dimanche 19 décembre 2021

Initiation des jeunes français à la langue arabe

 


Hédi Bouhouch

Le billet de cette semaine est consacré à la présentation d'une communication faite par M° Sadok Sebei, l'inspecteur d'arabe au cours de la séance plénière du 22 avril 1949 dans le cadre des travaux de la semaine pédagogique organisée par la direction de l'instruction publique à Tunis du 19 au 23 avril 1949 pour discuter des questions de l'enseignement en Tunisie.

Les participants avaient abordé plusieurs question dont la question de l'apprentissage de la langue arabe pour les jeunes français à l'école primaire, dans sa communication, M.Sadok Sebei avance  '' que l'école primaire doit s'employer à diffuser la langue arabe dans les mêmes conditions que la langue française… elle  doit enseigner à l'élève français la langue familiale, celle de la vie usuelle et de la conversation, et au lycée la langue classique". L'inspecteur expose ensuite la méthode qu'il croit la plus apte à aider les enfants français à acquérir la langue arabe ce qui " permettra de former une génération nouvelles de français  de Tunisie qui pourra parler l'idiome du pays avec la même facilité que sa propre langue".

 

L'exposé de M° Sadok Sebei

« La semaine se poursuit sous le signe de l'adaptation . Mais cette adaptation ne pourrait-elle pas, de même qu'elle se soucie de la matière, se préoccuper du facteur humain?

Ne croyez-vous pas que l'intérêt qui s'attache à ce que la géographie et l'histoire s'identifient avec le milieu , ne croyez- vous pas que ce intérêt est inséparable de l'adaptation de l'élève lui-même à ce milieu?

Quant à moi, je répondrait "oui" à cette question, moins pour justifier une causerie  qui, dans

Quant à moi, je répondrais "oui" à cette question, moins pour justifier une causerie  qui, dans la négative, n'aurait pas sa raison d'être, que parce que l'adaptation  sous toutes ses formes me parait être qu'une loi de la nature.

Tout sur terre y obéit. Tout ce qui existe ne peut jouir de l'harmonie de son existence que grâce à cette adaptation. car tout ce qui n'a pu ou n'a pas voulu s'adapter s'expose à des déficiences plus ou moins graves.

Or l'une des formes de cette adaptation est la langue. Comment concevoir une vie normale entre concitoyens qui ignorent leurs langues respectives?

On ne peut nier que l'élève tunisien, lui, ait été orienté de façon à atteindre  la formation indispensable qui lui permet des rapports réguliers avec les deux éléments principaux de la population.

Mais le jeune Français a-t-il reçu cette formation ? Peut -il parler autrement qu'en français à un Tunisien, pour échange d'idées, voire même de simples services?

Avons-nous l'occasion d'éprouver, à le voir étudier notre langue, la même satisfaction intime que le Français ne peut manquer de ressentir en voyant les Tunisiens s'initier à la sienne avec ardeur et application?

Le cœur du Français peut-il battre à l'unisson du notre devant une page de Maâri ou de Ghazali autant que notre cœur bat à l'unisson du sien devant un poème de Lamartine ou de Victor Hugo?

Il ya là une lacune à combler.

L'école primaire doit s'y employer en diffusant la langue arabe dans les mêmes conditions que la langue française .

L'école française doit enseigner à l'élève français la langue familiale , celle de la vie usuelle et de la conversation, et au lycée la langue classique.

Il n'entre pas dans mes intentions de proposer pour l'une ou l'autre de ces deux branches un programme que des compétences plus hautes et plus qualifiées pourront établir avec un maximum de garanties.

Je me bornerai seulement à énoncer quelques suggestions concernant d'abord l'enseignement dialectal .

On sait que pour parler n'importe quel dialecte il faut discriminer les sons  à l'oreille, et prononcer d'une façon suffisamment correcte .

L'oreille est , en effet , l'organe  réceptif du langage.

L'œil est fait pour percevoir les formes et les couleurs.

La cause première d'une prononciation et d'un accent vicieux , c'est l'étude des langues au moyen de la lecture .

De Braine , Directeur des écoles arabes d'Alger, relate que lorsque les interprètes de l'expédition de 1830 arrivèrent en Afrique, quoi qu'ils  eussent suivi avec zèle les leçons des plus doctes ( compétents) des professeurs de langues orientales  à Paris, ils reconnurent avec désappointement qu'ils ne pouvaient se faire entendre par les Algériens et qu'ils ne réussissaient pas mieux à les comprendre .

Certes,  on parvient par l'entrainement à acquérir la faculté d'instruire un sens par l'intermédiaire d'un autre, l'oreille par la vue, par exemple. A un mot écrit, c'est-à-dire muet , nous arrivons à donner la parole, à le faire entrer dans le monde des sons.

