lundi 25 septembre 2017

Quelle école pour demain ? Ou les défis de l’école ?



La  note de cette semaine  est  le texte d'une communication que nous avons faite  au mois de mars 2014  devant un groupe d’étudiants qui participaient au concours  «  Quelle Tunisie en 2040? »[1] pour leur parler de l’école et de l’enseignement en Tunisie.
La communication était constituée de deux axes : le premier est un axe théorique sur le concept de la prospective, le deuxième présente notre vision de l’école de demain pour la Tunisie.

                    I.            La prospective c’est quoi ?

Nous allons  essayer d’être méthodique donc nous  commençons par rappeler ce qu’on entend par la prospective en général, pour cela on est allé chercher sa définition dans le Larousse qui nous apprend que la prospective «  est une science qui a pour objet deux choses :

-         Un : l’étude des causes (techniques, scientifiques, économiques, sociales …)  qui accélèrent l’évolution du monde moderne.
-         Deux : la prévision des situations qui pourraient en découler.

Cette définition  appelle   deux remarques :
-         La première concerne l’étude des causes.  Il nous semble que limiter la liste des causes aux domaines évoqués   et à celles qui accélèrent (oubliant celles qui freinent)  risque de biaiser les prévisions    
-         La deuxième est en rapport à l’utilisation de conditionnel en parlant  «des situations qui pourraient en découler»   qui sous entend le doute, et l’incertitude des prévisions.

Partant de cette définition générale et très simple et au risque de vous décourager  ou de vous décevoir, vous qui êtes appelés à élaborer une étude prospective,  nous  pensons que ce qu’on vous demande relève de l’utopie  et de la prétention ou peut être  du rêve quelques parts.

Pour justifier ce que nous venons d’avancer brutalement, permettez moi  d’emprunter au sociologue et philosophe français Edgar Morin[2] quelques extraits d’un rapport qu’il a intitulé « Les sept savoirs nécessaires à l’éducation du futur » publié, en octobre 1999, par l’Organisation des Nations Unies pour l’éducation, la science et la culture (UNESCO),
 Nous avons choisi quelques passages qui illustrent convenablement notre point de vue :
Dans le premier extrait  Morin reprend « une formule d’un poète grec Euripide, vieille de vingt-cinq siècles, parce qu’il la considère encore  plus actuelle que jamais»: dans laquelle il dit que « l’attendu ne s’accomplit pas, et à l’inattendu un Dieu ouvre la porte ».  

Dans le deuxième extrait Morin lance un avertissement     aux planificateurs  et à tous ceux «  qui croyaient pouvoir prédire notre futur,- au nom des conceptions déterministes »  -  pour leur dire  « … les grands événements et les accidents de notre siècle … furent tous inattendus… »

Voilà les deux extraits avec lesquels j’ai voulu introduire mon intervention pour vous dire que  l’avenir de l’aventure humaine  est difficile à saisir  surtout depuis quelques décennies, car :

   Les changements sont de plus en plus rapides : une nouvelle technologie est rapidement dépassée par une autre plus performante,
   Les découvertes scientifiques ou techniques qui mettaient des générations pour être  connues et adoptées par l’humanité sont aujourd’hui vite répandues en quelques mois, la mondialisation et les nouvelles technologies de l’information aidant.
   Rares sont ceux qui ont pu prévoir l’explosion du monde virtuel qui marque la civilisation de nos jours,
   1972  un groupe d’experts écologiques et en sciences de l’environnement  formant « le club de Rome » a publié un rapport appelant à  «  mettre fin à la croissance si l'on veut sauver le système mondial d’un effondrement prochain et stabiliser à la fois l’activité économique et la croissance démographique».
Or ; aujourd’hui ; il est  avéré que le rapport du Club de Rome [3] s’est trompé parce que - premièrement - il  a largement surestimé  la croissance de la population d’une part  et la baisse des ressources renouvelables d’autre part ; et deuxièmement il a  sous-estimé la progression de  la pollution ; enfin il n’a pas tenu  compte (ou n’a pas prévu)   des problèmes apparus depuis  comme le changement climatique,/ l'érosion des sols,/ les organismes génétiquement modifiés, etc. »

Mais laissant de coté ces méditations philosophiques et revenons à l’éducation et à l’école tunisienne , parce que nous sommes  sensés vous entretenir de notre expérience dans ce domaine, et de l’avenir de l’enseignement dans notre pays qui a accordé une attention particulière à l’enseignement depuis le milieu du XIX , considéré par les grands réformateurs de l’époque comme le principal levier  du développement et de la modernité , depuis les différents responsables n’ont jamais cessé de se poser les questions qui vous intéressent :  quelle école pour les générations futures ? Quelle mission pour l’école ? Quels savoirs enseignés ?...

