dimanche 10 novembre 2024

Mises en garde éducatives

 

Brahim Ben Salah

Le blog pédagogique  propose cette semaine des réflexions sur l’avenir de l’école et de l’éducation dans notre pays de la plume de l’inspecteur général de l’éducation M° Brahim Ben Salah qu’il a publiées sur sa page officielle et qu’il a intitulées Mises en garde éducatives.


Vu l’originalité et la pertinence de ces réflexions, nous avons pensé qu’il est utile de les reprendre pour les partager avec nos lectrices et nos lecteurs, tout en remerciant vivement Si Brahim qui a répondu favorablement à notre demande pour la publication de ses réflexions.

 

 

 

Première mise en garde

Depuis des années, l'opinion publique éducative et non éducative appelle à une réforme  du système éducatif, en insistent sur certains indicateurs de faiblesse dont souffre le système, mais personne ne se pose la question suivante: qu'est-ce que nous entendons par la réforme éducative, c'est la raison pour laquelle, nous avons jugé important de poser les questions suivantes, en espérant qu'elles aideraient à diagnostiquer les maux afin de leur trouver le meilleur remède.

 

Qu’entendons- nous  par la réforme éducative ? Et qui est en droit de s'en charger ?

 

1-     La réforme éducative signifie-t-elle que le système éducatif actuel s'est écarté des objectifs qu'il s'était fixés, ce qui nécessite sa remise sur la bonne voie?

2-   Ou bien, la réforme éducative vise-t-elle simplement à revoir certaines composantes du système pour une raison quelconque ?

3-   Ou bien, la réforme éducative vise-t-elle à introduire quelques innovations sur les composantes du système afin qu'il réponde mieux aux exigences de l'évolution des sciences et des valeurs ?

4-   Ou bien, entendons-nous par la réforme éducative, une  simple  remise en état des bâtiments des établissements d'enseignement et davantage  de soins au profit du cadre éducatif ?  

5-   Ou bien, est-ce que la réforme éducative est  faire table rase de tout ce que les trois lois éducatives précédentes que la Tunisie a connues  depuis l'indépendance  avaient apporté et repartir  de zéro ? Dans ce cas, nous ne parlons plus de réforme éducative, mais  plutôt d'une reconstruction de l'école tunisienne, et nous  nions  que l'école ait pu apporter  quelque chose à la société durant soixante ans.

6-   Ou bien, entendons-nous par la réforme éducative, la construction d'un nouveau modèle social dont la locomotive sera l'école ?

 

Il convient de noter que le populisme ne reconnaît pas les élites qui ont des visions éducatives et des prospectives sociétales, c'est pour cette raison que  la société civile est appelée à contribuer à la construction éducative en répondant aux questions mentionnées ci-dessus, et même en posant davantage de questions ayant une dimension constitutive et fondatrice..

 

Deuxième mise en garde : construire un nouveau discours politico- éducatif

Parmi les fondamentaux de ce  discours :

1.   Une déclaration claire de l'État de son total engagement en faveur du concept d'un État  providence qui fournit des services éducatifs, sanitaires et sociaux gratuits de qualité qui garantissent l'efficacité et préserve la dignité humaine, cela devrait se  traduire dans le budget dans la part réservée à chacun de ces secteurs, ce qui donnera la preuve que l'éducation et l'enseignement sont , pour l'état, un enjeu sociétal d'avenir.

2.   Une lecture scientifique des changements internationaux sur les plans économique, social et cognitif, et en faisant attention,  notamment, au pouvoir des TIC pour construire les choix pédagogiques requis par ces changements..

3.    Annoncer  une liste  de valeurs nationales et universelles qui serviront de référence pour la construction de nouveaux programmes de formation et qui seront une source pour établir les règles de fonctionnement des institutions éducatives et administratives. Parmi ces valeurs fondamentales, nous citons :

·      Le concept de patriotisme et le sens de la loyauté envers la seule Tunisie

·      Clarifier le concept de citoyenneté, et de ce qu'il engendre comme   l'art de la coexistence et de la reconnaissance mutuelle de la diversité et de la différence.  Ce concept de citoyenneté évoque aussi l'idée  de contrat social civique  fondé sur le droit et l'état des institutions sans aucunes autres références d'organisations politiques et sociales incompatibles avec l'idée de progrès.

·      l'État doit s'engager à tenir compte des diverses références nationales et internationales en matière de droits de l'homme et de les adopter dans la construction de programmes scolaires afin de construire une société démocratique dans laquelle les libertés individuelles et les libertés publiques sont respectées et non entachées par aucune manifestation de discrimination raciale, religieuse, ou selon le genre …

·      Le concept de l'état qui  humanise le discours religieux et la définition d'un certain nombre de mesures qui y contribuent.

