Je viens de lire un post sous la plume d’un ancien élève des années soixante,
de la même génération que moi, faisant l’éloge de feu Mongi Damergi qui a
occupé le poste de proviseur du Lycée Bab El Khadhra à la capitale durant 23
ans. L'auteur de ce post facebookien avance une proposition bien à
propos, celle d’attribuer le nom de ce proviseur au dit lycée en guise de
reconnaissance pour les nobles services qu’il a procurés à des générations
entières ; il était en effet un fervent défenseur de l’enseignement et du
système éducatif, un vaillant éducateur qui traitait ses élèves avec une
bienveillance paternelle et un brave homme.
Ce post a
suscité en moi le souvenir d’une multitude de grands hommes de cette époque; en
effet cette période a connu l’émergence d’une élite d’éducateurs et enseignants
qui bénéficiaient d’une large notoriété dépassant le cadre de leurs lieux de
travail, notoriété qui, de nos jours, ne peut être surpassée que par celle de
certains sportifs ou artistes ou par « ces nullards qui meublent
[lamentablement] nos soirées ».
Ces
souvenirs m’ont conduit à rédiger ces lignes en guise de commentaire :
« J’ai rencontré Si Mongi Damergi au cours de mes premières années dans
l’inspection pédagogique au début des années quatre-vingt, le Lycée Bab El
Khadhra faisait alors partie de ma circonscription. Je garde de monsieur
Damergi toujours le même souvenir, celui d’un respectable et majestueux
éducateur, d’un gestionnaire compétent ayant une présence imposante et une
forte personnalité, strict sans être rigide et orgueilleux sans être hautain.
En
fait, le domaine de l’enseignement a connu au cours de cette époque qui allait
des années soixante jusqu’à la moitié des années quatre-vingt (période supposée
être la période dorée de l’école nationale) l’apparition d’une élite de cadres
distingués en éducation qui se partageaient tous ces mêmes qualités :
inspecteurs, responsables administratifs, surveillants de différentes
catégories, enseignants dont plusieurs sont devenus plus tard des professeurs
émérites de l’université.
Parmi cette élite, il
y avait une multitude de proviseurs de lycée qui bénéficiaient d’une grande
réputation à travers toutes les régions du pays. On peut en citer, sans prétendre
nullement être exhaustif, à côté de Monsieur Damergi, Messieurs M. Abdelaziz
Ben Hassan qui fut proviseur du lycée de garçons de Sfax, puis du Lycée
Khaznadar (ancien directeur général des programmes au ministère pendant de
longues années), M. Mustapha Ben Nejma, M. Ahmed El Fani, M. Mohamed Bouden, M.
Ali Houssi, M. Mohamed Fayala proviseur du lycée de garçons de Sousse ( puis directeur régional de
l’enseignement de Sousse), M. Ahmed El Zghal , proviseur du Lycée 15
novembre de Sfax ( puis directeur régional de l’enseignement de Sfax), M. Bouraoui
Mlaoueh, proviseur du Lycée mixte de Gabès, M. Tahar Anane proviseur du Lycée
de Jerba, et bien d’autres. .. Que Dieu accorde Sa miséricorde à ceux qui ne
sont plus de ce monde et garde ceux qui sont encore parmi nous et les
récompense de la meilleure manière qui soit,
pour les élogieux services qu’ils ont procurés à des générations entières. La
plupart d’entre eux n’ont malheureusement pas reçu la reconnaissance et la
loyauté qu’ils méritent ni de leur vivant ni après leur décès.
La liste
de tous ces hommes distingués que notre bonne terre a engendrée est trop longue
pour pouvoir l’établir dans ces propos, n’oublions pas par ailleurs que je me
limite ici au cycle de l’enseignement secondaire, que nos collègues du
primaire veuillent bien m’excuser car ils ne manquent point d’aussi illustres
pédagogues.
Je ne peux terminer ces propos sans mentionner quelques noms appartenant au
corps de mes chers collègues inspecteurs tels que les regrettés Ahmed Soua,
Abdekrim El Marraq, Mohsen Mezghani, Abdelmajid Dhouib, Rachid Toumi, Ahmed
Ben Salem. et tant d’autres, que Dieu
ait leurs âmes et qu’ils reposent en paix. Ils servaient d’exemple aux
générations qui les ont connus et leur servaient de modèle, ces vaillants
professeurs tunisiens étaient côtoyés par nombre d’enseignants étrangers,
français, suisses, anglais et autres, de surveillants généraux non moins
célèbres dans l’exercice de leur rôle pédagogique.
Une question persiste toutefois et ne cesse de s’imposer :
Que nous est-il arrivé et qu’est-il arrivé à nos générations
pour que se produise un tel bouleversement ?
Est-ce la dévalorisation du statut des sciences et du savoir ainsi que la
valeur sociale de l’enseignement qui en est la cause? Ou bien est-ce la
dégradation du niveau général des formateurs et des formés ? Est-ce encore
l’émergence de phénomènes sociaux nouveaux qui ont fait que l’exemple et les
valeurs à suivre sont souvent représentés par des gens qui symbolisent la
médiocrité, l’ignorance, ou même la bassesse ou la vanité ?
Est-ce
la dévaluation du statut du livre et la fascination exercée sur l’esprit d’une
large frange de notre jeunesse par les écrans, fascination ensorcelante qui
s’accaparent d’une bonne partie de leur temps ? Le changement social
et l’émergence de nouvelles couches sociales qui ont réussi à avoir l’argent,
l’estime et la réputation par d’autres chemins que ceux de la science et du savoir ? La dévalorisation
du statut de l’intellectuel et du culturel, remplacé par une culture du
spectacle, de la jouissance et de la consommation sont-elles pour quelque
chose ? Est-ce enfin le triomphe d’une certaine culture de l’aisance et du
moindre effort et l’usage des chemins tortueux au lieu et place de la culture
de l’effort, de la persévérance, de la droiture et la primauté de
l’esprit ?
Autant de questions en quête de longues réponses, qui reflètent l’impuissance
de ceux de cette génération qui, sont encore en vie et qui se sentent
impuissants face de ce drame, se consolant toutefois des quelques cœurs et esprits
qui voguent à contre courant et s’évertuent, en bravant les difficultés, à
esquisser les traits de la distinction et du génie.
BAHRI
Bahri
Ancien
inspecteur principal de l’enseignement secondaire
Juin
2024
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