lundi 27 janvier 2014

La ruée vers les écoles primaires privées ?


Introduction
L'enseignement  privé[1] ou enseignement libre  en Tunisie est très ancien,  il est plus ancien que l’enseignement public. Avec  l'indépendance du pays, la loi de 1958 relative à l’enseignement  à institué l’école obligatoire et gratuite pour les filles et les garçons, et l’unification de l’enseignement, et le départ des communautés  Juive, Italienne, Française et Maltaises ont mis un frein à l’enseignement privé qui a enregistré un recul  dans ses effectifs . Mais  au cours des ces  dernières années, nous observons  se manifester une demande croissante des parents pour les écoles primaires privées, confirmée par les statistiques officielles. Alors, quelle est l’état des lieux de l’enseignement privé  au niveau primaire ? Comment expliquer l’engouement des parents ?

1.                     Une nette augmentation du nombre d’écoles privées  et de leurs élèves
Au milieu des années quatre-vingt du siècle dernier, l’enseignement primaire  privé comptait, près de 6295 élèves, soit 0,51 % de l’ensemble des inscrits dans l’enseignement primaire, répartis sur 16 écoles (chiffres portant sur  l'année scolaire 1985 – 1986). Depuis, le secteur n’a cessé d’ enregistrer une  augmentation  régulière , jusqu'à atteindre  le chiffre de 28875 écolières et écoliers , au cours de l' année scolaire 2011-2012 ,et  128 écoles  .
Si l’effectif élève  ne représente encore  que 2,77% du nombre total des élèves inscrits dans l'enseignement primaire, c’est  le taux d’accroissement  enregistré  au cours de l'année scolaire 2010-2011, par rapport à l'année scolaire précédente, qui était significatif ; celui-ci a atteint 15,71 %.

 Evolution du nombre d’écoles privées de l’effectif élèves
  1985 –  2012
Taux
 d' accroissement(1)
l’effectif élèves
nombre d’écoles privées
Année scolaire

6294
14
1985-1986
59.9%
10066
41
1999-2000
84.34%
18556
84
2008-2009
15.91%
21509
102
2009-2010
16.01%
24953
109
2010-2011
15.71%
28875
128
2011-2012
      (1) Taux de croissance   est calculé pour la période qui sépare deux lignes successives 
    Source : Statistiques scolaires

