Le blog
pédagogique publie cette semaine un article du professeur Houcine Jaïdi où il
traite du retour de la section « Lettres »
dans les lycées pilotes après une
absence de plus de 20 années , cet article est paru dans le journal
électronique « Leaders » le 11 octobre
2016[1] , et vu
l’importance des idées et des thèses qui y sont développées , nous avons sollicité
l’autorisation de son auteur pour le publier dans le blog
pédagogique et en faire profiter ses fidèles lecteurs , qu’il en soit remercié vivement.
NB. Nous
nous sommes permis d’insérer quelques notes de bas de page dans le souci d’expliciter
quelques points.
Houcine Jaïdi est Professeur d’enseignement supérieur à l’Université de Tunis ( spécialiste d’histoire ancienne ) , il s’intéresse à coté
de sa spécialité aux questions relatives à l’éducation, l’enseignement supérieur
, la recherche scientifique et le patrimoine culturel , il a de nombreuses
contributions dans des conférences scientifiques , les revues et la presse
tunisiennes et étrangères
Hédi Bouhouch & Mongi Akrout
le texte de l'article
"Dans le vacarme médiatique assourdissant de la rentrée
scolaire 2016, une mesure de grande portée risque de passer inaperçue. Il
s’agit de l’ouverture de la filière ‘’Lettres’’ dans les lycées pilotes de
Tunis, Sousse et Sfax[2]. Annoncée par le ministre
de l’Education au cours de la conférence de presse qu’il a tenue la veille de
la rentrée, l’information manquait de précision.
Il s’agit d’abord de la mise en
exécution d’une mesure qui devait être appliquée à partir de la rentrée 2015
comme l’annonçait un communiqué officiel du mois de février de la même année.
Par ailleurs, au lieu de parler de création, le ministre aurait dû annoncer la
réouverture d’une filière créée, il y a une trentaine d’années, dans le Lycée
(pilote) Habib Bourguiba qui a ouvert ses portes en 1983. La filière ‘’Lettres
‘’ a répondu au vœu des élèves de la première promotion de ce lycée, qui
avaient exprimé, à la fin de la 3è Année du Secondaire (Ancien régime de
l’Enseignement Secondaire long avec un cursus de 7 ans), de poursuivre leurs
études en filière ‘’Lettres’’.
La suppression de cette filière, qui a
eu lieu en 1993, après la sortie de la quatrième promotion, n’a jamais été
expliquée à l’opinion publique. Ceux qui s’intéressaient au monde de
l’éducation en ont été réduits à toutes sortes de supputations dont la plus
plausible était la baisse vertigineuse des effectifs des élèves intéressés par
la filière ‘’Lettres’’. En effet, alors que la première promotion de
bacheliers littéraires comprenait 26 volontaires, la quatrième et dernière n’en
comptait plus que 12. Le monde de l’éducation a eu à supporter, pendant de
longues années les effets néfastes d’une mauvaise décision dans laquelle
l’aberration le disputait à l’injustice.
Même limitée, pour la rentrée 2016, à
trois grandes villes côtières, la récente décision ministérielle a le mérite de
susciter de grands espoirs tant pour l’Enseignement Secondaire que pour
l’Enseignement Supérieur et la Recherche Scientifique relatifs à des domaines
majeurs du savoir, brimés depuis longtemps. Mais les conditions de la (re)mise
en place de la filière ‘’Lettres’’ inquiètent et invitent à la vigilance.
Une réhabilitation salutaire pour la formation en Lettres et en Sciences
Humaines et Sociales
Tous les observateurs qualifiés ont
remarqué, au cours des vingt dernières années, la baisse vertigineuse du niveau
des étudiants des sections de Lettres ainsi que celles des Sciences Humaines et
Sociales dans les nombreux établissements d’Enseignement Supérieur tunisiens.
Le ministère de tutelle en est arrivé, par exemple, à orienter vers les
sections de Lettres des bacheliers qui ne maîtrisent aucune langue, en vue de
les préparer (essentiellement) au métier d’enseignant.
Le grand gâchis qui a découlé de cette
politique suicidaire peut être observé au niveau des résultats des apprenants
tant au niveau de la maîtrise du savoir reçu qu’à celui de la recherche à
laquelle accèdent les moins mauvais parmi eux. Il est aussi dévoilé par le
niveau des élèves qu’ils forment dans les collèges et les lycées. Victimes plus
que coupables, ces produits de l’Université tunisienne pourront toujours
opposer à leur détracteurs le fait qu’ils ont été orientés, formés et embauchés
dans des domaines qu’ils n’ont pas réellement choisis.
