Hédi BOUHOUCH |
Le blog pédagogique présente à ses fidèles lecteurs
un document fort intéressant qui remonte au milieu du siècle dernier ( 1949) ,
il s’agit – à notre connaissance – du premier essai de géographie de la
scolarisation et de l’éducation en Tunisie, ce travail a été réalisé par le
géographe Jean Poncet [1]
qui était à l’époque professeur de Français au Sadiki ,
ce travail fut présenté
par son auteur au cours de la Semaine pédagogique organisée par la Direction de
l’instruction publique du 19 au 23 avril 1949 à Tunis.
J.Poncet a
dressé un tableau de la scolarisation
sous le régime du protectorat , en insistant sur la politique inéquitable et en analysant et en expliquant
les écarts entre scolarisation de la
population musulmane et la population des colons d’une part et les déséquilibres
entre les régions, statistiques et cartes à l’appui.
Introduction
Si surprenant que cela puisse apparaitre, Il n’existe pas en Tunisie de travaux qui permettent
d’étudier les besoins scolaires du pays en fonction de la population, de son
évolution et de ses formes d’existence. La plus élémentaire confrontation entre
les chiffres publiés par le service tunisien des statistiques ou dans les
ouvrages de propagande officiels eux-mêmes, d’une part, et ceux que donnent les
rares études démographiques consacrées à la Tunisie, fait cependant ressortir tout l’intérêt d’une
étude scientifique de cette question.
Sans doute, des indications globales ont-elles été
données à ce sujet. La direction de l’instruction publique sait à quelles difficultés
elle doit faire face, et pour quelles raisons, en particulier, il n’y a que si
peu d’enfants tunisiens scolarisés. Des plans de scolarisation sont dressés,
ils exigeaient avant tout un développement considérable du budget de cette
direction. Mais nous ne devons pas nous faire trop d’illusions ;
Les plus beaux projets demeuraient lettre morte si
nous n’avions pas le courage et la volonté de mettre le corps enseignant et
l’opinion publique toute entière devant les problèmes concrets qui sont posés,
non seulement sur le plan budgétaire, mais aussi sur le plan humain, par notre
enseignement. Rien n’est plus propre à
faire ressortir ces problèmes que l’étude approfondie des effectifs scolaires,
de leur répartition géographique, nationale et sociale.
Quelques chiffres
Tout le monde sait qu’à la rentrée d’octobre 1948 il n’y avait
en Tunisie que 153.300 enfants scolarisés, dont 124.700 dans l’enseignement
public et près de 30.000 dans l’enseignement privé. Cela sur une population
d’âge scolaire qui peut être estimée à près de 700.000 personnes[2].Première
constatation qui donne une idée de l’ampleur du problème. Il n’y a en Tunisie
qu’un enfant sur cinq qui soit à
l’école.
Mais ce n’est pas tout. Dans l’enseignement public,
les enfants français comptent pour 24.5% environ, et l’ensemble des Européens
pour 30.6% , les musulmans pour 57.5% et l’ensemble des tunisiens pour
68.8% ( le reste figure sous la rubrique « divers » ) or la
composition de la population de la Tunisie ne se compose pas du tout dans les
mêmes proportions de ces divers éléments nationaux, puisque sur 3.200.000
habitants de la régence au dernier recensement, les Tunisiens comptaient pour
90% ( 2.900.000) et les Européens pour 7.5% ( dont 4.5% Français) environ.
Deuxième constatation de grande
importance, il y a proportionnellement 7 à 8 fois plus d’enfants français
scolarisés que d’enfants tunisiens.
L’on peut dire que les français sont scolarisés au
maximum (plus de 23 % de la population française est à l’école) alors que les
tunisiens ne le sont que dans la proportion de un sur six ou sept.
Ce contraste est évidemment l’un des problèmes
sociaux qui se posent devant notre instruction publique. Il est d’ailleurs
connu par tous ceux, qui, de près ou de loin, s’intéressent aux questions scolaires.
Mais il ne saurait suffire d’évoquer les chiffres globaux pour comprendre
pleinement les causes profondes de ces inégalités dans la scolarisation des
enfants de Tunisie.
