lundi 5 mars 2018

La création de la section des élèves-mouderrès ou les raisons de la fusion de la Mederça Ettadibia et de l’école normale des instituteurs



«  …l'Administration, loin d'être opposée à toute réforme de l'enseignement arabe, se préoccupe de le réorganiser et de l'améliorer, mais qu'il faut procéder avec la plus grande prudence. Un premier pas a été fait, qui a son importance, lorsque la Mederça Ettadibia, qui était un véritable séminaire musulman est devenue une section d'un établissement laïque… »
S.Charléty , Directeur général de l’enseignement public   
Débat du Conseil  de l'Instruction publique (session ordinaire  de 1909) ,B.O.I.P. juin 1909 - n° 28 - 23e Année, p 653



Avant propos
Dès sa prise de fonction, au début du mois d’octobre 1908 , le nouveau Directeur Général de l’enseignement public S.Charletty a contribué à la publication  d’un décret beylical[1]  en date du 5 octobre 1908  relatif à la création d’une section indigène à l’école normale des instituteurs alaouite à coté de la section française. Le 23 novembre 1908 , il constitua une commission chargée de présenter un projet  d’organisation de cette section et de ses programmes , cette commission comprenait parmi ses membres deux éminents réformateurs tunisiens : MM.Khairallah Ben Mustapha et Mohamed Lasram.
Les résultats de la commission chargée de préparer les programmes de la nouvelle section des élèves mouderres ont été présentés pour validation au conseil de l’instruction publique ( CIP) réuni en session ordinaire le 28 mai 1909 ; Au cours de la séance d’ouverture de la session, le Directeur Général de l’enseignement public a  expliqué   aux  membres du conseil  les raisons de la création de la nouvelle section en remplacement de la Mederça Ettadibia qui formait les Moueddebs pour les Kouttebs, en mettant en avant les grands espoirs mis dans cette nouvelle section pour relever le niveau de l’enseignement de la langue arabe selon les méthodes modernes.
Vu la valeur de cet exposé et de sa place dans l’histoire des institutions de formation des enseignants et leur organisation, nous avons pensé le partager avec nos lecteurs.  
v    
L’exposé du Directeur de l’enseignement public
Jusqu'en 1894, les moueddebs, ou maîtres coraniques, attachés aux écoles franco arabes, étaient pris un peu partout et ne présentaient pas les garanties de savoir et de préparation indispensables. Il avait paru utile d'en améliorer le recrutement qui laissait grandement à désirer. C’est dans cette intention qu'avait été fondée la Mederça Ettadibia[2], Ecole normale de moueddebs.
Or, cette institution, appelée, selon toutes prévisions, à réaliser un sérieux progrès, n'a pas donné les résultats que  l'on en attendait : l'administration s'est souvent trouvée dans l'impossibilité d'utiliser ces jeunes gens qu'elle avait tenté de former à son usage.
Il était donc devenu indispensable d'apporter une réforme radicale à la préparation des  futurs moueddebs. Etait- il possible de la réformer sur place ? Cette solution aurait eu l'avantage de ne pas inquiéter l'opinion publique indigène. Mais, en raison des transformations profondes apportées au fonctionnement du Collège Alaoui, il a paru préférable, de fondre par la réunion des deux budgets les deux établissements en une école normale modèle, avec deux sections distinctes. Cette fusion aura eu du moins, pour heureux effets, d'abord de réduire les  dépenses, et ensuite, en mettant en contact nos futurs maîtres d'arabe avec nos futurs instituteurs, de leur donner d'autres habitudes d'esprit. Ce fut l'objet du décret du 6 octobre 1908[3].
Les élèves de la Mederça Ettadibia transportés au Collège Alaoui y achèvent leurs études dans la forme ancienne. Il n'est pas question d'eux aujourd'hui. Il s'agit maintenant de créer cette section nouvelle et de la pourvoir d'un programme nouveau. Tel est le motif essentiel des dispositions du projet d'arrêté porté à la connaissance du Conseil[4].
La modification même de  l’appellation  de ces étudiants, devenue « élèves-mouderrès » indique que notre objectif est  quelque peu différent de celui  des fondateurs de la Mederça Ettadibia. On s'est préoccupé, en effet, de faire face à deux obligations, l'une primordiale et l'autre accessoire.
1° -  Sans examiner, ce qui intéresse la politique générale du Gouvernement du Protectorat et n'est pas du ressort de la Direction de l'Enseignement ni du Conseil de l'Instruction publique, si l'enseignement de la langue arabe doit être lié à l'enseignement du Coran et dans quelle mesure, nous avons incontestablement le devoir d'enseigner leur langue aux indigènes et nous ne pouvons nous borner leur apprendre le français. Mais nous avons aussi le devoir d'employer, dans cet enseignement, d'autres méthodes pédagogiques que celles — si l'on peut leur donner ce nom — qui ont été en usage jusqu'à ce jour dans les centres de culture indigène, et, pour cela, il nous faut réformer radicalement la préparation des futurs maîtres de langue arabe.
2°-  D'autre part — et ce point, bien que secondaire, a son importance—l'administration de l'Enseignement, d'accord en cela avec les instituteurs, a été frappée de la difficulté qui existe, au point de vue pédagogique, pour donner l'enseignement en commun aux enfants indigènes, et aux enfants français. Il y aurait donc utilité, quand nos moyens nous le permettront, à créer des classes préparatoires pour l'enseignement du français aux élèves indigènes, quitte à les admettre à suivre les cours faits uniquement en langue française, le jour ou ils seront en état de le faire avec fruit.
 Cette séparation momentanée serait également avantageuse aux deux catégories d'élèves. Or, les futurs mouderrès, après une sérieuse préparation au Collège Alaoui, seront en état de remplir en même temps que les fonctions de professeur d'arabe, celles de professeur élémentaire de français pour les jeunes indigènes, ils seront ainsi plus et mieux que de simples maîtres coraniques et pourront servir d'aides   aux Directeurs de nos écoles franco-arabes.