                 II.            Notre réponse à ces questions :

Pour aborder cette partie de notre intervention, allons encore emprunter une formule très célèbre de Luther King[4]  « j’ai un rêve », alors nous allons vous parler de nos rêves pour l’école tunisienne

1.    Notre premier rêve : nous rêvons d’une école de professionnels

C’est une école où il n’y aurait de place qu’à  des professionnels de l’éducation (un directeur professionnel et des enseignants professionnels)
Car nous continuons à confier nos enfants à des amateurs , alors que dans les pays où le système d’enseignement est parmi les plus performants ;ils choisissent leurs enseignants parmi les meilleurs diplômés de l’enseignements supérieur, auxquels on assure une formation de niveau ( bac + 5) un  Master spécialisé avant de les charger de l’enseignement , alors que chez nous enseigner  n’est pas considéré comme un métier qui nécessite une formation spéciale et c’est pour cela qu’on recrute n’importe qui, les résultats sont catastrophiques , car la qualité de l’enseignant est  le facteur  le plus déterminant dans la réussite  de l’école.


2.    Notre deuxième rêve : Nous rêvons d’une école où il fait bon vivre

 C'est-à-dire  une belle  école  que l’enfant quitte avec regret et s’y dirige avec plaisir et enthousiasme et pour commencer  il faudrait repenser l’architecture des établissements scolaires, nos écoles sont généralement austères et laides.
Il faudrait une nouvelle architecture[5] qui rompt avec l’architecture austère et crée des établissements qui  «  Soient un lieu d’enseignement et un lieu de vie »  et  qui assurent «  le bien être qui doit favoriser la vie sociale, c’est-à-dire avec un espace d’accueil,  des cours à l’abri des intempéries,  des sanitaires soignées  ,des espaces flexibles  qui facilitent la variété des situations d’apprentissage » car il est démontré que le bien être facilite les apprentissages.

3.    Notre troisième rêve : Nous rêvons d’un temps scolaire  plus confortable

Le temps scolaire c’est l’organisation des heures de cours de la journée et c’est aussi l’organisation de l’alternance le long de l’année des journées de scolarité et des congés.
 Actuellement ; l’école tunisienne vit une situation paradoxale, nous avons  d’un coté des emplois du temps, à tous les niveaux d’enseignement, très  chargés, avec des journées très longues , et d’un autre coté nous avons  aussi de très longues vacances (de la mi mai  jusqu’à  mi septembre  c'est-à-dire les écoliers chôment pendant   4 mois d’interruption sans compter les vacances d’hiver et celle du printemps)  ;

 Nous pensons qu’il serait utile et bénéfique de mieux répartir le temps scolaire  pour avoir moins d’heures de cours par jour (adopté le régime de la  demi – journée, des demi journées seront consacrées aux activités sportives et culturelles au sein de l’établissement même)  et  étaler l’année scolaire c'est-à-dire   avoir plus de journées d’école mais  des journées moins chargées.

4.    Notre quatrième rêve : nous voulons une école qui ne laisse pas une partie de ses enfants en cours de route

C'est-à-dire d’une école qui remplit sa mission  première : celle d’éduquer et former tous les enfants qui lui sont confiés et  qu’elle n’abandonne aucun d’entre eux  dans un état d’analphabétisme ou sans aucun diplôme.  
Car aujourd’hui, l’école tunisienne n’a pas respecté cette mission puisque  en 2012-2013  environ   6 % (5.74 % ) des élèves sont  abandonnés   soit   111473 élèves  sur 1938159 inscrits à l’enseignement de base et à l’enseignement secondaire) , le taux d’abandon augmente  au fur et à mesure  que  le niveau scolaire avance ; en effet il est  de :

*   1% (10296/1029559 )  des inscrits  à l’école primaire  avec un pic en classe de 6° c'est-à-dire à la fin de l’école primaire
*   10.4 % (48156/463041) au niveau du deuxième cycle de l’école de base  avec un pic en 7 ° année.
*   11.9 %  (53021 /445559) au niveau du secondaire  avec un pic en 1° année.
Vous constatez comme nous que le pic est toujours enregistré au cours des années de fin de cycle et au début d’un cycle.

