dimanche 13 novembre 2016

Mémoire de l'école tunisienne : Les principes pédagogiques qui doivent présider à la rédaction de l'emploi du temps dans les écoles primaires


C’est une aberration. L’enfant est naturellement d’une curiosité inouïe. ... Son enthousiasme pour la nouveauté est considérable et ses capacités d’apprentissage impressionnantes. Or, que lui proposons-nous pour épanouir cette potentialité formidable ? De se forcer à s’intéresser à des matières éloignées de sa vie, qui le motivent de moins en moins et qu’il voit infiniment mieux traitées ailleurs. A partir de 12 ans, cela devient dramatique. La transmission est censée se dérouler lors de séances appelées « cours » qui durent un peu moins d’une heure (durée décidée par les moines du Moyen Age) et auxquelles il doit assister sans bouger. Double absurdité : on sait aujourd’hui que la capacité d’attention d’un enfant (et de beaucoup d’adultes) chute au bout de 20 à 30 minutes ; d’autre part, l’immobilité physique du jeune humain est nocive à son fonctionnement cortical si elle dépasse un quart d’heure. Bouger est pour lui vital, la ­psycho-neuro-immuno-endocrinologie l’explique bien.

Extrait d’un entretien Richard David Precht “L’école doit redevenir un lieu qui stimule l’esprit créatif et le bonheur d’exister”




Avant propos

Nous présentons cette semaine un document qui remonte au à la fin du XIXème siècle, publié dans le premier numéro du bulletin officiel de l’instruction publique ;  il s’agit  d’un extrait  du règlement relatif aux recommandations  destinées aux instituteurs et aux directeurs des écoles au sujet des recommandations pédagogiques  relatives à la préparation des emplois du temps.
Cet extrait est fort intéressant et très instructif quant à l’état de la pensée pédagogique de l’époque, qui n’a rien à envier à  l’état de nos connaissances et à nos pratiques d’aujourd’hui ; d’ailleurs les principes énoncés dans l’extrait suivant sont encore en vigueur aujourd’hui, comme l’alternance des périodes d’éveil et des périodes de repos, ou la nécessité de limiter la durée des périodes de fortes concentrations,  ou encore l’alternance des activités. 
A la fin du mois de décembre 1886, la Direction de l’instruction publique avait publié deux documents fondamentaux se rapportant à l’enseignement primaire dans la régence de Tunisie :
·                        Le premier est le règlement scolaire sous la forme d’un arrêté du directeur de l’instruction publique L. Machuel, en date du 20 décembre 1886 ;
·                        Le deuxième est le programme général de l’enseignement primaire sous la forme d’un arrêté aussi de la même instance.
Ensuite, la direction de l’instruction publique a publié une circulaire explicative[1] de l’inspecteur de l’enseignement primaire D. Baille qui explicitait les articles 7,8 et 9 de l’arrêté des programmes qui portaient sur les registres tenus par l’instituteur, les cahiers de devoirs hebdomadaires  et les rapports qui doivent être envoyés à l’inspecteur primaire, à la fin de chaque mois. La circulaire a évoqué plusieurs questions organisationnelles et pédagogiques , parmi lesquelles  la préparation des emplois du temps par les directeurs et les instituteurs, où l’on trouve un exposé  détaillé des règles générales qui doivent  conduire  l’opération de la préparation des emplois du temps, accompagnées de conseils pédagogiques  et de règles  qui traduisent une connaissance précise de l’enfant et des ses caractéristiques  physiques et psychologiques .
Vu la valeur du document, le blog pédagogique a choisi de reproduire des extraits de la dite circulaire accompagnés de quelques commentaires, car nous sommes en présence des questions qui sont encore d’actualité, qui sont encore aujourd’hui valables

Les extraits : les principes pédagogiques qui doivent présider à la 
rédaction de l'emploi du temps

 « Après ces prescriptions réglementaires[2], des principes pédagogiques importants doivent présider à la rédaction de l'emploi du temps.
A l’âge où il vient en classe, l'enfant est capable d'attention ; sans cela l’enseignement serait impossible. Cette faculté se manifesta extérieurement par ce vif désir de connaître, cette grande curiosité, d'où naissent ces mille questions que l’enfant pose à propos de tout ce qui frappe ses sens. Mais son esprit est très mobile ; tout l'étonne, et il passe rapidement d'un objet à l'autre ; par suite, il a une puissance d'attention très limitée ; un exercice qui se prolonge un peu trop fatigue rapidement son intelligence ; il est distrait ; il n'écoute plus ; tout ce que dit le maître est perdu pour lui.

