnement, intégration des technologies de l'information et de la communication dans l'apprentissage, intensification de la coopération et  de la complémentarité entre enseignants de différentes disciplines

Nous avons constaté des faits et des pratiques contraires  à ceux que recommandent les apprentissages optionnels : l'absence d'initiative individuelle des élèves et des enseignants, seul un petit nombre d'élèves participent réellement à la réalisation des activités et des tâches demandées, et les autres se contentaient de s'inscrire au groupe, la propagation de la facilité et de la dépendance vis-à-vis des amis et des parents, l'exploitation  négative  d'Internet (plagiat), plus de cloisonnement disciplinaire

On s'attendait à ce que les apprentissages optionnels soient la locomotive des innovations apportées par la réforme de 2002 et « les meilleures d'entre elles » au vu de l'ampleur et de la qualité des changements pédagogiques souhaités ».

Cette expérience devait inciter les enseignants à s'engager dans l'innovation pédagogique et à faire réussir d'autres innovations proposées par le Ministère.

Face aux défis de la mise en œuvre rencontrées par les apprentissages optionnels, le ministère de l'Éducation a décidé de « faire marche arrière » et de suspendre les apprentissages optionnels. C’est le premier projet d'innovation que le ministère a reconnu s'être empressé de mettre en œuvre. Avec le renoncement du ministère, le sentiment de doute et de méfiance des enseignants à l'égard de toutes les innovations présentées par le ministère s’est accru.

Parmi les principaux objectifs des apprentissages optionnels est « de donner à l'élève les moyens de la réussite de son orientation scolaire. » On espérait que le succès des apprentissages  optionnels conduirait à terme à l'établissement d'une culture de l'orientation et de l'éducation au choix et à l'amélioration du système d'orientation scolaire et professionnelle. Et qu'elles  représentent une réelle opportunité pour relancer la formation initiale  des conseillers d’information  et d'orientation scolaire et universitaire, et pour stimuler la demande sociale pour leurs services.

Dès la première année de l'expérience, la tentative de lier les apprentissages optionnels et la question de l'orientation et de l'éducation au choix a été perturbée, et les conseillers d’information  et d'orientation scolaire et universitaire ont été écartés de l'encadrement de l'expérience et se sont de plus en plus isolés au sein du système éducatif

L'une des raisons indirectes des apprentissages optionnels est   d'améliorer l'image du régime et de le présenter comme un "pionnier dans le domaine de la réforme, de l'innovation, du changement social pour suivre la voie  de la modernité et des progrès technologiques..." (les apprentissages optionnels sont une copie conforme du modèle français " " les itinéraires de découverte " IDD)

Les apprentissages optionnels étaient parmi les innovations contre lesquelles  des campagnes anti- ministère et  anti régime orchestrées par  les syndicats et  l'opposition politique (ce que l'on trouve sur le site «Ikhouan Online Palestine » sous le titre : «Le gouvernement tunisien encourage la corruption morale … » reprend les  positions du Syndicat de l'Enseignement Secondaire et du leader du parti Mouvement Ennahda, et une exploitation  de la position d'Om Zied…[7]

 

Fin de la troisième partie, à suivre- pour revenir à la 1er partie, cliquer ICI et à la 2ème partie, cliquer ICI.

Dr. Mustapha Chikh Zaouali, Conseiller général en information et en orientation scolaire et universitaire.

Traduction Mongi Akrout, inspecteur général de l'éducation

Pour accéder à la version arabe, cliquer Ici



[1]Cette étude a été publiée en langue arabe dans la revue «"Al Hayat Athaqafia" (la vie culturelle) n°264 – octobre 2015.Revue du ministère des affaires culturelles -Tunisie

 

[2]Ce sens se rapproche de l'expression répandue : le chemin de l'enfer est pavé de bonnes intentions

 

[3]IDD : itinéraires de découverte

[4]Plusieurs sites français ont traité cette question, on peut citer à titre indicatif :

www.eduscol.education.fr/cid46756/itineraires-de-decouverte

www.ac-creteil.fr/mission-college/IDD

www.cafepedagogique.net/lesdossiers....

[5]Pour plus de détails, voir notre étude dans la revue –"Al Hayat Athaqafia" (la vie culturelle) n°250- avril 2014 sous le titre : le corps des conseillers en information,  en orientation  scolaire et universitaire : problématiques et perspectives (http://archivebeta.sakhrit.com/newPreview.aspx?PID=2660974&ISSUEID=16340&AID=367941)

[6]Les deux exercices ont été traduits littéralement sans tenir compte des recommandations suivantes  des auteurs français qui accompagnaient tous les exercices : "il faut être  vigilant dans les sociétés où les contacts physiques sont habituellement prohibés et aussi avec les groupes mixtes" (Pemartin, et Legres, 1988).

[7]Om Zied est le pseudonyme   Néziha Rjiba, enseignante d’arabe et militante de gauche


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