L'exposé de M° Sadok Sebei
« La semaine se poursuit sous le
signe de l'adaptation . Mais cette adaptation ne pourrait-elle pas, de même
qu'elle se soucie de la matière, se préoccuper du facteur humain?
Ne croyez-vous pas que l'intérêt qui
s'attache à ce que la géographie et l'histoire s'identifient avec le milieu ,
ne croyez- vous pas que ce intérêt est inséparable de l'adaptation de l'élève
lui-même à ce milieu?
Quant à moi, je répondrait
"oui" à cette question, moins pour justifier une causerie qui, dans
Quant à
moi, je répondrais "oui" à cette question, moins pour justifier une causerie qui, dans la négative, n'aurait pas sa raison
d'être, que parce que l'adaptation sous
toutes ses formes me parait être qu'une loi de la nature.
Tout sur terre y obéit. Tout ce qui
existe ne peut jouir de l'harmonie de son existence que grâce à cette
adaptation. car tout ce qui n'a pu ou n'a pas voulu s'adapter s'expose à des
déficiences plus ou moins graves.
Or l'une des formes de cette
adaptation est la langue. Comment concevoir une vie normale entre concitoyens
qui ignorent leurs langues respectives?
On ne peut nier que l'élève
tunisien, lui, ait été orienté de façon à atteindre la formation indispensable qui lui permet des
rapports réguliers avec les deux éléments principaux de la population.
Mais le jeune Français a-t-il reçu
cette formation ? Peut -il parler autrement qu'en français à un Tunisien, pour
échange d'idées, voire même de simples services?
Avons-nous l'occasion d'éprouver, à
le voir étudier notre langue, la même satisfaction intime que le Français ne
peut manquer de ressentir en voyant les Tunisiens s'initier à la sienne avec
ardeur et application?
Le cœur du Français peut-il battre à
l'unisson du notre devant une page de Maâri ou de Ghazali autant que notre cœur
bat à l'unisson du sien devant un poème de Lamartine ou de Victor Hugo?
Il ya là une lacune à combler.
L'école primaire doit s'y employer
en diffusant la langue arabe dans les mêmes conditions que la langue française
.
L'école française doit enseigner à
l'élève français la langue familiale , celle de la vie usuelle et de la conversation,
et au lycée la langue classique.
Il n'entre pas dans mes intentions
de proposer pour l'une ou l'autre de ces deux branches un programme que des
compétences plus hautes et plus qualifiées pourront établir avec un maximum de
garanties.
Je me bornerai seulement à énoncer
quelques suggestions concernant d'abord l'enseignement dialectal .
On sait que pour parler n'importe
quel dialecte il faut discriminer les sons
à l'oreille, et prononcer d'une façon suffisamment correcte .
L'oreille est , en effet ,
l'organe réceptif du langage.
L'œil est fait pour percevoir les
formes et les couleurs.
La cause première d'une
prononciation et d'un accent vicieux , c'est l'étude des langues au moyen de la
lecture .
De Braine , Directeur des écoles
arabes d'Alger, relate que lorsque les interprètes de l'expédition de 1830
arrivèrent en Afrique, quoi qu'ils
eussent suivi avec zèle les leçons des plus doctes ( compétents) des
professeurs de langues orientales à
Paris, ils reconnurent avec désappointement qu'ils ne pouvaient se faire
entendre par les Algériens et qu'ils ne réussissaient pas mieux à les
comprendre .
Certes, on parvient par l'entrainement à acquérir la
faculté d'instruire un sens par l'intermédiaire d'un autre, l'oreille par la
vue, par exemple. A un mot écrit, c'est-à-dire muet , nous arrivons à donner la
parole, à le faire entrer dans le monde des sons.
Les
exercices scolaires transforment peu à peu les élèves en oculaires plus
ou moins complets, puisant plus ou moins leurs savoir dans les livres.
Mais le tout jeune enfant est inapte
à percer le mystère qui travestit la parole vivante en caractères purement
typographiques.
Nous bannirons donc, au moins , au
cours préparatoire, tout ce qui écarte l'enfant de la méthode naturelle de
l'acquisition du langage.
Cette méthode est celle-là même qui a été suivi avec bonheur par sa mère
pour lui apprendre le langage.
Les mots et les phrases lui ont été
inculqués avec leur articulation propre et le ton qui en constitue pour ainsi
dire l'âme, non par le moyen de la lecture au rythme si particulier , non au
moyen de la syllabation déformante, mais
selon l'intonation juste et vivante.