Commentaire
L’attention est l’une des facultés de l’esprit qui permet à l’individu de se concentrer sur un sujet donné, William James la définit comme   «  la prise en possession par l’esprit, sous une forme claire et vive, d’un objet ou d’une suite de pensées parmi plusieurs qui semblent possibles … Elle implique le retrait de certains objets afin de traiter plus efficacement les autres… » [3] quant à De Lansheere, il définit l’attention en se référant à Pieron comme «  une orientation mentale élective comportant un accroissement d’efficience dans un certain mode d’activité, avec inhibition des activités concurrentes … et on appelle champ d’attention le laps de temps  pendant lequel un sujet peut se concentrer sur un objet. »
La psychologie cognitive considère que l’attention est un  concept multidimensionnel,  qui est en rapport intime avec la mémoire  et qui  a un effet direct et confirmé sur l’apprentissage ; la psychologie cognitive distingue plusieurs catégories d’attention, la plus répandue est l’attention sélective  qui permet à l’élève d’écouter le maître sans se laisser distraire par le bruit autour , ou   « quand en mathématiques, l’élève traite les seules informations nécessaires à la résolution de la question »[4], mais il y a aussi l’attention divisée ou partagée qui permet  à l’enfant de « lire des informations au tableau en écoutant le maître ou prendre des notes ;  c'est-à-dire retranscrire par écrit les informations entendues » ; enfin on parle aussi d ’attention soutenue et vigilante  qui permet à  l’élève « d’écouter passivement le professeur  ou de faire  un exercice long et monotone » .
 « De là, la nécessité des leçons courtes. Pour les jeunes enfants, les exercices scolaires doivent durer au plus une demi-heure ; pour les élèves plus âgés, ils peuvent durer trois quarts d'heure sans inconvénient ; cependant, des leçons d'une demi-heure sont encore suffisantes.
Des leçons courtes, telle est la première règle pédagogique à observer. »
commentaire
 A propos de la durée optimale des leçons, la circulaire fait  la distinction entre les jeunes élèves et les moins jeunes d’entre eux ; pour les premiers, le champ d’attention  ne dépasse guère trente minutes, alors qu’il pourrait atteindre quarante-cinq minutes chez les enfants des grandes classes ; malgré cette différence, la circulaire recommande la règle de la leçon d’une demi-heure qui ne devrait pas être dépassée ; c’est cette règle qui explique la variété et la  succession des activités de courtes durées dans les petites classes, chose qui surprend les observateurs qui ne connaissent pas cette spécificité chez les enfants.
« Voici la deuxième  (règle pédagogique ): A la fin d'une classe, à la fin de la journée, à la fin de la semaine, l'intelligence des enfants est bien moins éveillée qu'au début; l'esprit devient d'autant plus paresseux qu'il est depuis plus longtemps occupé. Cela est naturel ; et les instituteurs peuvent facilement l'observer sur leurs élèves et sur eux-mêmes. A la fin de la classe du matin, et surtout à la fin de la classe du soir, maître et élèves éprouvent une fatigue à la fois physique et intellectuelle. »
Comme conséquence, il convient de placer le matin, au commencement de chaque classe, immédiatement après une récréation, les leçons les plus importantes, celles qui demandent le plus d'attention ; et de réserver pour la fin des classes, les exercices pour lesquels l'esprit n'a pas besoin d'être constamment tenu en éveil.
Commentaire
Ce dernier paragraphe annonce la naissance de la chrono- biologie et de la chrono- psychologie, deux sciences modernes qui étudient les rythmes temporels, biologiques et psychologiques, les rythmes journaliers et saisonniers et leurs influences sur les apprenants. Elles ont défini les moments de la journée  où  l’esprit de l’enfant est en situation d’éveil  et les moments où son esprit est en  état de somnolence  , cette variation survient aussi bien au cours de la journée , de la semaine et des saisons, ces variations chrono- psychologiques touchent  aussi bien l’élève que l’enseignant ; ces données doivent entrer en compte au moment de la préparation des emplois du temps
la chrono- biologie  et la chrono- psychologie, ont montré que  la séance matinale a ses moments forts et ses temps faibles, et la même chose pour la séance de l’après-midi. Et les études dans ce domaine recommandent de réserver les moments forts aux activités et aux matières qui nécessitent une concentration et la mobilisation de capacités intellectuelles supérieures et les temps faibles aux activités qui nécessitent moins de concentration et des capacités moins complexes.  

