La note de cette semaine est le texte d'une
communication que nous avons faite au mois de mars 2014 devant un groupe d’étudiants qui participaient
au concours « Quelle Tunisie en 2040? »[1] pour leur parler de
l’école et de l’enseignement en Tunisie.
La communication était
constituée de deux axes : le premier est un axe théorique sur le concept
de la prospective, le deuxième présente notre vision de l’école de demain pour
la Tunisie.
I.
La prospective c’est
quoi ?
Nous allons essayer d’être méthodique donc nous commençons par rappeler ce qu’on entend par la
prospective en général, pour cela on est allé chercher sa définition dans le
Larousse qui nous apprend que la prospective « est une science qui a pour
objet deux choses :
-
Un :
l’étude des causes (techniques, scientifiques, économiques, sociales …) qui accélèrent l’évolution du monde moderne.
-
Deux :
la prévision des situations qui pourraient en découler.
Cette définition appelle deux remarques :
-
La
première concerne l’étude des causes. Il
nous semble que limiter la liste des causes aux domaines évoqués et à celles qui accélèrent (oubliant celles
qui freinent) risque de biaiser les
prévisions
-
La
deuxième est en rapport à l’utilisation de conditionnel en parlant «des situations
qui pourraient en découler» qui
sous entend le doute, et l’incertitude des prévisions.
Partant de cette définition générale et très
simple et au risque de vous décourager
ou de vous décevoir, vous qui êtes appelés à élaborer une étude
prospective, nous pensons que ce qu’on vous demande relève de
l’utopie et de la prétention ou peut
être du rêve quelques parts.
Pour
justifier ce que nous venons d’avancer brutalement, permettez moi d’emprunter au sociologue et philosophe
français Edgar Morin[2] quelques extraits d’un
rapport qu’il a intitulé « Les sept savoirs nécessaires à l’éducation du
futur » publié, en octobre 1999, par l’Organisation des Nations Unies pour
l’éducation, la science et la culture (UNESCO),
Nous avons choisi quelques passages qui illustrent
convenablement notre point de vue :
Dans le
premier extrait Morin reprend « une formule d’un poète
grec Euripide, vieille de vingt-cinq siècles, parce qu’il la considère encore plus actuelle que jamais»: dans laquelle il
dit que « l’attendu ne s’accomplit pas, et à l’inattendu un Dieu ouvre la
porte ».
Dans le
deuxième extrait Morin lance un avertissement aux
planificateurs et à tous ceux « qui
croyaient pouvoir prédire notre futur,- au nom des conceptions déterministes »
- pour leur dire « … les grands événements et les accidents
de notre siècle … furent tous inattendus… »
Voilà
les deux extraits avec lesquels j’ai voulu introduire mon intervention pour
vous dire que l’avenir de l’aventure
humaine est difficile à saisir
surtout depuis quelques décennies, car :
Les changements sont de plus en plus rapides :
une nouvelle technologie est rapidement dépassée par une autre plus performante,
Les découvertes scientifiques ou techniques
qui mettaient des générations pour être connues et adoptées par l’humanité sont
aujourd’hui vite répandues en quelques mois, la mondialisation et les nouvelles
technologies de l’information aidant.
Rares sont ceux qui ont pu prévoir l’explosion
du monde virtuel qui marque la civilisation de nos jours,
1972 un
groupe d’experts écologiques et en sciences de l’environnement formant « le club de Rome » a
publié un rapport appelant à « mettre fin à la croissance si l'on veut sauver le système
mondial d’un effondrement prochain et stabiliser à la fois l’activité
économique et la croissance démographique».
Or ;
aujourd’hui ; il est avéré que le
rapport du Club de Rome [3] s’est trompé parce que -
premièrement - il a largement surestimé
la croissance de la population d’une part et la baisse des ressources renouvelables
d’autre part ; et deuxièmement il a sous-estimé
la progression de la pollution ; enfin
il n’a pas tenu compte (ou n’a pas prévu) des problèmes
apparus depuis comme le changement
climatique,/ l'érosion des sols,/ les organismes génétiquement modifiés, etc. »
Mais laissant de coté ces méditations philosophiques et revenons
à l’éducation et à l’école tunisienne , parce que nous sommes sensés vous entretenir de notre expérience dans
ce domaine, et de l’avenir de l’enseignement dans notre pays qui a accordé une
attention particulière à l’enseignement depuis le milieu du XIX ,
considéré par les grands réformateurs de l’époque comme le principal
levier du développement et de la
modernité , depuis les différents responsables n’ont jamais cessé de se poser
les questions qui vous intéressent : quelle école pour les générations futures ?
Quelle mission pour l’école ? Quels savoirs enseignés ?...
II.