5.    Notre cinquième  rêve : Une école  plus juste

Nous entendons par une école juste, une école qui offre des conditions de scolarité qui garantissent  les mêmes chances de  réussite pour tous sans distinction sociale ou régionale, car l’école tunisienne fonctionne depuis longtemps à deux vitesses et ce qui est grave c’est que l’écart ne cesse de se creuser au lieu de se réduire, et la fracture entre les régions et les établissements où les conditions d’avoir une formation de qualité  et une grande chance de réussir et des régions et des établissements où c’est le contraire.
Nous pouvons vous citer quelques indicateurs très éloquents  dans ce domaine:
-         Les taux de réussite au baccalauréat varient entre 70 et 50% selon les régions et entre 100 et moins de  50 % selon les établissements
-         L’écart entre les taux de réussite avec excellence est encore plus important (dans certaines régions presque le tiers des candidats obtiennent leur baccalauréat avec une mention ; dans d’autres régions ceux-ci ne représentent que le dixième  des admis au baccalauréat.
Il est possible d’avancer d’autres indicateurs, mais on va s’arrêter là ; nous voudrions juste anticiper certaines réactions , qui  tendent à expliquer cette situation par les choix politiques qui ont donné la priorité à la quantité au dépens de la qualité, d’ailleurs ce discours, je viens de l’entendre de la bouche de M° le Ministre de l’enseignement supérieur ,de la recherche scientifique et de la technologie pas plus tard que lundi matin sur les ondes de l’une des radios tunisiennes ; donc je disais que je voulais anticiper ces réserves pour dire que des études et des évaluations internationales dont la dernière session de Pisa[6],  ont toutes  montré que qualité ,égalité des chances ,équité et  la massification  des études ne sont inconciliables , les systèmes éducatifs les plus performants (les 1° classés aux dernières sessions  PISA[7] ) sont les systèmes les plus  équitables; ils ont  réussi à allier quantité ; qualité et équité .

Nous avons beaucoup d’autres rêves  qui  demandent à être  racontés telle  une étroite et réelle coordination entre les différents cycles d’enseignements  et des écoles sans notes et sans évaluations sommatives …Mais je pense qu’il est temps d’arrêter de vous ennuyer avec  nos  rêves ; et de  conclure notre  exposé.

Mes chers auditeurs ; nous ne pouvons conclure sans vous demander pardon  et je veux vous dire  ceci : Ne comprenez pas mon discours comme un discours négatif ; continuez à faire des études prospectives, elles sont nécessaires,
Mais je vous dirais en paraphrasant le philosophe avec lequel j’ai commencé mon intervention  d’avoir « à l’esprit, toujours présents, les aléas, les inattendus de l’imprévisible et préparons nos jeunes à faire face à tout cela  …  préparons les esprits à s’attendre à l’inattendu pour l’affronter. Il est nécessaire que tous ceux qui ont la charge d’enseigner se portent aux avant-postes de l’incertitude de nos temps… Il faudrait enseigner des principes de stratégie, qui permettent d’affronter les aléas, l’inattendu et l’incertain, et de modifier leur développement, en vertu des informations acquises en cours de route. Il faut apprendre à nos jeunes  à naviguer dans un océan d’incertitudes à travers des archipels de certitude. »[8]
Bon courage et merci pour votre patience

Hédi Bouhouch & Mongi Akrout retraités , Inspecteurs généraux de l’éducation  et Brahim Ben Atig, Professeur Principal émérite.
Tunis le 19 mars 2014

Pour accéder à la version AR , cliquer ICI




[1] « Quelle Tunisie en 2040 ? » est un Concours  organisé par  L’ISCAE  ( Institut supérieur de comptabilité et d’administration des entreprises  ) destiné aux étudiants de licence et de master de tous les établissements de l’Université de La Manouba.  Ce concours consiste à élaborer et à défendre un projet portant sur l’avenir de la Tunisie. Le concours est ouvert à un maximum de 60  étudiants répartis en équipes composées de quatre à six étudiants (ces équipes peuvent ou non faire partie d’un même établissement universitaire).

[2] Edgar Nahoum, dit Edgar Morin, né à Paris le 8 juillet 1921, est un sociologue et philosophe français
[3]Développement durable et impacts environnementaux – Club de Rome 1972  http://stockage.univvalenciennes.fr/MenetACVBAT20120704/acvbat/chap01/co/ch01_040_1-4-1.html
[4] Martin Luther King, Jr. est un pasteur baptiste afro-américain né à Atlanta le 15 janvier 1929 et mort assassiné le 4 avril 1968 à Memphis ; militant non-violent pour les droits civiques des noirs, Martin Luther King a joué un rôle majeur pour l’émancipation des Afro-américains et la prise de conscience de l’injustice de la ségrégation aux Etats-Unis. « I have a Dream », titre de son discours appelant à la fraternité entre noirs et blancs, 
[5]  Musset.M ; De l’architecture scolaire aux espaces d’apprentissage, au bonheur d’apprendre ;IFE n°75 ,Mai 2012 . http://ife.ens-lyon.fr/vst/DA-Veille/75-mai-2012.pdf ; consulté le 16-3-2014


[6] Pisa ; Programme for International Student Assessment ,Organisé sous l'égide de l'OCDE, le programme international pour le suivi des acquis des élèves (PISA) est une vaste enquête qui a lieu tous les trois ans, et vise à évaluer les élèves de 15 ans sur leur capacité à mobiliser et appliquer leurs connaissances dans des situations de la vie de tous les jours
[8] Edgard Morin ;opt cité

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