lundi 28 novembre 2016

Lycées pilotes : la (ré) ouverture de la filière «lettres», indispensable mais précipitée




Le blog pédagogique publie cette semaine un article du professeur Houcine Jaïdi où il traite  du retour de la section « Lettres »  dans les lycées pilotes après une absence de plus de 20 années   , cet article est paru dans le journal électronique « Leaders »  le 11 octobre 2016[1] , et vu l’importance des idées et des thèses qui y sont développées , nous avons sollicité    l’autorisation  de son auteur pour le publier dans le blog pédagogique et en faire profiter ses fidèles lecteurs  , qu’il en soit remercié vivement.

NB. Nous nous sommes permis d’insérer quelques notes de bas de page dans le souci d’expliciter quelques points.


Houcine Jaïdi  est Professeur  d’enseignement supérieur à l’Université  de Tunis ( spécialiste  d’histoire ancienne ) , il s’intéresse à coté de sa spécialité aux questions relatives à l’éducation, l’enseignement supérieur , la recherche scientifique et le patrimoine culturel , il a de nombreuses contributions dans des conférences scientifiques , les revues et la presse tunisiennes et étrangères


Hédi Bouhouch & Mongi Akrout 
le texte de l'article
"Dans le vacarme médiatique assourdissant de la rentrée scolaire 2016, une mesure de grande portée risque de passer inaperçue. Il s’agit de l’ouverture de la filière ‘’Lettres’’ dans les lycées pilotes de Tunis, Sousse et Sfax[2]. Annoncée par le ministre de l’Education au cours de la conférence de presse qu’il a tenue la veille de la rentrée, l’information manquait de précision.
Il s’agit d’abord de la mise en exécution d’une mesure qui devait être appliquée à partir de la rentrée 2015 comme l’annonçait un communiqué officiel du mois de février de la même année. Par ailleurs, au lieu de parler de création, le ministre aurait dû annoncer la réouverture d’une filière créée, il y a une trentaine d’années, dans le Lycée (pilote) Habib Bourguiba qui a ouvert ses portes en 1983. La filière ‘’Lettres ‘’ a répondu au vœu des élèves de la première promotion de ce lycée, qui avaient exprimé, à la fin de la 3è Année du Secondaire (Ancien régime de l’Enseignement Secondaire long avec un cursus de 7 ans), de poursuivre leurs études en filière ‘’Lettres’’.
La suppression de cette filière, qui a eu lieu en 1993, après la sortie de la quatrième promotion, n’a jamais été expliquée à l’opinion publique. Ceux qui s’intéressaient au monde de l’éducation en ont été réduits à toutes sortes de supputations dont la plus plausible était la baisse vertigineuse des effectifs des élèves intéressés par la filière ‘’Lettres’’. En effet, alors que la première promotion  de bacheliers littéraires comprenait 26 volontaires, la quatrième et dernière n’en comptait plus que 12. Le monde de l’éducation a eu à supporter, pendant de longues années les effets néfastes d’une mauvaise décision dans laquelle l’aberration le disputait à l’injustice.
Même limitée, pour la rentrée 2016, à trois grandes villes côtières, la récente décision ministérielle a le mérite de susciter de grands espoirs tant pour l’Enseignement Secondaire que pour l’Enseignement Supérieur et la Recherche Scientifique relatifs à des domaines majeurs du savoir, brimés depuis longtemps. Mais les conditions de la (re)mise en place de la filière ‘’Lettres’’ inquiètent et invitent à la vigilance.
Une réhabilitation salutaire pour la formation en Lettres et en Sciences Humaines et Sociales
Tous les observateurs qualifiés ont remarqué, au cours des vingt dernières années, la baisse vertigineuse du niveau des étudiants des sections de Lettres ainsi que celles des Sciences Humaines et Sociales dans les nombreux établissements d’Enseignement Supérieur tunisiens. Le ministère de tutelle en est arrivé, par exemple, à orienter vers les sections de Lettres des bacheliers qui ne maîtrisent aucune langue, en vue de les préparer (essentiellement) au métier d’enseignant. 
Le grand gâchis qui a découlé de cette politique suicidaire peut être observé au niveau des résultats des apprenants tant au niveau de la maîtrise du savoir reçu  qu’à celui de la recherche à laquelle accèdent les moins mauvais parmi eux. Il est aussi dévoilé par le niveau des élèves qu’ils forment dans les collèges et les lycées. Victimes plus que coupables, ces produits de l’Université tunisienne pourront toujours opposer à leur détracteurs le fait qu’ils ont été orientés, formés et embauchés dans des domaines qu’ils n’ont pas réellement choisis. 
L’une des explications majeures de ce dévoiement de l’Education et de l’Enseignement Supérieur réside dans le statut mineur réservé aux Lettres et aux Sciences Humaines dans les lycées (contenu des manuels, coefficients minorés, horaires saugrenus, absence de bibliothèques scolaires et de laboratoires de langue, méthodes d’enseignement obsolètes…). Sauf exception, les bons élèves des lycées (même en langue) sont orientés vers les sections techniques et scientifiques jugées plus nobles et capables de garantir un meilleur avenir, particulièrement sur le plan matériel.