On ne peut nier que cette opposition entre une
population française entièrement scolarisée (et même plus complètement
scolarisée que ne l’est l’ensemble du peuple français dans
la métropole) et une masse énorme de la population tunisienne, qui commence à
peine à l’être, soit chose particulièrement irritante. Nous sommes à une époque
où tous les peuples du monde sont attirés par une évolution irréversible vers
les idéaux d’égalité de justice qu’a largement contribué à répandre
l’enseignement français lui-même en Tunisie.
Il y a de toute évidence un lien entre la
nationalité, et surtout la langue des uns et des autres, d’une part, le degré
de scolarisation, de l’autre. Et cela n’a rien de surprenant, puisque aussi
bien l'instruction publique en Tunisie, sous ses formes modernes, a été l’œuvre
du protectorat français. Mais l’aspect pour ainsi dire de national et
linguistique du problème n’est pas tout. Nous allons voir tout à l’heure que la
scolarisation est aussi fonction du genre de vie, des milieux sociaux, des
niveaux d’existence, bref de toute une série de facteurs géographiques et
humains qui peuvent faire varier le pourcentage des enfants scolarisés, d’une
même nationalité, dans une proportion aussi considérable parfois que les
facteurs linguistiques eux-mêmes.
Est-ce donc à dire qu’il faille adopter un point de
vue purement géographique et déclarer, par exemple, que, si les tunisiens, ne
sont pas scolarisés, cela tient
essentiellement à leur mode d’existence, aux formes particulières de l’habitat
ou aux caractéristiques, du climat et du sol en Tunisie ?
Ce serait, nous allons le voir, commettre une autre
erreur.
La scolarisation, n’est pas plus liée d’une façon
indissociable avec le climat, le sol ou
la nature des productions, qu’elle n’est liée, d’une façon uniforme et rigide,
avec la nationalité ou la langue.
Un peu de cartographie
Nous n’avons ni les moyens ni le loisir de tracer ici
un tableau absolument précis et complet de la scolarisation en Tunisie, ni par
conséquent la possibilité d’étudier tous les facteurs expliquant ses différents
aspects. Notre but, n’est au fond, que de montrer à quelles tendances, toutes
empiriques le plus souvent, a obéi jusqu’ici le développement de l’instruction
publique en Tunisie, et dans quelle mesure paraissent avoir interféré et agi
sur ce développement les préoccupations nationales aussi bien que les réalités géographiques ou sociales.
A. – Scolarisation
générale
Voyons d’abord ce que donne l’examen d’une carte
générale de la scolarisation en Tunisie
Carte N°1 : scolarisation de la TUNISIE
la légende: comme la légende de la photo n'est pas bien lisible , on vous en propose une transcription:
25 à 30% / 15 à 25%/ 7 à 15% / moins de 7%
Nous avons disposé des statistiques tenues par le
service de l’enseignement primaire public et celui des écoles coraniques
modernes et nous en remercions M. le Directeur de l’instruction publique et
tous ses subordonnés. Statistiques
précieuses, parce qu’elles portent sur la majeure partie des effectifs
scolaires, et suffisamment significatives, puisqu’elles intéressent toutes les
couches de la population. Les conclusions qui se dégagent de leur examen valent
« à fortiori » pour l’enseignement secondaire et supérieur, qui ne
peut que renforcer la tendance.[3]
Un premier tableau peut être dressé qui, par contrôle
civil, donne la proportion générale des enfants scolarisés par rapport à ceux
qui sont d’âge scolaire, ( soit approximativement de 6 à
13 ans) si pour l’ensemble du pays , on peut, dans ce cadre estimer ,la
scolarisation réalisée à 18%, des zone très différentes peuvent être reconnues
d’après les pourcentages des enfants qui fréquentent les écoles du premier
degré. Il n’y a guère qu’à Tunis-ville que ce pourcentage atteigne 50%
,Tunis-banlieue, Djerba, Sousse et Sfax sont scolarisés de 25 à 30%.Mahdia,
Tozeur, Gabes Bizerte et Grombalia le sont de 16 à 23% ; Mais déjà Medjez-el-
Bab, Zaghouan, le Kef , Béja, Teboursouk , Tabarka, Souk-El-Arba et Gafsa sont
très en dessous de la moyenne , avec un pourcentage de 8 à 9% ; quant
à Kairouan , Makthar, Kasserine et les territoires du Sud la scolarisation s’y
effondre au chiffre de 3à6% de ce qu’elle devrait être.