Il faudrait donc , à mon sens,
initier le jeune français au dialecte
parlé en exploitant ses dispositions auditives encore fraiches, dès son
entrée à l'école.
Il s'agira de lui faire acquérir
progressivement les éléments de langage usuel appliqué aux différents sujets de
la vie courante.
Si, dans la méthode actuellement
suivie, on doit approuver sans réserve le principe qui consiste à partir de
l'objet pour aboutir au mot de la langue, on ne saurait admettre la
classification artificielle des mots
tendant à les engranger dans la tête sans ordre que le fait grammaticale
qui ne laisse dans la mémoire qu'une trace éphémère.
Il est indispensable de s'appuyer à
cet effet sur l'un des rapports par lesquels l'esprit humain peut associer deux
idées
Nous choisirons , quant à nous, le
plus simple de tous, celui qui est familier à l'enfant, le rapport de
succession. Dans le temps, tout est ordonné, tout est s'y succède.
Nous considérons d'autre part que
l'unité linguistique, ce n'est pas le mot mais la phrase.
L'esprit humain débute en effet par
la synthèse . La faculté de l'analyse n'est que le fruit de l'âge , de
l'expérience ou de la réflexion. La première parole de l'enfant, fût -elle
monosyllabique, n'est pas un mot simple, mais une phrase , une proposition
complète, l'énoncé imparfait, informe d'un jugement complet.
Chacune de nos leçons consistera en
un exercice ayant un but bien déterminé que la description ou le récit se
propose d'atteindre. Ce sera, en d'autres termes, un acte général, défini par
une série d'actes particuliers. Exemple : Ouvrir la porte . Voilà le but.
Marcher vers la porte, s'approcher de la porte, arriver à la porte, s'arrêter,
allonger le bras, prendre la poignée, tourner la poignée, tirer la porte; voilà
les moyens.
L'exercice appris, et mis en action,
on conçoit qu'il serait facile par des permutation successives d'initier
l'enfant à l'emploi correct de toutes les variétés des temps, des personnes, des formes…
Le fond du dialecte ainsi acquis
devra faire l'objet d'un usage immédiat et régulier, ce qui stimulera le zèle
et la persévérance de l'élève en lui démontrant l'utilité pratique du langage
étudié.
Ce n'est qu'au cours élémentaire
qu'on commencera l'étude de la lecture
et l'écriture pour permettre à l'enfant d'exercer utilement ses facultés oculaires qui se développent
progressivement et tendent à devenir le
principal moyen de l'acquisition des connaissances.
Cet enseignement sera poursuivi aux
cours moyen et supérieur et devra
contribuer à une connaissance de plus en plus étendue du vocabulaire ainsi qu'à
l'initiation aux règles principales de la grammaire.
Je pense que ce procédé qui s'adapte , d'une part , au
caractère principalement oral du dialecte et, d'autre part, à l'évolution
progressive des disposition du jeune élève , permettra de former une génération
nouvelles de français de Tunisie qui
pourra parler l'idiome du pays avec la même facilité que sa propre langue .
Ici s'arrête mon rôle au primaire .
Je vous confie l'étudiant en vue de sa
formation en arabe régulier dont la parenté avec l'idiome du pays se manifeste
à chaque articulation.
Cette connaissance du dialecte
aidera l'étudiant français comme elle
aide son camarade tunisien à acquérir la
langue classique.
Elle constitue le meilleur moyen
d'action pour combattre les préjugés philologiques qui s'élèvent contre la
langue arabe , représentée comme l'une des langue les plus difficile à étudier.
En effet, l'écueil de "
l'alphabet inaccoutumé et des sons gutturaux ( durs) difficiles" ayant été
franchi et un fond linguistique important acquis, il sera désormais possible à l'élève, ainsi familiarisé avec
l'accent arabe, d'aborder l'étude des déclinaisons en y employant les efforts
exigés de son camarade musulman, et qui, nous le savons, non rien de
prohibitif.
Certes, la lecture d'un texte arabe
non voyellé offre une difficulté particulière. Chaque proposition se présente
comme une énigme. Le lecteur doit lui appliquer mentalement les règles de la
flexion et de la syntaxe , le même mot pouvant comporter une lecture
différentes selon sa fonction et son sens. Mais, ces règles acquises, et une
fois l'élève familiarisé avec le
mécanisme de la lecture, la voyellation devient pour lui un jeu d'enfant à condition qu'il prenne l'habitude de lire
intelligemment, car le sens et la forme sont étroitement liés . Qui comprend
bien , voyelle bien en arabe.