4.   Le lien étroit entre le concept d'une école démocratique et la vie démocratique en société, car l'état de l'école ne pourra pas se redresser scientifiquement et moralement  tant que le climat politique général n'a pas été réformé  pour  éviter la dichotomie entre ce que l’enfant apprend à  l'école et ce qu’il vit dans la réalité.

 

 

Troisième mise en garde -  le statut de l'enseignant

 

Toute personne qui aura la tâche de la « réforme éducative » au niveau officiel ou au niveau de la société civile doit rédiger un document spécial pour l'enseignant (e) qui doit inclure les principes suivants :

 

1.   L'enseignant (e) n'est pas qu'un simple fonctionnaire, mais il (elle) est un messager du savoir, de la science et de la morale, et il est un faiseur d'esprit, un  bâtisseur de personnalités et un ingénieur de générations. sur lesquels la société comptera pour son avenir, et il s'agit d'une tâche très importante, c'est pourquoi, elle ne doit pas être prise à la légère, ni la traiter comme on traite n'importe quelle question administrative, Ce  fonctionnaire doit être hautement respecté, sa dignité et sa réputation doivent être préservées, car toutes ses comportements impacteront ses élèves.

2.   Tous les changements survenus dans la profession enseignante doivent être scrutés sur les plans  cognitif, professionnel et social afin d'élaborer une stratégie pour la formation pour  revaloriser  l'enseignant (e) à tous les niveaux susmentionnés.

3.   Une révision sérieuse et radicale de la grille des salaires pour augmenter  l'attractivité du métier d'enseignant vers lequel les nouveaux diplômés se tournent par choix et non faute de mieux.

4.   Elaborer  un référentiel qui sera utilisé  dans le recrutement des enseignants(es)  , et revoir les modalités des promotions  professionnelles  afin qu'elles soient toujours associées à la performance de l'enseignant (e) et aux efforts fournis par ce dernier  pour améliorer son niveau scientifique et professionnel et être à jour quant aux  approches pédagogiques avancées.

5.   Réviser l'horaire travail des enseignants dans l'enseignement primaire, les collèges et  les lycées  pour  assurer la permanence scolaire et pour renforcer  le travail d'équipe. Par conséquent, l'État doit fournir des espaces appropriés pour le travail des enseignants et des enseignantes, qui se déroule en dehors des heures de cours.

 



Quatrième mise en garde: De la justice  scolaire

 

Il est souhaitable, que  ceux qui vont  faire la « réforme éducative » révisent le concept de justice scolaire, qui est souvent traduit par cette expression bien connue par certains hommes politiques et responsables administratifs par « l'égalité des chances «

1.   Le principe de l'égalité des chances n’a aucun rapport avec le concept de la  justice scolaire, car la carte des résultats du baccalauréat suffit à elle seule à montrer l'absence de justice scolaire. Si le principe de l'égalité des chances est réalisé par la scolarisation  de tous les enfants tunisiens dès  l'âge de six ans, le parcours scolaire dépend  des efforts déployés par chaque élève pour réussir ses études. Et comme la disparité est grande entre les régions  côtières  et l'intérieur, entre le centre de chaque ville et sa périphérie, et entre les différentes composantes sociales, la justice scolaire ne sera pas réalisée, et l'école ne sera pas l'ascenseur social qui réduit les écarts  entre régions ou entre classes,  ainsi, c'est le principe du méritocratie qui est avancé comme le critère de la réussite , mais ce critère ne manque ni d'injustice, ni de contre vérité.

 

2.   Ce qu'il faudrait aujourd'hui, c'est construire un système éducatif sur la base de la justice scolaire, qui est l'équité, en combattant  les facteurs exogènes à l'élève et au champ de la compétition scolaire objective, dont le rôle est souvent décisif dans la réussite ou l'échec de l'élève, voire même dans la poursuite du cursus de l'élève ou  l'abandon définitif des études.

 

 

3.   L'équité scolaire, c'est « donner plus à celui qui a moins » dans le sens où les programmes soient souples en termes de contenu et d’horaire (et pour une durées limitée) selon les besoins des élèves et conformément à un projet de développement éducatif propre à chaque délégation régionale jusqu'à la réduction de l'écart entre les régions et entre les écoles. Cette mesure nécessite une politique éducative audacieuse qui traduit  réellement  le pari de l'État sur l'enseignement public et son engagement dans la réalisation de la justice scolaire. L'équité éducative nécessite, outre le développement des régions de l'intérieur et des ceintures  qui entourent les grandes villes, une assistance spécifique et suffisante et l'élaboration  d'une carte pédagogique équitable (par exemple, l'arrêt de la l’affectation  des enseignants débutants et sans expérience  dans les régions de l'intérieur - l'augmentation effective des séances de formation  continue selon les besoins et autres mesures…).

 

4.   Sans cela, nous devrons nous attendre à voir  de nombreux élèves en situation d'échec scolaire , ou qui abandonnent les études, ou qui émigrent vers les villes à la recherche d’établissements scolaires performants, ou qui se ruent vers les écoles privées et vers les marchés éducatifs parallèles.