2.                     Grande concentration géographique du phénomène
La répartition géographique des écoles primaires privées  en Tunisie montre :
•  Une forte concentration dans sept gouvernorats qui regroupent  87,37 % des élèves et 76,56 % des écoles.
Que la région du grand Tunis - qui comprend les gouvernorats de Tunis , Ariana , Manouba et Benarous -  compte 18 873 élèves , soit 65,36 % du nombre total des élèves , et 63  écoles soit 49,21 % .
• trois autres gouvernorats côtiers, Nabeul, Sousse et Monastir  regroupent 6357 élèves soit 22,01 % du nombre total des élèves, et 35 écoles, soit  27,34 %  du total.
• L’absence totale d’écoles primaires privées dans trois gouvernorats : Siliana Jendouba et Tataouine.
3.                 Comment expliquer ce phénomène ?                                                              
A notre connaissance, il n’existe  pas en Tunisie  d’ études académiques et de recherches approfondies sur ce sujet , et tout ce que nous avions pu voir se limite à un paragraphe figurant dans le rapport de la commission de suivi du  programme de l' UNESCO : l’éducation pour tous , qui remonte à l'année 2000, et à quelques  articles publiés dans la presse   électronique[2] qui ont parlé de  la question en général , évoquant certaines motivations qui expliquent la demande croissante , au cours des dernières années , sur les écoles primaires privées  , non seulement par les familles aisées , mais aussi par les familles à revenu modeste .
Parmi les motivations les plus fréquemment évoquées, on peut en citer ce qui suit :
-  «  L’adaptation de la vie scolaire dans ces établissements aux conditions de vie de la famille dans les centres urbains  »   d’après le rapport de la commission de suivi du programme :  Education pour tous , [3]  la croissance de la demande s’explique par« le travail des parents à plein temps.L’école privée leur offre  … un service particulier qui assure la garde des enfants tout au long de la journée .A cet effet, ces institutions sont équipées de cantines et d’infrastructure permettant l’encadrement des élèves par des activités culturelles et sportives hors de l’horaire réservé à l’enseignement. »
La recherche d’un enseignement de qualité : Les parents qui choisissent l’enseignement privé sont à la recherche  d'une formation   de qualité en langues étrangères , en particulier le français et l’anglais ,  et en sciences,  pour assurer   l’ avenir scolaire de leurs enfants, et  ils sont aussi à la recherche d’ un encadrement et de services meilleurs, que ceux offerts  par l’ école publique , chose qui n’est pas  toujours certaine. Nous n'avons pas d’études fiables, pour  confirmer ou infirmer la qualité de la formation offerte par ces institutions privées, et  de leurs valeurs ajoutées.
 La réussite scolaire des élèves ( bons résultats) serait peut être  le résultat d'autres facteurs , comme  l'homogénéité des classes , le  milieu social et culturel  et l’environnement  familial, et  elle ne serait  due aux seules vertus de ces établissements,  en dépit de ce qu’affirmait une  directrice d’une école privée … en disant que « «La qualité de l’enseignement dispensé par les écoles privées est irréprochable …Le nombre d’élèves ne dépasse pas une vingtaine dans chaque classe et les méthodes pédagogiques appliquées sont très modernes . Les professionnels du secteur ont compris qu’ils ne peuvent pas réduire l’enseignement à une simple affaire juteuse»,
Selon certains parents, la réalité est moins idyllique; et puis, on est en droit de se poser la question suivante : Est-il suffisant de réduire la taille moyenne des classes et d’utiliser les méthodes « modernes »  pour obtenir de bons résultats ? En l'absence de données précises sur les qualifications des enseignants et leur expérience professionnelle, ainsi que  celles dont disposent les directeurs de ces établissements ? Rien n’est moins sûr.
la recherche d’une scolarisation précoce : Certains  parents  désirent entamer la scolarisation de  leurs enfants à un âge précoce, ils cherchent à contourner la barrière  de l’âge légal ,imposée par  l'éducation  nationale, qui ne permet la scolarisation  qu’à partir de six ans ( une  dispense de quelques mois est accordée ) . Cette pratique expliquerait  le nombre élevé d'inscrits en  première année, à la rentrée scolaire 2011-2012,  parmi les natifs de 2006 et au-delà , le nombre d'enfants de ce groupe d'âge étaient  1544 sur un total  de 7333 , soit  un  inscrit sur cinq en première année . La même pratique expliquerait  aussi la baisse spectaculaire du nombre d'élèves dans les classes supérieures : en effet alors que le nombre d'inscrits en première année atteignait 7333 enfants , ce nombre  n’est plus que de 2729 en sixième année , c'est-à-dire à la fin de l'école primaire et au moment où on se prépare  au passage  au collège , cette baisse  ne peut s’expliquer, probablement , que par  l’émigration vers le secteur public , après l'achèvement de la  ( ou les) première(s) année(s) dans l' enseignement privé .
L’élévation du coût de l’enseignement public : Bien que l’école publique soit restée gratuite, le coût de la scolarisation  dans ces écoles  tend vers  la hausse, avec la généralisation des cours particuliers ; ceux-ci sont devenus quasi obligatoires  pour tous les enfants  et ce, depuis les premières années de l'école primaire. Il semblerait ,selon certains parents , que le coût des études dans le  privé ne dépasse pas de beaucoup ,le montant que doivent déverser les parents des élèves  des écoles publiques, chaque mois , pour assurer  les  cours particuliers et  les leçons de soutien .
la crise de l’école publique( entre la réalité et la fiction ) :  Plusieurs voix n’ont cessé de dénoncer la baisse du niveau de l’enseignement public et de la dégradation de sa qualité  et de faire les louanges  de l'enseignement privé ; or nous n’avons pas  eu connaissance  d’études dignes de ce nom qui ont démontré cet état de fait ; il s’agit tout au plus de quelques jugements  qui ne résistent pas à une lecture ,sans à priori des  résultats  de l’école publique ;  nous ne citerons à titre d’exemple que  les résultats du dernier concours d’entrée aux collèges pilotes( session  2013)  au cours duquel les trois premiers lauréats appartiennent à des écoles primaires publiques ( deux  premiers  du Kef   et le troisième de Tataouine ) .
Conclusion :
Cette évolution représente une réelle menace pour le système éducatif tunisien qui a été la base de  ​​la société tunisienne. Depuis l’indépendance, le gouvernement a tenu à assurer l'égalité des chances pour tous les enfants. Or le développement de l’école privé risque de saper  les fondements de ce principe. L’école publique se doit  de retrouver la  confiance de tous les parents, cette confiance qui a été ébranlé, ces dernières années, par la succession de réformes,  souvent mal engagées, qui ont touché  les programmes, le système d'évaluation et les modes de formations et de recrutement des enseignants. Ces réformes  n’ont  pas toujours obtenues le consensus de tous les  acteurs éducatifs, ni l'acceptation par les familles tunisiennes dont certaines ont choisi d’aller chercher ailleurs.
 Le système de scolaire  français  a vécu le même phénomène, " Francois Dubet " [4], dans un article intitulé " L'école publique est en danger " , résume bien les risques de cette évolution en disant que « Le succès des établissements privés - y compris dans les couches sociales très populaires - résulte en premier lieu du mécontentement des parents pour l'école publique, mais aussi de l'assez grande similarité entre ces deux familles. L'école publique a été conçue pour résister à ces forces d'éclatement, et pour cela requiert un support d'équité et une vocation éducative. Si ledit système poursuit sa marche en avant vers une compétition tous azimuts, vers une production de diplômes réservée à un aréopage privilégié et dépouillée de tout projet éducatif, alors il y a de quoi être très inquiet. Car alors la mission première de l'école publique : "faire commun", aura disparu. De 3 à 16 ans, l'école doit dispenser un seul et même enseignement. C'est la condition d'une plus grande égalité. Si ce projet échoue, le privé ne pourra que se développer. Il est temps de rappeler qu'au nom de l'intérêt général, pas plus que l'hôpital aux médecins ou l'armée aux militaires, l'école n'appartient pas à la "machine" - ministère, administration, établissements, enseignants - Education nationale. »
 Tunis - Mai 2013.