Cette classification fait, à première vue, nettement
ressortir l’importance relative des effectifs scolaires là où il y a beaucoup
d’européens, mais aussi là où la densité de la population totale est la plus
grande. Comme on pouvait s’y attendre,
les régions défavorisées sont, d’un côté, celles qui ont le moins
intéressé la colonisation française et, de l’autre, celles où les centres
urbains ou villageois sont rares. Tunis-ville et banlieue, qui renferment à
elles seules près de la moitié de la population européenne de la Tunisie sont les
plus scolarisées parmi tous les contrôles civils de la Tunisie ; Djerba (densité
au recensement avantagées, et il serait aisé de montrer que si Sousse, Mahdia, et
Sfax ou Tozeur et Gabès viennent ensuite, cela tient à ce que l’importance de la population citadine et villageoise
atteint 84% de population totale dans le Caïdat de Sousse, 63% dans celui de
Mahdia , 89% à Tozeur et 63% encore à Gabès. Quant à Sfax avec 50000 habitants
groupés dans une seule commune, c’est la seconde ville de la Tunisie.
Deux grandes tendances paraissent donc avoir présidé
à l’édification des écoles et au développement des effectifs scolaires :
Le souci des autorités d’assurer au maximum l’instruction des petits français,
la nécessité de pourvoir par priorité en édifices scolaires les centres de
population les plus importants. Si l’on regarde d’ailleurs de plus près ce qui
s’est passé, il est aisé de vérifier dans beaucoup de cas l’exactitude de ces deux
remarques.
Tous les centres de colonisation française ont été
pourvus d’école au fur et à mesure de
leur création quand il s’agissait de lotissements officiels d’une certaine
importance, de leur apparition sous forme de groupe organique lorsque
l’initiative privée leur avait donné naissance ? Certaines de ces écoles
ne se sont jamais développées, comme par exemple celle de Aïn Askar, ( 25
élèves en 1937, 27 en 1947 et 23 en
1949) ou celle de Crétéville ( 36 élèves en 1937, 40 en 1947 et 30 en 1949) ou voient leurs effectifs
diminuer: ( Schuiggui 34 élèves en 1937, 15 en 1947 et 19 en1949 ;
Fedjet-Khemakhem : 37 élèves en
1937, 26 en 1947 et 22 en 1949).
A côté de cela, qui rejoint et qui explique la grande
remarque déjà faite, concernant la scolarisation totale de la population
française en Tunisie, et qui vaut par conséquent pour toutes les
circonscriptions rurales que pour les villes, notons les énormes différences
qui séparent les régions à peuplement dense, urbains et villageois, et les
campagnes sans agglomérations. Un cas le plus typique peut nous être fourni par le Caïdat des
Souassi et par celui de Sousse, son voisin. Dans le Caïdat de Sousse, en 1949,
On peut estimer que la scolarisation a été réalisée à peu de 30% ; dans
les Souassi, le pourcentage n’atteignait pas 5%.
B. Scolarisation
musulmane
Si nous dressons maintenant la carte scolaire des
Tunisiens musulmans, qui sont plus de 2.000.000
et qui n’ont à l’école que 93.000 d’entre eux, cette année encore,
malgré quelques progrès réalisés au cours de la dernière décade ( moins de
60.000 en 1942/43) ce qui représente par rapport à la masse de leur population
, un chiffre de 3.3% ( contre 23% pour les français entièrement scolarisés),
nous allons voir d’abord se préciser les mêmes tendances déjà signalées.
Carte 2 : nombre d’élèves musulmans scolarises
pour 100 habitants (par caïdat)
Légende: comme la légende de la photo n'est pas bien lisible , on vous en propose une transcription:
moins de 1 - de 1 à 1.5- de 1.5 à 3 - 3 à 5 - de 5à 10
Ce n’est plus Tunis-ville, il est vrai, qui, malgré
la densité de sa population et le nombre d’européens (près de 50% du total pour
la Tunisie, figure en tête du classement (1 enfant à l’école pour 11 habitants
musulmans) et celui de Sfax (1 enfant
pour13 habitants) ; Djerba et Sousse viennent ensuite, le premier avec
environ 1 enfant pour 18 et Sousse 1 pour 20 habitants.
Dans une seconde catégorie, la scolarisation moyenne correspond
à celle de l’ensemble de la population musulmane de la régence c’est le cas des
Caïdats de Tozeur et de Mahdia (1 enfant à l’école pour 23 habitants
musulmans), de Bizerte (1 pour 30) de Tunis-banlieue (1pour 29), et de Gabès (1
pour 30).