Les fins culturelles et spirituelles
qui s'attachent à l'étude de l'arabe ont été clairement exposées lors de la
journée pédagogique du 30 juin 1944 qui a, marqué une date dans la voie du
perfectionnement des méthodes.
Cependant on n'insistera jamais
assez sur la distinction qu'il convient de faire entre une langue vivante et
une langue morte, non seulement pour l'exactitude de la classification, mais
aussi, mais surtout, en raison des méthodes d'enseignement qui en découlent.
En partant du principe faux que
l'arabe est une langue morte, on le traite comme le latin que l'on enseigne
uniquement pour arriver à l'intelligence des monuments que l'antiquité nous a
laissés.
Or, l'arabe est une langue vivante.
Le Coran, non seulement a ouvert ses destinées, il lui assure en outre
l'éternité. De plus, il l'empêche de verser dans les langues dérivées à
l'exemple du latin par rapport aux langues romanes.
L'arabe se parle encore aujourd'hui dans les désert
d'Arabie comme il s'y parlait il y a des siècles.
Il évolue comme toutes les langues
vivantes en se débarrassant de ses déchets et en renouvelant son vocabulaire à
fur et à mesure des nouveaux besoins de l'homme, de la transformation de sa
pensée et de ses aspirations morales. Il possède, à cet effet, des ressources
immenses et des dispositions surprenantes d'assimilation.
La connaissance réelle d'une langue
vivante n'emprunte pas uniquement le caractère passif, elle est marquée par une
aptitude active à manier cette langue en la comprenant à la lecture et à
l'audition, en l'utilisant comme un moyen d'exprimer nos idées, nos sensations,
nos croyances, nos perceptions, nos actes..
Tous les exercices prescrits à
l'élève seront conçus dans cette pensée. Toutes les disciplines sont calculées
pour conduire à ce résultat.
Parmi les traditions dont on a
signalé les inconvénients et qu'il faut continuer à combattre, précisément
parce qu'elles ont fait autant de mal, qu'elles étaient ancrées dans nos
procédés, il faut signaler celui qui consiste à faire le cours en français
quand il s'agit d'enseigner l'arabe. On espère arriver ainsi plus vite à
l'entendement de l'étudiant , mais en contre partie de cet avantage, quelle
perte pour la langue étudiée.
La version figure parmi les
exercices qui ont vraiment la vie longue
malgré les fâcheuses habitudes d'esprit qu'elle crée en entretenant l'imprécision,
le vague , le flou.
Le thème, au contraire, devrait
occuper une place plus grande , plus raisonnable pour la rigueur, la réflexion
et la précision qu'il exige ainsi que la transformation dans la langue étudiée
qu'il permet de réaliser en obligeant l'élève à savoir sa grammaire et à
l'appliquer.
Mais, quelques soient les vertus des
procédés que l'on adoptera pour l'enseignement de l'arabe littéraire aux
français dans les lycées , elles ne seront étayées sur une base solide que dans
la mesure où elles auront été précédées, à l'école primaire, de l'étude
méthodique de l'arabe dialectal.
Ainsi donc, l'initiation des jeunes
français à l'arabe dialectal d'abord, à l'arabe classique ensuite, apparait
comme une nécessité .
Cette classification correspond aux
dispositions de l'enfant. Une langue familière dans les classes primaires, une
langue savante dans les classes secondaires.
A l'égard de sa propre langue, le jeune français ne
suit pas un ordre différent; il acquiert d'abord le français de la vie courante
dans sa famille , le français classique à l'école.
La littérature française
s'enrichit des œuvres que les auteurs
belges, suédois ou américains écrivent en français. Pourquoi n'espérions- nous
pas qu'un jour prochain, de la masse estudiantine française instruite dans
notre langue, surgira un écrivain, plusieurs écrivains, dont les œuvres
enrichiront notre littérature?
Cet exposé n'a pas la prétention de
résoudre le problème. Il a seulement pour objet d'y faire réfléchir et, à ce
titre, ne revendique que l'honneur d'avoir contribué à insérer la question dans
le cadre des préoccupations de la semaine pédagogique 1949 ».
M.Sadok Sebei , inspecteur de
l'enseignement arabe
Présentation Mongi Akrout,
Inspecteur général de l'éducation
Tunis, décembre 2021
source : Régence de Tunis - protectorat français
La semaine
pédagogique , organisée par la direction de l'instruction publique en Tunisie -
imprimerie officielle . Tunis 19-23
avril 1949 - pp.152-157
Pour accéder à la version FR,
cliquer ICI
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