A leur début, les lycées pilotes ont compris des classes de Lettres. Mais la perception négative de cette formation, largement partagée dans la société et au niveau de nombreux décideurs a conduit à la suppression de ces classes. De ce fait, les lycées pilotes sont devenus le domaine réservé des sciences exactes et expérimentales. En cela, la Tunisie s’est tristement distinguée, jusque dans ses établissements publics élitistes, par le mépris officiel des formations dont les lettres de noblesse remontent à la plus haute Antiquité et qui sont encore en grande estime dans les pays les plus en avance dans les domaines techniques et scientifiques. 
Les ravages incommensurables causés en Tunisie, au cours des dernières décennies, par l’inculture de nombreux ‘’scientifiques’’ privés des lumières de l’humanisme et l’endoctrinement facile de ceux dont l’esprit n’a jamais été formé à la critique semblent avoir décidé nos décideurs à revoir leur copie.
Les grands dangers de la précipitation[3]
Pour plusieurs raisons, il est à craindre que le rétablissement de la filière ‘’Lettres’’ dans les lycées pilotes ne tourne court avec, au bout du compte, des arguments qui favoriseront, de nouveau, la marche arrière.
Il est grave de constater que, plusieurs semaines après la date officielle de la rentrée scolaire, aucun lycée pilote n’a pu puiser dans son vivier pour constituer une seule classe de Lettres. Pouvait-on s’attendre à autre chose dans un contexte où la filière ‘’Lettres’’ est dépréciée par et dans l’institution scolaire elle-même pour les raisons précitées et à cause de l’image négative qui entoure le cursus des études et les perspectives d’emploi ? N’est-elle pas perçue par les parents et les élèves comme une voie de garage et au mieux comme une section sans débouchés gratifiants, fréquentée par des élèves de niveau médiocre voire faible ? 
Est-il sensé d’essayer de convaincre des élèves admis aux concours hyper-sélectifs d’entrée aux collèges et aux lycées pilotes et brillants aussi bien dans les matières scientifiques que littéraires de rejoindre la filière ‘’Lettres’’ lorsque   l’institution ne fait rien au niveau du cursus des études et des programmes pour la valoriser ? Supposons que leur passion pour les lettres amène certains parmi ces élèves à demander à y être orientés, peut-on raisonnablement avoir l’adhésion de leurs parents qui rêvent de les former dans des institutions prestigieuses et valorisées, d’en faire des ingénieurs ou des médecins ? Sans réformes en amont et en aval pour une remise de la filière ‘’Lettres’’ au niveau de la filière ‘’Sciences’’ et de la filière ‘’Mathématiques’’, pour rendre leur lustre aux facultés des lettres et sciences humaines, aux instituts préparatoires aux études littéraires et aux métiers de l’enseignement, le ralliement des parents à la cause des lettres et des humanités serait un vœu pieux.
Mais pour peu que les décideurs initient les réformes appropriées, la réhabilitation de la filière n’est aujourd’hui ni une utopie, ni une gageure. Elle pourrait redorer aisément son blason et retrouver le prestige des années où baptisée «  Philo-lettres modernes », elle pouvait encore former des étudiants capables de poursuivre brillamment des études de lettres et de sciences humaines et même de médecine et de pharmacie  puis devenir des professeurs agrégés de médecine et chefs de services.
On comprend, dès lors, pourquoi le concours sur dossier organisé avant l’actuelle rentrée, en vue d’admettre des élèves orientés en deuxième Année de la filière ‘’Lettres’’ dans des lycées ‘’ordinaires’’, pendant l’année scolaire 2015-2016, en troisième Année de même filière dans des lycées pilotes, a été un échec total. La poignée d’élèves qui a été admise au concours ne permet même pas d’ouvrir une seule classe de lettres dans un seul lycée pilote. Mais le ministère se montre déterminé à tenter l’expérience dès cette rentrée n’hésitant pas à avaliser l’ouverture d’une classe comprenant 8 élèves dans l’un des lycées pilotes de la capitale. Ce constat confirme la méfiance vis-à-vis des études littéraires ou pour le moins l’incompréhension qui règne du côté des élèves et des parents toutes catégories de lycées confondues. Pour en venir à bout et redorer le blason de la filière ‘’Lettres’’,  l’autorité de tutelle doit dans un premier temps et, avant d’initier des réformes profondes impliquant une refonte totale des études de lettres dans les lycées, prévoir des mesures susceptibles d’emporter l’adhésion des élèves et des parents les plus favorables à une orientation dans la filière littéraire.