Nous nous sommes trouvés, lorsqu'il s'est agi de passer à l'étude des programmes, en présence d'une difficulté réelle. Il a été démontré qu'il était impossible, en trois années de séjour à l'Ecole normale, de mener de front avec succès l'étude suffisante de l'arabe et du français, en raison du temps considérable qu'exige l'apprentissage, particulièrement ardu, de la langue arabe. Nous avons essayé — comme le montrera le projet d'arrêté soumis aux délibérations du Conseil — de supprimer la difficulté, en n'admettant au concours d'entrée que des jeunes gens possédant des connaissances arabes solides, acquises par les moyens" actuellement employés et par les enseignements donnés traditionnellement à l'Université de la Grande Mosquée. Nous nous bornerions, en ce qui concerne leur langue, à leur donner à l'Ecole normale la méthode moderne et la culture pédagogique nécessaire.
La Grande Mosquée délivre à ses élèves le diplôme du Taouia, sorte de brevet d'études coraniques et philologiques. Cet examen, qui suppose de nombreuses années d'études se passe à un âge trop avancé, pour que les candidats puissent, à part de très rares exceptions, en être pourvus. Il a donc fallu lui substituer un certificat d'études arabes constatées à la Grande Mosquée, sans préciser la durée de la scolarité.
Ce système aura le double avantage de dégager l'école normale d'un enseignement idéologique quelconque et de lui fournir des élèves-mouderrès sachant la langue arabe et à qui il ne conviendra plus que de donner une bonne méthode d'enseignement.
En résumé, l'étude de la langue arabe à l'école normale aura surtout pour objet de réformer, de rendre plus claire, d'aérer pour ainsi dire et de rendre pédagogiquement utilisable la culture précédemment donnée en d'autres milieux.
La partie française du plan d'études, plus développée, se rapproche des programmes en usage pour les élèves de la section française. En consacrant la plus grande partie de l'emploi du temps aux exercices en langue française, on s'est proposé non seulement de préparer des maîtres indigènes de la force de nos meilleurs moniteurs (dont le cadre, d'ailleurs restreint, parait appelé à disparaître), mais aussi de modifier la mentalité de ces jeunes gens : l'étude du français, dans un milieu français, contribuera sûrement à améliorer la pédagogie arabe ; les mouderrès ainsi formés ne seront plus les mêmes hommes et n'opposeront plus les mêmes obstacles que les anciens moueddebs à notre action civilisatrice.
En terminant cet exposé, il convient de faire une observation au sujet des termes de section française et section indigène, parfois employés pour désigner les deux cadres d'élèves parallèlement institués à l'école normale. Ces désignations peuvent prêter à une même équivoque : on  pourrait croire que les rangs des élèves-maîtres seront fermés aux jeunes Tunisiens, ce qui est loin de notre pensée. Il parait donc préférable, comme on l'a fait dans le projet d'arrêté, de désigner la nouvelle section sous le titre de section des élèves-mouderrès, par opposition à la section des élèves-maîtres…
Après cette allocution, le Président invite le Secrétaire à donner lecture des dispositions projetées et la discussion s'engage immédiatement au fur et à mesure de cette lecture:   ( nous consacrerons une prochaine note pour présenter les dispositions de l’arrêté et un compte rendu  du débat)
Commentaire :
Le jugement était sans appel : Al Mederça Ettadibia « , n'a pas donné les résultats que  l'on en attendait » , le Directeur général de l’enseignement entame une véritable plaidoirie  , énumérant les raisons de la décision du transfert de la formation des mouebbeb à l’école normale, il évoque tout d’abord des raisons  financières : « Cette fusion aura eu du moins, pour heureux effets, d'abord de réduire les  dépenses » puis il avança les raisons  pédagogiques tel que l’objectif de « réformer radicalement la préparation des futurs maîtres de langue arabe. » et de  « préparer des maîtres indigènes de la force de nos meilleurs moniteurs …, l'étude du français, dans un milieu français, contribuera sûrement à améliorer la pédagogie arabe »  et à « leur donner à l'Ecole normale la méthode moderne et la culture pédagogique nécessaire. » ainsi «  Les futurs mouderrès, après une sérieuse préparation au Collège Alaoui, seront en état de remplir en même temps que les fonctions de professeur d'arabe, celles de professeur élémentaire de français pour les jeunes indigènes, ils seront ainsi plus et mieux que de simples maîtres coraniques » , mais derrière  tous ces objectifs fort louables , il y avait un autre objectif  plus important peut être pour les autorités du protectorat  qui visait  le « formatage » des futurs maitres qui seront chargés d’enseigner l’arabe dans les écoles publiques , Charléty parle « de modifier la mentalité de ces jeunes gens et  de leur donner d'autres habitudes d'esprit …  »    d’ailleurs à la fin de son discours il  exprime cet objectif   dans des termes sans équivoques «  les mouderrès ainsi formés ne seront plus les mêmes hommes et n'opposeront plus les mêmes obstacles que les anciens moueddebs à notre action civilisatrice ».
« Le développement de la section des élèves-mouderrès, créée  donc en octobre 1909, s’est poursuivi régulièrement. En octobre 1911 elle atteint  sa 3e année et en octobre  1912  la première promotion des élèves-môuderrès formée à l'Ecole Normale de Tunis faisait son  entrée en fonction, et furent chargé de  l'enseignement de l'arabe et du français dans les écoles franco-arabes,
L’appellation élèves-môuderrès  fut remplacée  dans un premier temps en 1948 [5] par celle d’élèves-maitres de langue arabe et de élèves- maitresse de langue arabe   , dans un deuxième temps  ( en 1953[6]) une nouvelle organisation de l’école normale de Tunis qui comprenait   deux sections , une section de langue française et une section de langue arabe avec deux sous sections : la sous section A qui forme des instituteurs bilingues et la sous section B qui  forme des instituteurs de langue arabe.