Les  exercices scolaires transforment peu à peu les élèves en oculaires plus ou moins complets, puisant plus ou moins leurs savoir dans les livres.

Mais le tout jeune enfant est inapte à percer le mystère qui travestit la parole vivante en caractères purement typographiques.

Nous bannirons donc, au moins , au cours préparatoire, tout ce qui écarte l'enfant de la méthode naturelle de l'acquisition du langage.

Cette méthode est celle-là  même qui a été suivi avec bonheur par sa mère pour lui apprendre le langage.

Les mots et les phrases lui ont été inculqués avec leur articulation propre et le ton qui en constitue pour ainsi dire l'âme, non par le moyen de la lecture au rythme si particulier , non au moyen de la syllabation  déformante, mais selon l'intonation juste et vivante.

Il faudrait donc , à mon sens, initier le jeune français au dialecte  parlé en exploitant ses dispositions auditives encore fraiches, dès son entrée à l'école.

Il s'agira de lui faire acquérir progressivement les éléments de langage usuel appliqué aux différents sujets de la vie courante.

Si, dans la méthode actuellement suivie, on doit approuver sans réserve le principe qui consiste à partir de l'objet pour aboutir au mot de la langue, on ne saurait admettre la classification artificielle des mots  tendant à les engranger dans la tête sans ordre que le fait grammaticale qui ne laisse dans la mémoire qu'une trace éphémère.

Il est indispensable de s'appuyer à cet effet sur l'un des rapports par lesquels l'esprit humain peut associer deux idées

Nous choisirons , quant à nous, le plus simple de tous, celui qui est familier à l'enfant, le rapport de succession. Dans le temps, tout est ordonné, tout est s'y succède.

Nous considérons d'autre part que l'unité linguistique, ce n'est pas le mot mais la phrase.

L'esprit humain débute en effet par la synthèse . La faculté de l'analyse n'est que le fruit de l'âge , de l'expérience ou de la réflexion. La première parole de l'enfant, fût -elle monosyllabique, n'est pas un mot simple, mais une phrase , une proposition complète, l'énoncé imparfait, informe d'un jugement complet.

Chacune de nos leçons consistera en un exercice ayant un but bien déterminé que la description ou le récit se propose d'atteindre. Ce sera, en d'autres termes, un acte général, défini par une série d'actes particuliers. Exemple : Ouvrir la porte . Voilà le but. Marcher vers la porte, s'approcher de la porte, arriver à la porte, s'arrêter, allonger le bras, prendre la poignée, tourner la poignée, tirer la porte; voilà les moyens.

L'exercice appris, et mis en action, on conçoit qu'il serait facile par des permutation successives d'initier l'enfant à l'emploi correct de toutes les variétés  des temps, des personnes, des formes…

Le fond du dialecte ainsi acquis devra faire l'objet d'un usage immédiat et régulier, ce qui stimulera le zèle et la persévérance de l'élève en lui démontrant l'utilité pratique du langage étudié.

Ce n'est qu'au cours élémentaire qu'on commencera l'étude  de la lecture et l'écriture pour permettre à l'enfant d'exercer utilement  ses facultés oculaires qui se développent progressivement et  tendent à devenir le principal moyen de l'acquisition des connaissances.

Cet enseignement sera poursuivi aux cours moyen  et supérieur et devra contribuer à une connaissance de plus en plus étendue du vocabulaire ainsi qu'à l'initiation aux règles principales de la grammaire.

Je pense  que ce procédé qui s'adapte , d'une part , au caractère principalement oral du dialecte et, d'autre part, à l'évolution progressive des disposition du jeune élève , permettra de former une génération nouvelles de français  de Tunisie qui pourra parler l'idiome du pays avec la même facilité que sa propre langue .

Ici s'arrête mon rôle au primaire . Je vous confie l'étudiant  en vue de sa formation en arabe régulier dont la parenté avec l'idiome du pays se manifeste à chaque articulation.

Cette connaissance du dialecte aidera l'étudiant français  comme elle aide son  camarade tunisien à acquérir la langue classique.

Elle constitue le meilleur moyen d'action pour combattre les préjugés philologiques qui s'élèvent contre la langue arabe , représentée comme l'une des langue les plus difficile à étudier.

En effet, l'écueil de " l'alphabet inaccoutumé et des sons gutturaux ( durs) difficiles" ayant été franchi et un fond linguistique important acquis, il sera désormais  possible à l'élève, ainsi familiarisé avec l'accent arabe, d'aborder l'étude des déclinaisons en y employant les efforts exigés de son camarade musulman, et qui, nous le savons, non rien de prohibitif.