Les nécessaires mesures d’accompagnement
S’agissant du renouvellement d’une expérience qui a avorté par le passé, dans un contexte différent de celui des années 80, il est d’abord impératif, pour l’autorité de tutelle, de lui assurer une médiatisation planifiée et confiée à des personnes qualifiées, qui peut prendre la forme d’une campagne d’information. Ce serait suicidaire de se contenter de quelques passages sur les plateaux de télévisions ou sur les antennes des radios à la recherche du buzz, d’autant que l’avenir de nombreux élèves, source d’inquiétudes légitimes pour leurs parents, est en jeu. Sur ce plan, le bon encadrement de la première promotion, dès cette année scolaire, aura beaucoup d’impact sur les candidats intéressés par l’expérience et sur l’opinion publique.
Une bonne entrée en matière consistera à présenter aux élèves les établissements vers lesquels ils seront orientés après le baccalauréat et qui sont pour la plupart trop peu connus. En effet, mises à part, les facultés de Droit auxquels se destinent de nombreux bacheliers Lettres, peu de gens connaissent le reste des établissements. Ce manque de visibilité concerne particulièrement l’Institut Préparatoire aux Etudes Littéraires et Sciences Humaines (IPELSHT) et l’Ecole Normale Supérieure (ENS).
L’IPELSHT a été créé en 2002 pour être, dans le domaine des Lettres et des Sciences Humaines,  le pendant de l’Institut Préparatoire aux Etudes Scientifiques et Techniques (IPEST), si connu. L’Ecole Normale Supérieure (ENS), à l’histoire longue et prestigieuse, est elle aussi très peu connue. Cette grande Ecole, qui a ouvert ses portes en 1956, a constitué le premier noyau de l’Enseignement Supérieur de la toute jeune République tunisienne. Pendant  des décennies, ses sections ‘’Lettres’’ et ‘’Sciences Humaines’’ ont formé des milliers d’enseignants du Secondaire et d’enseignants-chercheurs du Supérieur qui ont côtoyé, pendant leur formation, les étudiants des sections ‘’Sciences’’, avec beaucoup de profit mutuel. Elle a encore pour mission essentielle de préparer ses élèves au concours de l’Agrégation. Mais ses diplômés peuvent s’engager dans la voie de la recherche s’ils le souhaitent. Beaucoup l’ont fait jusqu’ici.