La scolarisation musulmane tombe au-dessous de la
moyenne dans tout le reste du pays, et même dans les
caïdats très dense de Nabeul (1 pour 38) ou de Soliman(1 pour 31).
Il n’y a qu’un enfant à l’école pour 60 habitants
musulmans dans le Caïdat assez fortement colonisé , du Kef et, dans les caïdats
où domine la grande colonisation française , les chiffres sont parfois encore
plus bas : 1 enfant à l’école pour 73 habitants musulmans dans le Caïdat
de Béja , 1pour 64-65 dans les Caïdats de Souk-el-Arba et Souk-el khemis,1 pour
80 pour celui de Téboursouk, 1 pour 102 pour celui de Mateur.
Essai d’explication
Jusqu’ici nous pouvons considérer d’une façon
générale les pourcentages de scolarisation chez les musulmans comme variant, à
quelques différences secondaires près, selon les mêmes règles que la
scolarisation globale de la population de la régence. En d’autres termes , les
régions les plus scolarisées seraient approximativement celles où la présence
des européens et où la densité de la population urbaine ou villageoise ont incité l’administration à construire en
premier lieu des écoles. C’est bien ainsi du reste que la Direction de
l’instruction publique a commenté elle-même son œuvre . Dans la monographie
consacrée à « l’œuvre de la France en Tunisie » et parue en 1931 ,
lors du cinquantenaire du protectorat , nous relevons les lignes suivantes (
page 15 et 16) :
« Si les enfants européens fréquentent l’école
en grande majorité, il n’en a pas de même des indigènes, des musulmans surtout.
Les raisons en sont multiples, mais il y en a trois principale : Tout
d’abord, des écoles ne sont pas encore ouvertes dans toutes les agglomérations,
soit que les crédits aient manqué pour les construire, soit qu’elles n’aient
pas été demandées par la population. D’autre part beaucoup d’indigènes sont
très isolés dans les campagnes où la population est fort clairsemée, et vivent
souvent à semi-nomades, sous des tentes ou des gourbis…Enfin si le nombre des
garçons arabes qui fréquentent les écoles atteint un chiffre assez élevé, il
n’en est pas de même des filles ».
Les remarques faites il y a plus de vingt-cinq ans demeurent encore valables dans la mesure
où elles apportent, non une explication, mais la constatation seulement du fait
de la non scolarisation de la grande masse musulmane. Il est vrai que c’est le
manque d’écoles qui explique la non-scolarisation, il est vrai aussi que la
non-scolarisation atteint beaucoup plus les fillettes musulmanes que les
garçons ; S’il n’y avait en 1889 que 12 filles musulmanes à l’école en Tunisie
, contre 1783 garçons, en 1929 que 3.777 fillettes contre 27.930 garçons, les
chiffres actuels ne sont encore que 16.000 environ contre 75.000 .
Mais cela n’explique rien . Il n’en est pas tout à
fait de même lorsqu’on constate que la dispersion ou la non-fixité de l’habitat
rural rendent difficile la construction d’écoles. Cela aide en effet à
comprendre que là où, comme dans les Caïdats des Souassi, des Zlass, des Ouled
Ayar ou Ouled Aoun la population urbaine et villageoise manque totalement ou ne constitue qu’une
infime proportion de l’ensemble de la population musulmane, là où des douars
nomades sont la seule forme d’habitat concentré , les bâtiments scolaires
n’aient pas encore été édifiés.
D’où le pourcentage extrêmement faible de la
scolarisation dans ces régions : 1 enfant à l’école pour 124
habitants aux Ouled Aoun, 1 pour 143 aux Ouled Ayar , 1 pour 121 aux
Souassi, 1 pour 163 chez les Zlass et 1
pour 470 chez les Hammama !
Il nous faut à présent déceler quelque chose de plus important, qui commande, et qui
explique même, les inégalités constatées dans la scolarisation.
L’examen des deux statistiques dressées par nous,
même si l’on admet qu’elles puissent renfermer des erreurs de détail, est
suffisamment probant, il fait ressortir sans doute l’importance relative de la
scolarisation chez les européens et chez les tunisiens qui habitent villes et
villages du Sahel. Mais précisons davantage quelque soit la région habitée par
eux, ville ou campagne, les français sont extrêmement scolarisés, quant aux
tunisiens musulmans, leur scolarisation à peine commencée parait soumise à des
lois géographiques : climat, sol et par conséquent, mode de vie et densité
de peuplement.