Alors, œuvrons tous pour une justice scolaire équitable.

 

 

Cinquième mise en garde : Quoi enseigner?

 

Il est nécessaire que les expertes et experts pédagogiques d'avoir en tête les variables cognitives mondiales actuelles afin de savoir déterminer les contenus pour une formation appropriées pour l'école tunisienne. Si la formation à l'époque de l'ancienne école était une formation solide, cela était valable pour une société stable et pour répondre à des besoins connus. Mais aujourd’hui, dans un monde où les nouvelles connaissances se multiplient et se propagent à une grande vitesse, peut-on alors parler d'une formation solide comme celle évoquée plus haut ? Le stockage d’informations dans les esprits a-t-il de la valeur comme c’était le cas par le passé [1] ? Alors, que vaut la nostalgie de l’école du passé ? Et si un changement du modèle de civilisation  est  devenu nécessaire en raison de la vitesse des changements  que connaît le monde, alors, l’école est-elle vraiment qualifiée pour être la locomotive du changement souhaité ? Et, comment rendre les gens capables d’accepter tout ce qui est nouveau ? Comment cette innovation  peut-elle être adaptée et assimilée ? Existe-t-il des compétences valables pour les nouveaux contextes ? Avons-nous les conditions appropriées pour construire une nouvelle école qui fonctionne selon les variables internationales?

 

Donc, la nouvelle et vieille question est : Quel sens pouvons-nous donner à l’apprentissage ?

 

 

Sixième mise en garde :  Famille et école : vers un nouveau contrat

§  Nous ne pouvons pas nier  que la relation de la famille avec l'école n'est pas dénuée de tensions, voire de conflits. L'incompréhension est peut être due aux attentes excessives des familles, ou à une certaine confusion dans les organisations scolaires, ou encore aux pressions diverses que vit l'école tunisienne. Mais malgré tout cela, personne  ne se demande : où s'arrête l'éducation familiale ?  et où commence l’éducation scolaire ? Y a-t-il vraiment une ligne de démarcation entre les deux ? Ou existe-t-il  entre elles une complémentarité dont nous ne saisissons pas les fondements ?

§  Il faut reconnaître dans ce contexte que la famille tunisienne a évolué, elle a progressé sur le plan du savoir et  elle suit mieux les questions éducatives que par le passé, mais paradoxalement les échanges d’accusations entre l'école et la famille sont devenus plus fréquents, alors comment pouvons-nous remédier à cette situation ?

Parmi les suggestions qui nous paraissent contribuer à améliorer la relation entre les deux institutions, nous mentionnons celles-ci :

s  Renforcer la culture du dialogue entre les deux institutions, car les rencontres qui sont organisées actuellement à l'école entre les parents et les enseignants,  sont d'une part souvent brèves et précipitées et d'autre part elles ne sont pas fondées pas sur la base que le parent  est un acteur éducatif, un suppléant  et un partenaire de l'école pour  l'aider à réaliser ses objectifs.

s  Faire évoluer  la législation qui encadre le dialogue entre les deux parties, car  hormis le décret du 19 octobre 2004 qui ne répond pas du tout au besoin, on ne trouve pas aucune référence sérieuse pour construire un dialogue entre la famille et l'école et qui  sera fondée  sur la mise en évidence des caractéristiques de la communauté familiale en tant que entité intime et réduite, régie par des rapports affectifs et les caractéristiques de la communauté scolaire  en tant qu'une communauté intermédiaire entre l’entité familiale et la société, cette communauté scolaire possède ses propres lois par lesquelles elle prépare les enfants à s'intégrer  dans la société des lois et des institutions.

 

s  Elaborer un guide à l’intention  des parents, pour  les familiariser  avec les fondements les plus importants du système éducatif, son fonctionnement et les caractéristiques de l'établissement scolaire de leurs enfants. En outre, ce guide définit  un code de conduite pour  le parent, l'enseignant et le responsable administratif. Cette  question nécessite plus de  détails, nous pourrons y revenir dans un espace plus large.

 

Brahim Ben Saleh, Inspecteur général de l'éducation, a pris sa retraite - le 6 septembre 2023.

Traduction Mongi Akrout, Inspecteur général de l'éducation retraité.

Tunis , août 2024

Pour accéder à la version ARABE, cliquer ICI

 



[1] Voir Alexandre Lacroix dans un article intitulé « Renoncer à tout savoir » dans un dossier intitulé: " Et si on apprenait autrement ? " publié dans  Philosophie Magazine , numéro 172, septembre 2023, p.p 44 – 45 https://www.philomag.com/en-kiosque; Lacroix dit qu'aujourd'hui Wikipedia  coopère avec 1000 experts pour publier 60 millions d'articles sur divers sujets et qu'à toute seconde , il publie  l'équivalent de 29000 Giga octet d'informations et de données. 

 

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