Pour la pérennité de la filière ‘’Lettres’’ des lycées pilotes, des réformes urgentes doivent être entreprises en vue d’adapter l’IPELSHT, l’ENS et le concours de l’Agrégation à la nouvelle donne.
Il est notoire que l’IPELSHT, comparé à l’IPEST, a souffert, depuis sa création, d’un manque de visibilité pour l’opinion publique. Maintenant que les classes de ‘’Lettres’’ des lycées pilotes vont lui assurer un recrutement de qualité doublé d’une motivation assurée, l’établissement et son autorité de tutelle sont en devoir de reconsidérer tout ce qui doit être revu. Assurément, les réformes urgentes ne manquent pas.
Le cas de l’ENS est plus complexe tant les problèmes de l’établissement sont grands et enchevêtrés. Son examen s’impose comme une urgence absolue. Il y va de l’avenir d’une Grande Ecole dont la bonne réputation dépassait les frontières du pays. Depuis le début des années 1980, elle a été soumise à des expérimentations où l’arbitraire se mêlait à l’amateurisme : implantation éphémère de deux Ecoles Normales Supérieures à Bizerte et à Sousse, suppression de l’établissement qui se trouvait à Tunis, réouverture  de l’établissement de la capitale, changement du mode de recrutement des étudiants et de la plupart des enseignants… A cela s’ajoute une grande instabilité au niveau de sa direction scientifique et des cadres supérieurs de son administration.
Le nombre de postes ouverts, ces dernières années, aux concours de l’Agrégation en Lettres et en Sciences Humaines est, souvent, ridicule. Est très discutable la ventilation des centres de formation et d’examens relatifs à ces concours. N’est pas moins problématique le moule du Système LMD qui a été imposé au concours de l’Agrégation. L’inégalité des chances entre les candidats littéraires et les candidats scientifiques, au niveau des conditions matérielles de la préparation du concours, relève de l’injustice criarde.
S’occuper de tous ces dossiers ne suffira pas. Il sera utile d’accorder, à tous ceux qui en sont dignes, parmi les agrégés de l’ENS, une bourse, au mérite, pour la préparation d’un Mastère de recherche et d’une thèse de doctorat. Le statut de boursier du 3è Cycle, qui a été créé à l’ENS, il y a près d’un demi-siècle, est, à tout point de vue, nettement plus avantageux que le statut hybride d’ ‘’agrégé de l’Enseignement Supérieur’’, source de tant de frustrations et de problèmes. Une prise en charge de la participation des étudiants de l’IPELSH au concours d’entrée aux Ecoles Normales Supérieures françaises mettrait l’établissement tunisien à égalité avec l’IPEST dont les étudiants participent, aux frais de l’Etat tunisien, aux concours d’entrée aux Grandes Ecoles françaises. Elle constituera, à l’aval, une source d’émulation pour l’ENS de Tunis et, à l’amont, une motivation de plus pour les élèves de la filière ’’Lettres’’ des lycées pilotes.
Des visites pourraient être organisées au profit des élèves de la filière ‘’Lettres’’ des lycées pilotes en fonction de leur niveau. Elles pourront concerner les sites naturels, les sites archéologiques, les musées et les établissements dans lesquels ils pourraient se retrouver plus tard, en tant qu’étudiants, enseignants et/ou chercheurs (IPELSHT, ENS, Archives nationales, Bibliothèque nationale, Beit el Hikma…). Cela vaudra mille fois mieux que les inconsistantes ‘’Journées d’information relatives à l’orientation universitaire’’ qui suivent chaque année la proclamation des résultats du Baccalauréat et qui n’ont jamais prouvé leur utilité.
Houcine Jaïdi
Professeur à l’Université de Tunis







[1] http://www.leaders.com.tn/article/20711-lycees-pilotes-la-re-ouverture-de-la-filiere-lettres-indispensable-mais-precipitee

[2]  En réalité la circulaire 53-06-2016  du 13/07/2016 (http://www.administration.education.gov.tn/2016-07-14/53062016.pdf)
parle d’ouvrir une classe  de 3ème lettres dans 5 lycées pilotes  ( Lycée pilote Bourguiba de Tunis, LP du Kef, LP de Gafsa , LP de Sfax,)   dans les faits   l’affluence  n’était pas au rendez-vous et  deux établissements ont réussi  a démarré l’expérience mais il semble , il s’agit du LP Bourguiba et du LP de Sousse mais dans les deux cas le nombre d’élèves est très « timide », le rapport officiel  sur la rentrée scolaire 2016/2017 publié par le ministère parle de 3 centres ( Tunis , Sfax et Sousse)  voir le rapport p 141  
http://www.administration.education.gov.tn/2016-07-14/53062016.pdf
[3] la parution de la circulaire en pleine vacance d’été ( le 13 juillet ) et les délais imposés ( 15 juillet dernier délai pour informer les élèves concernés et le 25 juillet pour envoyer leur réponse  )  et l’absence d’une campagne de communication  expliquent   en grande partie ce résultat .

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