Certes, la lecture d'un texte arabe non voyellé offre une difficulté particulière. Chaque proposition se présente comme une énigme. Le lecteur doit lui appliquer mentalement les règles de la flexion et de la syntaxe , le même mot pouvant comporter une lecture différentes selon sa fonction et son sens. Mais, ces règles acquises, et une fois l'élève familiarisé  avec le mécanisme de la lecture, la voyellation devient pour lui un jeu d'enfant  à condition qu'il prenne l'habitude de lire intelligemment, car le sens et la forme sont étroitement liés . Qui comprend bien , voyelle bien en arabe.

Les fins culturelles et spirituelles qui s'attachent à l'étude de l'arabe ont été clairement exposées lors de la journée pédagogique du 30 juin 1944 qui a, marqué une date dans la voie du perfectionnement des méthodes.

Cependant on n'insistera jamais assez sur la distinction qu'il convient de faire entre une langue vivante et une langue morte, non seulement pour l'exactitude de la classification, mais aussi, mais surtout, en raison des méthodes d'enseignement qui en découlent.

En partant du principe faux que l'arabe est une langue morte, on le traite comme le latin que l'on enseigne uniquement pour arriver à l'intelligence des monuments que l'antiquité nous a laissés.

Or, l'arabe est une langue vivante. Le Coran, non seulement a ouvert ses destinées, il lui assure en outre l'éternité. De plus, il l'empêche de verser dans les langues dérivées à l'exemple du latin par rapport aux langues romanes.

L'arabe  se parle encore aujourd'hui dans les désert d'Arabie comme il s'y parlait il y a des siècles.

Il évolue comme toutes les langues vivantes en se débarrassant de ses déchets et en renouvelant son vocabulaire à fur et à mesure des nouveaux besoins de l'homme, de la transformation de sa pensée et de ses aspirations morales. Il possède, à cet effet, des ressources immenses et des dispositions surprenantes d'assimilation.

La connaissance réelle d'une langue vivante n'emprunte pas uniquement le caractère passif, elle est marquée par une aptitude active à manier cette langue en la comprenant à la lecture et à l'audition, en l'utilisant comme un moyen d'exprimer nos idées, nos sensations, nos croyances, nos perceptions, nos actes..

Tous les exercices prescrits à l'élève seront conçus dans cette pensée. Toutes les disciplines sont calculées pour conduire à ce résultat.

Parmi les traditions dont on a signalé les inconvénients et qu'il faut continuer à combattre, précisément parce qu'elles ont fait autant de mal, qu'elles étaient ancrées dans nos procédés, il faut signaler celui qui consiste à faire le cours en français quand il s'agit d'enseigner l'arabe. On espère arriver ainsi plus vite à l'entendement de l'étudiant , mais en contre partie de cet avantage, quelle perte pour la langue étudiée.

La version figure parmi les exercices qui ont vraiment la vie longue  malgré les fâcheuses habitudes d'esprit qu'elle crée en entretenant l'imprécision, le vague , le flou.

Le thème, au contraire, devrait occuper une place plus grande , plus raisonnable pour la rigueur, la réflexion et la précision qu'il exige ainsi que la transformation dans la langue étudiée qu'il permet de réaliser en obligeant l'élève à savoir sa grammaire et à l'appliquer.

Mais, quelques soient les vertus des procédés que l'on adoptera pour l'enseignement de l'arabe littéraire aux français dans les lycées , elles ne seront étayées sur une base solide que dans la mesure où elles auront été précédées, à l'école primaire, de l'étude méthodique de l'arabe dialectal.

Ainsi donc, l'initiation des jeunes français à l'arabe dialectal d'abord, à l'arabe classique ensuite, apparait comme une nécessité .

Cette classification correspond aux dispositions de l'enfant. Une langue familière dans les classes primaires, une langue savante dans les classes secondaires.

A l'égard  de sa propre langue, le jeune français ne suit pas un ordre différent; il acquiert d'abord le français de la vie courante dans sa famille , le français classique à l'école.

La littérature française s'enrichit  des œuvres que les auteurs belges, suédois ou américains écrivent en français. Pourquoi n'espérions- nous pas qu'un jour prochain, de la masse estudiantine française instruite dans notre langue, surgira un écrivain, plusieurs écrivains, dont les œuvres enrichiront notre littérature?

Cet exposé n'a pas la prétention de résoudre le problème. Il a seulement pour objet d'y faire réfléchir et, à ce titre, ne revendique que l'honneur d'avoir contribué à insérer la question dans le cadre des préoccupations de la semaine pédagogique 1949 ».

 

M.Sadok Sebei , inspecteur de l'enseignement arabe

Présentation Mongi Akrout, Inspecteur général de l'éducation

Tunis, décembre 2021

source : Régence de Tunis - protectorat français

La semaine pédagogique , organisée par la direction de l'instruction publique en Tunisie - imprimerie officielle  . Tunis 19-23 avril 1949 - pp.152-157

Pour accéder à la version FR, cliquer ICI

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