Présentation et commentaire  Hédi bouhouch & Mongi Akrout, Inspecteurs généraux retraités et Brahim ben Atig , professeur hors classe émérite
Tunis , mars 2015


Annexe : Décret du 5 octobre 1908 (9 ramadhan 1326)

Louanges à Dieu
Nous, Mohammed Ennacer Pacha Bey, Possesseur du royaume de Tunis,
Vu le décret du 6 mai 1883 
Vu le décret du 9 novembre 1894 
Avons pris le décret suivant :
Article premier. — Il est créé à l'Ecole Normale du Collège Alaoui une section indigène destinée à former des instituteurs capables d'enseigner le Coran, la langue arabe et les éléments de la langue française.
ART. 2. -  La Medersa de Moueddebs dite Et Tadibia est réunie à cette section indigène.
ART. 3. - Le décret de 8 novembre 1894, organisant la Medersa Et Tadibia, est abrogé.

ART, 4. - Le Directeur de l'enseignement est chargé de l'exécution du présent décret, ainsi que de la rédaction du programme d'études et du règlement intérieur de la nouvelle section créée au Collège Alaoui.
Vu pour promulgation et  mise à exécution,
Tunis, le 5 octobre 1908
Le Délégué   à la résidence générale de  la République Française,
HENRY DALLEMAGNE.
Source : BOEP N° 23 octobre 1908   - 21° année




[1] DÉCRET du 5 octobre 1908 (9 ramadhan 1326)
[2] Il s’agit de l’école Al  Asfourya située près de la grande Mosquée de Tunis  qui fut fondée en 1894 pour former les Moueddeb , elle fut transérée  - en 1900 -  dans son nouveau local sise Rue Al Pacha
[3] Il  s’agit du décret qui créa la section des élèves mouderes  dans l’école alouite , l’idée revient au directeur général de l’enseignement public S.Charletty , voir BOEP , N° 23 , octobre 1908 , pp  485et  486.
[4] Il s’agit du CIP réuni en session ordinaire les 28 et 29 mai 1909  sous la présidence du Directeur général de l’enseignement public pour  étudier la réforme de l’enseignement primaire et le régime de la formation des instituteurs à l’école  Alaouite.

[5] Circulaire du 28 avril 1948 relative au concours d’entrée aux écoles normales de Tunis en 1945 . B.O.I.P. Janvier -juin 1948, n°18- 62e année, p108-110
[6]  Règlement de l’école normale  du 11 juillet 1951 et Circulaire du 10  février 1953 relative au rôle et à l’organisation de l’école normale  de Tunis. B.O.I.P. Janvier -février ,mars  1953 , n°11- 67e année, p57-61


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