La seule comparaison de ces deux faits ne nous oblige
-t-elle pas à y regarder de plus près ? Ce qui dans un cas, parait
empêcher l’essor de l’instruction publique – absence de centres importants,
forme extensive de la mise en valeur, etc - ne l’a pas empêché dans le cas des
français. Nous le disons plus haut que des centres de colonisation secondaires
ont été pourvus d’écoles, même si, à côté de cela Tunis par exemple est loin
d’être entièrement scolarisé, et si même il n’y a pas d’école française à
proximité immédiate de la ferme de tel ou tel colon isolé, ses enfants s’en
vont comme pensionnaires dans le plus
proche internat.[4]
A l’opposé, mais de semblable façon , il ne suffit
qu’une population musulmane soit très ressemblée pour qu’automatiquement elle
soit privilégiée au point de vue scolaire. Les Caïdats de Monastir ou de
Sfax sont moins urbains que celui de
Tunis-Ville , et sensiblement plus scolarisés . Dans l’extrême sud la
population des Matmata est 88% rassemblée dans les villages, celle de Nefzaoua
à 82%, et pourtant elles n’avaient dans les écoles qu’un enfant pour 74
habitants et un pour 102 , alors qu’à Tozeur , à Gabès et à Gafsa, (
urbains et villageois à 89% ,63% et 54% ) , il n’y a respectivement 1 enfant à
l’école pour 22.5 habitants et 1 sur 30 et
1 sur 29.
Nous faisions remarquer précédemment, qu’à
Soliman-Nabeul pour une densité de peuplement qui atteint 73 au km² ( 68% de la
population citadine à Nabeul ) la scolarisation ne touche qu’un enfant pour 31
et pour 38 habitants , alors elle touche dans le Caïdat de Sousse ( urbain à
84%) un enfant pour 20 habitants et dans le Caïdat de Mahdia ( urbain à
63%) un enfant pour 23 habitants.
D’importantes exceptions peuvent donc être décelées à « la règle »
géographique évoquée plus haut.
La scolarisation dépend aussi de facteurs sociaux
En réalité ce que nos cartes et nos statistiques de
la scolarisation actuelle de la population tunisienne démontrent, c’est que les
facteurs nationaux ou géographiques, si importants qu’ils soient, ne suffisent
pas à expliquer, tous les aspects du problème . Ils se subordonnent eux-mêmes à
des facteurs sociaux plus déterminants.
A. Chez les non-musulmans
Si les français, par exemple, sont entièrement scolarisés,
ce n’est parce qu’ils sont français, mais parce qu’ils appartiennent à une
couche de la société socialement plus favorisée. Les constructions scolaires
n’ont jamais été imposées par cette considération qu’il y avait ici ou là des
petits français à instruire en tant que tels.
Ce qui a dicté à l’instruction publique et la direction des finances
leur ligne de conduite, ce qui a directement amené l’ouverture d’écoles dans
tous les centres de colonisation, ç’a été, comme dans beaucoup d’autres pays, le
poids économique et social, par conséquent politique, des groupements agricoles
locaux.
On a parfois créé l’école avant même que son public
existât, et cela explique pourquoi tel ou tel établissement scolaire est
demeuré ce qu’il était à ses débuts, ou a même vu ses effectifs diminuer, alors
que, dans l’ensemble du pays, 4 enfants sur 5 demeurent non scolarisés . Si les
enfants de nationalité française n’avaient pas été des fils des colons ou de
fonctionnaires, si, comme en France, il y avait en Tunisie un prolétariat de
langue française, si fellahs et khammès, ouvriers agricoles et tâcherons,
manœuvres et petits artisans étaient français, le problème de la scolarisation n’aurait
pas du tout l’aspect national qu’il a.
Cette affirmation n’a rien de gratuit. Elle s’étaye
parfaitement sur les exemples parallèles que nous fournissent les autres
nationalités.