Notre réponse à ces
questions :
Pour
aborder cette partie de notre intervention, allons encore emprunter une formule
très célèbre de Luther King[4] « j’ai un rêve », alors nous allons
vous parler de nos rêves pour l’école tunisienne
1. Notre
premier rêve : nous rêvons d’une école de professionnels
C’est
une école où il n’y aurait de place qu’à des professionnels de l’éducation (un directeur
professionnel et des enseignants professionnels)
Car
nous continuons à confier nos enfants à des amateurs , alors que dans les pays
où le système d’enseignement est parmi les plus performants ;ils choisissent
leurs enseignants parmi les meilleurs diplômés de l’enseignements supérieur,
auxquels on assure une formation de niveau ( bac + 5) un Master spécialisé avant de les charger de
l’enseignement , alors que chez nous enseigner
n’est pas considéré comme un métier qui nécessite une formation spéciale
et c’est pour cela qu’on recrute n’importe qui, les résultats sont catastrophiques
, car la qualité de l’enseignant est le
facteur le plus déterminant dans la réussite
de l’école.
2. Notre
deuxième rêve : Nous rêvons d’une école où il fait bon vivre
C'est-à-dire
une belle école que l’enfant quitte avec regret et s’y dirige
avec plaisir et enthousiasme et pour commencer il faudrait repenser l’architecture des établissements
scolaires, nos écoles sont généralement austères et laides.
Il
faudrait une nouvelle architecture[5] qui rompt
avec l’architecture austère et crée des établissements qui « Soient
un lieu d’enseignement et un lieu de vie » et qui assurent
« le bien être qui doit favoriser la vie sociale, c’est-à-dire avec un
espace d’accueil, des cours à l’abri des
intempéries, des sanitaires
soignées ,des espaces flexibles qui facilitent la variété des situations
d’apprentissage » car il est démontré que le bien être facilite les
apprentissages.
3. Notre
troisième rêve : Nous rêvons d’un temps scolaire plus confortable
Le temps scolaire c’est l’organisation des
heures de cours de la journée et c’est aussi l’organisation de l’alternance le
long de l’année des journées de scolarité et des congés.
Actuellement ;
l’école tunisienne vit une situation paradoxale, nous avons d’un coté des
emplois du temps, à tous les niveaux d’enseignement, très chargés, avec des journées très longues , et d’un
autre coté nous avons aussi de très longues
vacances (de la mi mai jusqu’à mi septembre c'est-à-dire les écoliers chôment pendant 4 mois
d’interruption sans compter les vacances d’hiver et celle du printemps) ;
Nous
pensons qu’il serait utile et bénéfique de mieux répartir le temps scolaire pour avoir moins d’heures de cours par
jour (adopté le régime de la demi – journée,
des demi journées seront consacrées aux activités sportives et culturelles au
sein de l’établissement même) et étaler l’année scolaire c'est-à-dire avoir plus de journées d’école mais des journées moins chargées.
4. Notre
quatrième rêve : nous voulons une école qui ne laisse pas une partie de
ses enfants en cours de route
C'est-à-dire d’une école qui remplit sa
mission première : celle d’éduquer
et former tous les enfants qui lui sont confiés et qu’elle n’abandonne aucun d’entre eux dans un état d’analphabétisme ou sans aucun diplôme.
Car aujourd’hui, l’école tunisienne n’a pas respecté
cette mission puisque en 2012-2013
environ 6 % (5.74 % ) des élèves
sont abandonnés soit 111473
élèves sur 1938159 inscrits à
l’enseignement de base et à l’enseignement secondaire) , le taux d’abandon augmente
au fur et à mesure que le
niveau scolaire avance ; en effet il est
de :
1% (10296/1029559 ) des inscrits
à l’école primaire avec un pic en
classe de 6° c'est-à-dire à la fin de l’école primaire
10.4 % (48156/463041) au niveau du deuxième
cycle de l’école de base avec un pic en
7 ° année.
11.9 % (53021
/445559) au niveau du secondaire avec un
pic en 1° année.
Vous constatez comme nous que le pic est
toujours enregistré au cours des années de fin de cycle et au début d’un cycle.
5. Notre
cinquième rêve : Une école plus juste
Nous entendons par une école juste, une école
qui offre des conditions de scolarité qui garantissent les mêmes chances de réussite pour tous sans distinction sociale ou
régionale, car l’école tunisienne fonctionne depuis longtemps à deux vitesses et
ce qui est grave c’est que l’écart ne cesse de se creuser au lieu de
se réduire, et la fracture entre les régions et les établissements où les conditions
d’avoir une formation de qualité et une
grande chance de réussir et des régions et des établissements où c’est le contraire.
Nous pouvons vous citer quelques indicateurs
très éloquents dans ce domaine:
-
Les
taux de réussite au baccalauréat varient entre 70 et 50% selon les régions et
entre 100 et moins de 50 % selon les
établissements
-
L’écart
entre les taux de réussite avec excellence est encore plus important (dans
certaines régions presque le tiers des candidats obtiennent leur baccalauréat
avec une mention ; dans d’autres régions ceux-ci ne représentent que le
dixième des admis au baccalauréat.