L’une des explications majeures de ce
dévoiement de l’Education et de l’Enseignement Supérieur réside dans le statut
mineur réservé aux Lettres et aux Sciences Humaines dans les lycées (contenu
des manuels, coefficients minorés, horaires saugrenus, absence de bibliothèques
scolaires et de laboratoires de langue, méthodes d’enseignement obsolètes…).
Sauf exception, les bons élèves des lycées (même en langue) sont orientés vers
les sections techniques et scientifiques jugées plus nobles et capables de
garantir un meilleur avenir, particulièrement sur le plan matériel.
A leur début, les lycées pilotes ont
compris des classes de Lettres. Mais la perception négative de cette formation,
largement partagée dans la société et au niveau de nombreux décideurs a conduit
à la suppression de ces classes. De ce fait, les lycées pilotes sont devenus le
domaine réservé des sciences exactes et expérimentales. En cela, la Tunisie
s’est tristement distinguée, jusque dans ses établissements publics élitistes,
par le mépris officiel des formations dont les lettres de noblesse remontent à
la plus haute Antiquité et qui sont encore en grande estime dans les pays les
plus en avance dans les domaines techniques et scientifiques.
Les ravages incommensurables causés
en Tunisie, au cours des dernières décennies, par l’inculture de nombreux
‘’scientifiques’’ privés des lumières de l’humanisme et l’endoctrinement facile
de ceux dont l’esprit n’a jamais été formé à la critique semblent avoir décidé
nos décideurs à revoir leur copie.
Les grands dangers de la précipitation[3]
Pour plusieurs raisons, il est à
craindre que le rétablissement de la filière ‘’Lettres’’ dans les lycées
pilotes ne tourne court avec, au bout du compte, des arguments qui favoriseront,
de nouveau, la marche arrière.
Il est grave de constater que, plusieurs semaines après la date officielle de la rentrée scolaire, aucun lycée pilote n’a pu puiser dans son vivier pour constituer une seule classe de Lettres. Pouvait-on s’attendre à autre chose dans un contexte où la filière ‘’Lettres’’ est dépréciée par et dans l’institution scolaire elle-même pour les raisons précitées et à cause de l’image négative qui entoure le cursus des études et les perspectives d’emploi ? N’est-elle pas perçue par les parents et les élèves comme une voie de garage et au mieux comme une section sans débouchés gratifiants, fréquentée par des élèves de niveau médiocre voire faible ?
Il est grave de constater que, plusieurs semaines après la date officielle de la rentrée scolaire, aucun lycée pilote n’a pu puiser dans son vivier pour constituer une seule classe de Lettres. Pouvait-on s’attendre à autre chose dans un contexte où la filière ‘’Lettres’’ est dépréciée par et dans l’institution scolaire elle-même pour les raisons précitées et à cause de l’image négative qui entoure le cursus des études et les perspectives d’emploi ? N’est-elle pas perçue par les parents et les élèves comme une voie de garage et au mieux comme une section sans débouchés gratifiants, fréquentée par des élèves de niveau médiocre voire faible ?
Est-il sensé d’essayer de
convaincre des élèves admis aux concours hyper-sélectifs d’entrée aux
collèges et aux lycées pilotes et brillants aussi bien dans les matières
scientifiques que littéraires de rejoindre la filière ‘’Lettres’’
lorsque l’institution ne fait rien au niveau du cursus des études
et des programmes pour la valoriser ? Supposons que leur passion pour les
lettres amène certains parmi ces élèves à demander à y être orientés, peut-on
raisonnablement avoir l’adhésion de leurs parents qui rêvent de les former dans
des institutions prestigieuses et valorisées, d’en faire des ingénieurs ou des
médecins ? Sans réformes en amont et en aval pour une remise de la filière
‘’Lettres’’ au niveau de la filière ‘’Sciences’’ et de la filière
‘’Mathématiques’’, pour rendre leur lustre aux facultés des lettres et sciences
humaines, aux instituts préparatoires aux études littéraires et aux métiers de
l’enseignement, le ralliement des parents à la cause des lettres et des
humanités serait un vœu pieux.
Mais pour peu que les décideurs initient
les réformes appropriées, la réhabilitation de la filière n’est aujourd’hui ni
une utopie, ni une gageure. Elle pourrait redorer aisément son blason et
retrouver le prestige des années où baptisée « Philo-lettres modernes »,
elle pouvait encore former des étudiants capables de poursuivre brillamment des
études de lettres et de sciences humaines et même de médecine et de
pharmacie puis devenir des professeurs agrégés de médecine et chefs de
services.