Prenons par exemple les israélites tunisiens. Dans
l’ensemble du pays, cette population est fortement scolarisée ; elle l’est
à peu près totalement partout, sauf dans les Caïdats des Ouerghemma , de
Tataouine, des Matmata et surtout de Djerba, et cela correspond exactement aux
régions dans lesquelles les israélites jouissent d’un niveau de vie peu élevé
et ont de ce fait une moindre importance sociale. Il se confondent même , à
Djerba , avec la partie la plus pauvre de la population, au point que, s’il y a
, dans l’île-jardin , un musulman pour 18 personnes , il n’y a là-bas qu’un
israélite sur 21 habitants du Caïdat appartenant à cette religion.
De même en ce qui concerne les italiens. Les
maraîchers et les petits viticulteurs qui possèdent des propriétés plus ou
moins vastes, mais productives , dans la banlieue de Tunis , ont à l’école un
enfant pour 7à8 personnes, mais ils n’en ont
plus qu’un pour 11ou 12 personnes dans la région de Souk-el-khemis , Souk-El-Arba,
où ils se trouvent rarement comme propriétaires
d’une ferme prospère , et un pour 15 personnes , où ils ne possèdent
presque rien.
B. Chez les musulmans
Nous arrivons maintenant à cette masse musulmane, si
différenciée, socialement, économiquement, et, par conséquent, aussi dans ses
mœurs et du point de vue qui nous occupe. N’apparait-il pas avec évidence ce
que les géographes ou les sociologues appellent l’habitat, mode d’existence,
etc…n’est pas en réalité une donnée immuable, agissant sur l’homme d’une façon
uniforme, mais quelques chose d’évoluant, de changeant comme tout ce qui
résulte de l’action réciproque de cet
homme et du milieu où il vit, de l’effort constant d’adaptation de la société
aux conditions matérielles.
On dit, par exemple, tant de sottises sur les nomades
ou leur incapacité ou leur mauvaise volonté à se plier aux lois de la
sédentarisation que nous voudrions, ici, rappeler simplement quelques faits : le nomadisme
tunisien n’est, pas plus que le nomadisme asiatique ou le nomadisme des
anciennes tribus américaines, un phénomène immuable, atteignant toujours les
mêmes couches de populations, les mêmes familles ethniques.
Lorsque l’économie change, l’homme change. Les
indiens du Farwest se sont fréquemment
transformés en ouvriers ou même en
spécialistes dans certaines branches industrielles comme le pétrole. Quant
aux Kazakhs, aux Turkmènes, aux Bachkirs
de l’Asie centrale soviétique, etc… , ils sont passés, avec
l’industrialisation et la modernisation des méthodes d’élevage et d’agriculture
, en un quart de siècle , à des types d’existence nouveaux . Ainsi P.George a
pu écrire ; « le nomadisme est presque mort. La population Kazakhe a
été profondément ébranlée dans ses habitudes de vie. Le peuplement nomade, dont
la densité pouvait être considérée comme une moyenne générale, a fait place à
une colonisation en ilots … » ( U.R.S.S, Haute-Asie et Iran, page
473)
Est-il utile d’ajouter que, dans ces conditions, le
problème de la scolarisation de toutes les couches de la population n’est pas
un problème national ou ethnique seulement, en ce sens que ce qu’on appelle la nationalité ou les mœurs recouvre un
problème tout différent : celui de l’élévation ou du maintien des niveaux
d’existence, suivant les cas, à un minimum compatible avec les exigences d’une vie décente ?
Le jour où l’élevage sera , en Tunisie, organisé et défendu scientifiquement
contre les fléaux dont il souffre depuis toujours, conformément aux leçons que
nous donnent les grands pays à moutons tels que
l’Afrique du Sud, l’Australie ou les Républiques soviétiques d’Asie
centrale, tout pays dont le climat et les traditions ressemblent à ceux de
l’Afrique du Nord à maints égards ; il ne sera pas plus difficile de
scolariser les enfants des Zlass ou des Hammama que ceux de Sousse.[5]
Mais de ces considérations trop générales, nous
aurions tort de conclure à l’inutilité d’efforts dirigés dès maintenant vers
ces populations trop peu scolarisées. Nous avons seulement voulu dire, par ces
quelques remarques, que l’on ne saurait séparer le problème de la scolarisation
de l’ensemble des problèmes économiques et sociaux. Et nous pouvons, tout aussi
bien, à présent, revenir à des secteurs de vie sédentarisée pour démontrer que
les questions qui se posent , en termes fondamentalement différents, mais en
termes voisins.