Au point de vue physique, les enfants, surtout les plus jeunes, ont un grand besoin de mouvement. La récréation d'un quart d'heure qui coupe chaque classe est destinée à donner en partie satisfaction à ce besoin. A part cette récréation, des marches et des chants doivent accompagner les changements d'exercices. Ce n'est pas là du temps perdu ; au contraire: pendant ces quelques minutes où l'enfant est occupé à marcher au pas ou à chanter, son intelligence se repose; et, tout à l'heure, à la reprise du travail intellectuel, l'esprit sera bien plus attentif.
Commentaire
Le terme récréation vient du verbe latin RECREARE qui signifie recréer, redonner de la force ; dans le champ scolaire , le terme récréation  indique «  les  pauses  limitées dans la journée scolaire qui permettent  aux enfants  de se détendre et de se divertir »[5] , et pour renouveler leurs énergies ;  dans l’école française , c’est le 25 septembre 1866 que deux récréations de 10 à 15 mn dans la journée  furent  décidées pour les classes enfantines au début, avant d’être  généralisées à toutes les classes du primaire ; le terme de récréation intégra  l’encyclopédie de l’éducation   en 1873[6] .
Pour les écoles de la régence tunisienne, la première récréation était à 9h 30mn, celle de l’après-midi survient à 15h 45 mn.[7]
Avec le mouvement, il faut aux enfants le changement, la variété. Pour donner satisfaction à ce besoin, l'instituteur variera le plus possible les exercices de l'école ; à une leçon orale, succédera un devoir écrit ; un exercice où les enfants sont assis fera suite à un autre pendant lequel les enfants sont debout ; une leçon qui laisse les enfants auditeurs ou spectateurs remplacera une leçon où les élèves sont acteurs ; les leçons de même ordre seront espacées le plus possible dans le même jour ou dans la même semaine.
Commentaire
Le changement et la variété  sont deux concepts  qui ont une grande importance dans le domaine éducatif et le milieu scolaire: le changement signifie le passage d’une situation à une autre, par exemple du travail oral à l’écrit, ou de la position assise à la position debout, ou encore de la situation  d’apprentissage passif à la situation d’apprentissage actif ; le changement dans ces cas visait à maintenir l’élève en éveil et concentré ; le changement est une opération d’adaptation  qui permet à l’enseignant de faire appel à une méthode ou à un outil  donné en connaissance de cause  pour faire face à une situation donnée.
La variété consiste à faire appel à des situations d’apprentissages différentes dans la même séance et à utiliser des techniques variées selon le sujet de la leçon, afin  de maintenir l’élève en éveil  et combattre  la monotonie et l’ennui surtout chez les jeunes enfants.


En résumé: remplir les conditions matérielles imposées par le règlement, tenir compte de la puissance d'attention très limitée de l'enfant, de l'état d'esprit de l'élève aux différents moments de la journée, donner satisfaction au besoin de mouvement et au besoin de changement de l'enfant, telles sont les principes qui doivent guider l'instituteur dans la rédaction de l'emploi du temps.
On trouvera ci-après huit modèles : un pour chaque cours dans les écoles de garçons et dans les écoles de filles. Ces modèles ne sont nullement imposés aux instituteurs ; ils peuvent être pris pour guides ; mais l'initiative et la liberté du maître restent entières. Suivant les écoles ils peuvent être modifiés en partie ou totalement.
Source: BOIP N° 1 -  année 1887 :  règlement et programme

En guise de conclusion
Force est de reconnaitre que les principes défendus par les pédagogues de la fin du XIXème  continuent à avoir la même valeur  dans nos écoles aujourd’hui, bien sûr la méthodologie de la confection des emplois du temps a évolué  au cours de la dernière décennie avec l’entrée en scène de la nouvelle technologie ; les directeurs peuvent trouver sur le marché des centaines de logiciels conçus spécialement pour les aider à établir les emplois du temps en  tenant  compte des  paramètres et des  règles prédéfinis , mais on continue à tenir compte de ces principes fondamentaux.
Hédi Bouhouch & Mongi Akrout , Inspecteurs généraux de l’éducation retraité
Tunis , septembre 2016




[1]  Tous ces documents sont parus dans le premier numéro du Bulletin officiel de l’instruction publique - 1er janvier  1887 - 1er année.
[2]  Les prescriptions règlementaires concernent l’horaire journalier et  hebdomadaire, les congés scolaires, les devoirs des instituteurs, les punitions  que l’instituteur pourrait infliger aux élèves … Et si l’on prend par exemple le temps journalier  ( art13) , il est dit que la  journée  comporte deux séances : une matinale  et une l’après-midi ; chacune dure 3heures entrecoupées d’une récréation de 15 mn ; la séance du matin débute à 8 heures , celle de l’après-midi à 13heures ; cependant, le directeur  de l’école  peut changer  les heures d’entrée et de sorties après avis de l’inspecteur et l’accord de la DIP ; la circulaire a aussi prévu des mesures particulières pour les élèves qui sont obligés de passer la pause de midi à l’école) .
[3] Wikipedia.org/Wiki/Attention
[4] L’attention : fonctionnement, évaluation, développement, implication dans les apprentissages.
http://www.acgrenoble.fr/savoie/pedagogie/docs_pedas/attention_berger/attention_Berger.pdf?PHPSESSID=f9ea6f0fc98ea9f9ac5bcdf91d806d7b
[5] Vocabulaire de l’éducation ; publié sous la direction de GASTON MIALARET ; PUF 1979 ; p 381.
[6].vocabulaire de l’éducation ; publié sous la direction de GASTON MIALARET ; PUF 1979 ; p 381.
[7]  Voir LE BOIP , N°2 , janvier 1887, p 45.

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