On comprend, dès lors, pourquoi le
concours sur dossier organisé avant l’actuelle rentrée, en vue d’admettre des
élèves orientés en deuxième Année de la filière ‘’Lettres’’ dans des
lycées ‘’ordinaires’’, pendant l’année scolaire 2015-2016, en troisième Année
de même filière dans des lycées pilotes, a été un échec total. La poignée
d’élèves qui a été admise au concours ne permet même pas d’ouvrir une seule
classe de lettres dans un seul lycée pilote. Mais le ministère se montre
déterminé à tenter l’expérience dès cette rentrée n’hésitant pas à avaliser l’ouverture
d’une classe comprenant 8 élèves dans l’un des lycées pilotes de la capitale.
Ce constat confirme la méfiance vis-à-vis des études littéraires ou pour le
moins l’incompréhension qui règne du côté des élèves et des parents toutes
catégories de lycées confondues. Pour en venir à bout et redorer le blason de
la filière ‘’Lettres’’, l’autorité de tutelle doit dans un premier temps
et, avant d’initier des réformes profondes impliquant une refonte totale des
études de lettres dans les lycées, prévoir des mesures susceptibles d’emporter
l’adhésion des élèves et des parents les plus favorables à une orientation dans
la filière littéraire.
Les nécessaires mesures d’accompagnement
S’agissant du renouvellement d’une
expérience qui a avorté par le passé, dans un contexte différent de celui des
années 80, il est d’abord impératif, pour l’autorité de tutelle, de lui assurer
une médiatisation planifiée et confiée à des personnes qualifiées, qui peut
prendre la forme d’une campagne d’information. Ce serait suicidaire de se
contenter de quelques passages sur les plateaux de télévisions ou sur les
antennes des radios à la recherche du buzz, d’autant que l’avenir de
nombreux élèves, source d’inquiétudes légitimes pour leurs parents, est en jeu.
Sur ce plan, le bon encadrement de la première promotion, dès cette année scolaire,
aura beaucoup d’impact sur les candidats intéressés par l’expérience et sur
l’opinion publique.
Une bonne entrée en matière consistera à
présenter aux élèves les établissements vers lesquels ils seront orientés après
le baccalauréat et qui sont pour la plupart trop peu connus. En effet, mises à
part, les facultés de Droit auxquels se destinent de nombreux bacheliers
Lettres, peu de gens connaissent le reste des établissements. Ce manque de
visibilité concerne particulièrement l’Institut Préparatoire aux Etudes
Littéraires et Sciences Humaines (IPELSHT) et l’Ecole Normale Supérieure
(ENS).
L’IPELSHT a été créé en 2002 pour être, dans le domaine des Lettres et des
Sciences Humaines, le pendant de l’Institut Préparatoire aux Etudes
Scientifiques et Techniques (IPEST), si connu. L’Ecole Normale Supérieure
(ENS), à l’histoire longue et prestigieuse, est elle aussi très peu connue.
Cette grande Ecole, qui a ouvert ses portes en 1956, a constitué le premier
noyau de l’Enseignement Supérieur de la toute jeune République tunisienne.
Pendant des décennies, ses sections ‘’Lettres’’ et ‘’Sciences Humaines’’
ont formé des milliers d’enseignants du Secondaire et d’enseignants-chercheurs
du Supérieur qui ont côtoyé, pendant leur formation, les étudiants des sections
‘’Sciences’’, avec beaucoup de profit mutuel. Elle a encore pour mission
essentielle de préparer ses élèves au concours de l’Agrégation. Mais ses
diplômés peuvent s’engager dans la voie de la recherche s’ils le souhaitent.
Beaucoup l’ont fait jusqu’ici.
Pour la pérennité de la filière ‘’Lettres’’ des lycées pilotes, des
réformes urgentes doivent être entreprises en vue d’adapter l’IPELSHT, l’ENS et
le concours de l’Agrégation à la nouvelle donne.
Il est notoire que l’IPELSHT, comparé à l’IPEST, a souffert, depuis sa
création, d’un manque de visibilité pour l’opinion publique. Maintenant que les
classes de ‘’Lettres’’ des lycées pilotes vont lui assurer un recrutement de
qualité doublé d’une motivation assurée, l’établissement et son autorité de
tutelle sont en devoir de reconsidérer tout ce qui doit être revu. Assurément,
les réformes urgentes ne manquent pas.