Il est possible d’avancer d’autres indicateurs,
mais on va s’arrêter là ; nous voudrions juste anticiper certaines
réactions , qui tendent à expliquer
cette situation par les choix politiques qui ont donné la priorité à la
quantité au dépens de la qualité, d’ailleurs ce discours, je viens de
l’entendre de la bouche de M° le Ministre de l’enseignement supérieur ,de la recherche
scientifique et de la technologie pas plus tard que lundi matin sur les ondes
de l’une des radios tunisiennes ; donc je disais que je voulais anticiper
ces réserves pour dire que des études et des évaluations internationales dont
la dernière session de Pisa[6], ont toutes montré que qualité ,égalité des chances
,équité et la massification des études ne sont inconciliables , les
systèmes éducatifs les plus performants (les 1° classés aux dernières sessions PISA[7] ) sont les
systèmes les plus équitables; ils ont
réussi à allier quantité ; qualité et équité .
Nous
avons beaucoup d’autres rêves qui demandent à être racontés telle une
étroite et réelle coordination entre les différents cycles d’enseignements et des écoles sans notes et sans évaluations sommatives …Mais je
pense qu’il est temps d’arrêter de vous ennuyer avec nos rêves ;
et de conclure notre exposé.
Mes
chers auditeurs ; nous ne pouvons conclure sans vous demander pardon et je veux vous dire ceci : Ne comprenez pas mon discours
comme un discours négatif ; continuez à faire des études prospectives,
elles sont nécessaires,
Mais je vous dirais en paraphrasant le
philosophe avec lequel j’ai commencé mon intervention d’avoir « à l’esprit, toujours présents, les
aléas, les inattendus de l’imprévisible et préparons nos jeunes à faire face à
tout cela … préparons les esprits à s’attendre à
l’inattendu pour l’affronter. Il est nécessaire que tous ceux qui ont la charge
d’enseigner se portent aux avant-postes de l’incertitude de nos temps… Il
faudrait enseigner des principes de stratégie, qui permettent d’affronter les
aléas, l’inattendu et l’incertain, et de modifier leur développement, en vertu
des informations acquises en cours de route. Il faut apprendre à nos jeunes à naviguer dans un océan d’incertitudes à
travers des archipels de certitude. »[8]
Bon
courage et merci pour votre patience
Hédi Bouhouch
& Mongi Akrout retraités , Inspecteurs
généraux de l’éducation et Brahim Ben Atig, Professeur Principal émérite.
Tunis le
19 mars 2014
Pour accéder à la version AR ,
cliquer ICI
[1] « Quelle Tunisie en
2040 ? » est un Concours organisé par L’ISCAE ( Institut supérieur de comptabilité et
d’administration des entreprises ) destiné
aux étudiants de licence et de master de tous les établissements de
l’Université de La Manouba. Ce concours consiste à élaborer et à défendre
un projet portant sur l’avenir de la Tunisie. Le concours est ouvert à un
maximum de 60 étudiants répartis en équipes composées de quatre à six
étudiants (ces équipes peuvent ou non faire partie d’un même établissement
universitaire).
[2] Edgar
Nahoum, dit Edgar Morin, né à Paris le 8 juillet 1921, est un sociologue et
philosophe français
[3]Développement durable et impacts environnementaux
– Club de Rome 1972 http://stockage.univvalenciennes.fr/MenetACVBAT20120704/acvbat/chap01/co/ch01_040_1-4-1.html
[4] Martin Luther King, Jr. est un pasteur baptiste
afro-américain né à Atlanta le 15 janvier 1929 et mort assassiné le 4 avril
1968 à Memphis ; militant non-violent pour les droits civiques des noirs,
Martin Luther King a joué un rôle majeur pour l’émancipation des
Afro-américains et la prise de conscience de l’injustice de la ségrégation aux
Etats-Unis. « I have a Dream », titre de son discours appelant à la
fraternité entre noirs et blancs,
[5] Musset.M ; De l’architecture scolaire aux
espaces d’apprentissage, au bonheur d’apprendre ;IFE n°75 ,Mai 2012 . http://ife.ens-lyon.fr/vst/DA-Veille/75-mai-2012.pdf
; consulté le 16-3-2014
[6] Pisa ; Programme for International
Student Assessment ,Organisé sous l'égide de l'OCDE, le programme
international pour le suivi des acquis des élèves (PISA) est une vaste enquête
qui a lieu tous les trois ans, et vise à évaluer les élèves de 15 ans sur leur
capacité à mobiliser et appliquer leurs connaissances dans des situations de la
vie de tous les jours
[8] Edgard Morin ;opt cité
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