[1]  La loi 118  - 1958  datée du 4 novembre 1958 relative à l’enseignement  lui a consacré le titre 4 ( de l’article 40 à l’article 56) ;la loi 65-1991 du 29 juillet 1991 relative au système éducatif lui a réservé aussi le titre 4 (de l’ article 26 à l’article 31) ; quant à la loi relative à l’éducation et à l’enseignement scolaire  N° 80 -2002 datée du 23 Juillet 2002 lui consacré aussi le titre 4 ( de l’article38 à l’article 44)
[2]  Boulaâba, Imededdine , L’Ecole primaire privée en Tunisie , http://www.webmanagercenter.com/actualite/economie/2008/06/04/43258/l-ecole-primaire-privee-en-tunisie#comm577  consulté le 19 /5/2013
W.K - L’enseignement privé   primaire en Tunisie : les raisons du succès, Le Quotidien,  http://www.tunisia-today.com/archives/45693  consulté le 19/05 / 2O13
[3] L’évaluation de l'éducation pour tous à l’an 2000:Rapport de la Tunisie

[4] Dubet François: « L'école est en péril » Propos recueillis par Denis Lafay (Acteurs de l'économie)13/05/2013 http://www.latribune.fr/opinions/tribunes/20130513trib000764314/francois-dubet-l-ecole-est-en-peril-.html .,. Consulté le20/05/2013

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