Si nous disposons de statistiques suffisamment
précises sur l’origine sociale des enfants musulmans qui fréquentent les écoles
en Tunisie, nous pourrions aisément mettre
en évidence un fait que nul instituteur, nul professeur ne songerait
certainement à contester : c’est
que si les enfants tunisiens dans les villes au moins, sont presque tous
scolarisés jusqu’à un certain niveau de vie, ce sont les petits malheureux dont
les parents vivent des existences aléatoires, les enfants des pauvres qui, dans
les villes comme dans les campagnes, sont les moins scolarisés. La véritable
carte scolaire des Musulmans tunisiens ne peut être faite qu’étant donné le nombre insuffisant
des établissements, des classes ouvertes, nous n’avons qu’une fraction des
enfants d’âge scolaire dans ces dernières.
Mais si les Caïdats de Mateur, situé dans une zone
favorable aux riches cultures et à une vie sédentaire est des moins scolarisés,
c’est que la plupart des tunisiens musulmans qui l’habitent vivent à la
campagne , comme ouvriers agricoles sur les grandes propriétés. Une statistique
sommaire et incomplète, intéressant pourtant près de 30.000 hectares de bonnes
terres, signalait, en 1947, environ 2400 salariés travaillant sur ces terres,
dont près de 1200 dans des fermes qui utilisent de 50 à 200 ouvriers.
Et si l’on compare la scolarisation dans le centre
urbain de Mateur, où vivent près de 12.000 musulmans, avec celle des campagnes
du même Caïdat, peuplées de plus de 73.000 musulmans, sédentaires en général,
on s’aperçoit que les écoles de Mateur renferment 534 enfants musulmans sur 616
dénombrés pour tout l’ensemble du Caïdat de Mateur, tête administrative et
bourgeoise du Caïdat, est incomparablement plus scolarisé , même s’il le
demeure encore trop peu, que la campagne où vivent des dizaines de Fellahs
pauvres et d’ouvriers agricoles dans les douars.
Même observation pour la banlieue de Tunis . Tous les
observateurs savent que le petit centre d’El-Omrane , aux jolies villas de
style musulman, est en grande partie scolarisé : ses habitants sont des
fonctionnaires , des commerçants, des propriétaires
plus ou moins aisés d’une façon générale. Mais le « Bidonville » du
Djebel Ahmar , tout proche de là, expédie chaque matin par centaines ses
enfants dans les rues de Tunis, et non dans les écoles !
Hammam-Lif , pour 15.000 habitants musulmans, a, dans
ses écoles, 1500 élèves de cette nationalité ; La Marsa , pour 4000
habitants musulmans, en a encore davantage :590 [6] . La
Marsa est la plus élégante de ces deux stations. La différence est sensible
avec La Goulette : 260 élèves musulmans dans les écoles pour 3600
habitants, mais peut-on comparer la fortune moyenne des musulmans de La Marsa
avec celle des musulmans de La Goulette ?
On pourrait multiplier les exemples à l’infini,
étudier par exemple, le cas de Djerba, de Tozeur ou de Gabès et le comparer
avec celui de des Matmata ou de Kebili.
On verrait toujours qu’à une situation plus aisée, à des ressources plus
régulières chez une partie au moins de la population correspond une
scolarisation plus élevée, même si par ailleurs l’habitat, le climat, les
traditions, le langage etc… sont tout à fait comparables. Et cela va de pair,
évidemment, avec l’aménagement des ressources, le développement économique, la
mise en valeur, les techniques, l’organisation des échanges et des moyens de
communication, tous les facteurs sociaux et même politiques parfois.
CONCLUSION
La géographie scolaire de la Tunisie est une étude
sociale qui ne saurait être séparée de ses contextes économiques, voire
politique. Etudier le processus et faire le bilan actuel de la scolarisation de
la régence, c’est trop rarement enregistrer le succès d’une œuvre poursuivie
avec ténacité et flair, d’une œuvre qui a su , à l’occasion, devancer les
besoins quand il s’agissait de doter d’écoles tous les centres de colonisation
de quelque importance. Mais c’est, la plupart du temps, constater la timidité,
l’insuffisance d’une œuvre commandée par des soucis empiriques , par le désir
non point de devancer les besoins, mais de céder , et de fort loin, à la
pression d’exigences d’autant plus impérieuses que les populations scolarisées
étaient socialement mieux organisées, plus fortes ou plus conscientes de leurs
propres intérêts.