Le cas de l’ENS est plus complexe tant
les problèmes de l’établissement sont grands et enchevêtrés. Son examen
s’impose comme une urgence absolue. Il y va de l’avenir d’une Grande Ecole dont
la bonne réputation dépassait les frontières du pays. Depuis le début des
années 1980, elle a été soumise à des expérimentations où l’arbitraire se
mêlait à l’amateurisme : implantation éphémère de deux Ecoles Normales
Supérieures à Bizerte et à Sousse, suppression de l’établissement qui se
trouvait à Tunis, réouverture de l’établissement de la capitale,
changement du mode de recrutement des étudiants et de la plupart des
enseignants… A cela s’ajoute une grande instabilité au niveau de sa direction
scientifique et des cadres supérieurs de son administration.
Le nombre de postes ouverts, ces
dernières années, aux concours de l’Agrégation en Lettres et en Sciences
Humaines est, souvent, ridicule. Est très discutable la ventilation des centres
de formation et d’examens relatifs à ces concours. N’est pas moins
problématique le moule du Système LMD qui a été imposé au concours de
l’Agrégation. L’inégalité des chances entre les candidats littéraires et les
candidats scientifiques, au niveau des conditions matérielles de la préparation
du concours, relève de l’injustice criarde.
S’occuper de tous ces dossiers ne
suffira pas. Il sera utile d’accorder, à tous ceux qui en sont dignes, parmi
les agrégés de l’ENS, une bourse, au mérite, pour la préparation d’un Mastère
de recherche et d’une thèse de doctorat. Le statut de boursier du 3è
Cycle, qui a été créé à l’ENS, il y a près d’un demi-siècle, est, à tout point
de vue, nettement plus avantageux que le statut hybride d’ ‘’agrégé de
l’Enseignement Supérieur’’, source de tant de frustrations et de problèmes. Une
prise en charge de la participation des étudiants de l’IPELSH au concours
d’entrée aux Ecoles Normales Supérieures françaises mettrait l’établissement
tunisien à égalité avec l’IPEST dont les étudiants participent, aux frais de
l’Etat tunisien, aux concours d’entrée aux Grandes Ecoles françaises. Elle
constituera, à l’aval, une source d’émulation pour l’ENS de Tunis et, à
l’amont, une motivation de plus pour les élèves de la filière ’’Lettres’’ des
lycées pilotes.
Des visites pourraient être organisées
au profit des élèves de la filière ‘’Lettres’’ des lycées pilotes en fonction
de leur niveau. Elles pourront concerner les sites naturels, les sites
archéologiques, les musées et les établissements dans lesquels ils pourraient
se retrouver plus tard, en tant qu’étudiants, enseignants et/ou chercheurs
(IPELSHT, ENS, Archives nationales, Bibliothèque nationale, Beit el Hikma…).
Cela vaudra mille fois mieux que les inconsistantes ‘’Journées d’information
relatives à l’orientation universitaire’’ qui suivent chaque année la
proclamation des résultats du Baccalauréat et qui n’ont jamais prouvé leur
utilité.
Houcine Jaïdi
Professeur à l’Université de Tunis
Professeur à l’Université de Tunis
[1] http://www.leaders.com.tn/article/20711-lycees-pilotes-la-re-ouverture-de-la-filiere-lettres-indispensable-mais-precipitee
[2] En réalité la circulaire 53-06-2016 du 13/07/2016 (http://www.administration.education.gov.tn/2016-07-14/53062016.pdf)
parle d’ouvrir une classe de 3ème lettres dans 5 lycées
pilotes ( Lycée pilote Bourguiba de
Tunis, LP du Kef, LP de Gafsa , LP de Sfax,) dans les faits l’affluence
n’était pas au rendez-vous et deux
établissements ont réussi a démarré
l’expérience mais il semble , il s’agit du LP Bourguiba et du LP de Sousse mais
dans les deux cas le nombre d’élèves est très « timide », le rapport
officiel sur la rentrée scolaire
2016/2017 publié par le ministère parle de 3 centres ( Tunis , Sfax et
Sousse) voir le rapport p 141
http://www.administration.education.gov.tn/2016-07-14/53062016.pdf
[3] la parution de la circulaire en pleine vacance d’été ( le 13
juillet ) et les délais imposés ( 15 juillet dernier délai pour informer les
élèves concernés et le 25 juillet pour envoyer leur réponse ) et
l’absence d’une campagne de communication expliquent
en grande partie ce résultat .
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