Et nous voudrions conclure cet examen trop rapide et
très insuffisant de la scolarisation en Tunisie en attirant l’attention de tous
nos collègues sur le fait qu’il ne suffit pas de tracer des plans de réforme de
l’enseignement, ni même de préconiser, dans l’abstrait, une politique de constructions scolaires et
de personnel. L’on peut et l’on doit
sans doute prévoir une évolution de l’enseignement actuel dans le
sens proprement tunisien, adapter
programmes et matières aux réalités locales, faire de l’arabe une langue
véhiculaire à la culture moderne .
Mais ne croyons pas que cela suffise, ni même soit jamais entièrement
possible , tant que, pour un grand nombre de tunisiens , l’école restera un
luxe et presque superflu, tant que nomades et fellahs , par centaines de
milliers, devront d’abord songer à se nourrir et à se vêtir, à se loger
décemment, et que la subsistance de leurs enfants demeurera un problème
quotidien. Inversement le développement des ressources économiques et
l’élévation des niveaux de vie sont en fonction, dans une très large mesure, de
l’essor de l’instruction. Entre l’économique, le social et le culture, il ne
peut y avoir qu’interférence constante.
Pour scolariser tous les tunisiens, il faut aussi
équiper et industrialiser la régence et donner à tous ses habitants le moyen de
vivre ce que Roosevelt appelait « une existence digne »
Par Jean Poncet, ¨Professeur de lettres au Collège Sadiki
Source : Régence de Tunis,
Protectorat Français – Semaine pédagogique , organisée par la direction de
l’instruction publique en Tunisie , Tunis
19-23 Avril 1949 ;P 158
-170 – Imprimerie officielle , Tunis
[1] Jean
Poncet )1912-1980( est un géographe spécialiste du sous-développement , diplômé de
philosophie, il est venu enseigner le
français en Tunisie , il découvrit un pays sous le régime colonial, … il
dut quitter la Tunisie après l’affaire de Bizerte en 1961 , (il)…prépare une thèse
de doctorat d’état en géographie sur la colonisation et agriculture européenne
en Tunisie depuis 1881) Paris La Haye Mouton 1962), et une thèse
complémentaire sur les Paysages et les problèmes ruraux en Tunisie.
Il
publia plusieurs ouvrages sur la Tunisie ; La Tunisie , Que sais-je? 1971
- La Tunisie la recherche de son
avenir : Indépendance ou néocolonialisme? Paris, Editions Sociales ;
1974 Le Sous-Développement vaincu ;
La lutte pour le développement en Italie méridionale en Tunisie et en
Roumanie. Paris. Editions Sociales ; 1970."
Extrait
d’un compte rendu écrit par Jean Dresch Professeur honoraire Université de Paris VII
intitulé : « Jean Poncet
(1912-1980) [compte-rendu] ; publié dans les Annales
de géographie .Année
1981 / 502 / pp. 732-733.
[2] Recensement de 1948 : Près de 870.000 ENFANTS âgés
de 4à 14 ans dont 775.000 musulmans) es bases ordinaires prises pour le calcul
de la population d’âge scolaire sont 6 et 13 ans. Cela fait environ 700.000
enfants, dont 620.000 musulmans d’âge scolaire.
[3] Si l’on tient compte
de l’enseignement du premier degré seulement, on a à l’école 1français sur 5.5
personnes de cette nationalité, 1musulman sur 33 .4. Mis en considérant la
totalité de l’enseignement, les chiffres correspondants deviendront 1 sur 4.3
et 1 sur 30.3, ce qui accentue la
disproportion.
[4] C’est là, ce qui
explique que dans les contrôles civils de Kairouan , Kasserine , Gafsa, Mahdia
ou Djerba, où le peuplement français est dispersé et rare, il y est même
relativement , beaucoup moins d’enfants français dans les écoles primaires
publiques , ces enfants sont envoyés , comme pensionnaires, à Sousse, à Sfax ou
à Tunis.
[5] Nous renvoyons à ce
sujet ceux de nos colègues que la question intéresse aux notes de voyage et au
rapport rédigé par M.Solignac, ancien chef de service des mines en Tunisie, à
la suite de plusieurs séjours en Afrique australe et en Asie centrale soviétique
(Archives de la résidence générale)
[6] Cette proportion de 1
enfant à l’école pour moins de 7 personnes parait bien la plus élevée de Tunisie
, du moins dans la mesure des statistiques permettent d’être précis.
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