Le blog
pédagogique donne la parole cette semaine au professeur Mokhtar Ayachi , professeur
d’histoire à l’université de Tunis, et
éminent historien de l’éducation en Tunisie
qui a soutenu deux thèses qui portent toutes les deux sur l’enseignement
en Tunisie :
la 1ère est
une thèse de 3ème cycle (en Juin 1979)
sur les deux réformes scolaires de 1949 et de 1958 intitulée « étude
comparative intitulée "Enseignement néo-colonial (1949-1958) et choix
culturels de la Tunisie indépendante »; et la seconde est une thèse d'Etat soutenue à
l'université de Tunis (en juin 1997) intitulée "Ecoles et Société en
Tunisie (1930-1958)".
En outre,
il a publié plusieurs livres sur l’éducation et l’école
tunisienne dont un livre (réédité
deux fois) sur l’histoire de la grande mosquée Az-Zaituna sous le titre « Az-Zaituna et les zitouniens 1881- 1958 " ( en arabe) , et un deuxième livre en 2013 intitulé « Histoire de l’école
tunisienne : 32 siècles d’écriture, de savoir et d’enseignement ( en arabe) " في تاريخ
المدرسة التونسية: خلاصة 32 قرنا من الكتابة والمعرفة والتعليم
, le dernier livre publié en 2015
s'intitule "Etudes d'Histoire culturelle: histoire de l'éducation
et mouvements de jeunes en Tunisie"..
M° Ayachi
a également dirigé et encadré
un certain nombre de mémoires de Master ou de DEA ainsi que des thèses
traitant des questions de l’histoire de l’éducation.
M°
Ayachi a bien voulu nous permettre de
publier le texte qu’il a déjà publié le
9 janvier 2017 dans le blog «
Forum d’histoire: didactique et Histoire de l'éducation – Tunisie » qu’il
en soit remercié et nous souhaiterons que notre collaboration puisse continuer
au service de la mémoire de l’école Tunisienne
Introduction:
Référentiel historique de l'école tunisienne:
Les racines historiques de l'école
tunisienne se situent dans la longue durée[1]
avec ses différentes périodisations ou ères
civilisationnelles, témoignant des relations étendues géographiquement du pays,
en symbiose avec la Méditerranée. Cet
espace géographique, qui a donné aux
grandes civilisations sémitiques leur humanisme et leur dimension universelle,
comme l’avait si bien exprimé avec toute
lucidité et symbolique Fernand Braudel dans son œuvre célèbre.[2]
Cette durée,
liée à la connaissance et aux outils de son expansion, s’étend, à la manière
des différents alphabets connus par le pays, de l’époque carthaginoise et
punique jusqu’à la période arabo islamique puis contemporaine. Les institutions
du savoir, avec leurs diverses formes, ont évolué dans le temps : des Kouttabs,
ou espaces réservés à l’éducation des
enfants, aux mosquées, aux « Salons » scientifiques (ou Majallis
El ‘Ilm »), aux Ribats ainsi qu’aux bibliothèques et autres
Ecoles Nidhamiya (sous les hafsides), puis à la Grande Mosquée
Az-Zaytuna et ses annexes. Cette dernière institution a coexisté avec l’école moderne
et le système éducatif contemporain avec ses réformes successives.
1.
Evolution
des fonctions historiques de l'institution éducative:
Avec le
début de l’époque moderne puis
contemporaine, les fonctions de l'institution éducative, qui était
essentiellement élitiste ou exclusivement au service des pouvoirs politiques et
religieux, ont changé. Désormais, l’école s’intéresse progressivement à des
franges sociales plus larges dans plusieurs régions du monde. Elle devient
ainsi, comme cela est le cas en Tunisie, un moyen de mutations sociales et
culturelles, ainsi que la voie du progrès, de la promotion et du développement
depuis environ un siècle et demi (avec la création de l'école Sadiki en 1875,
notamment).
Au cours
de la période contemporaine, qui a coïncidé avec l'occupation du pays par la
colonisation française, le contact direct et violent avec l'autre et sa
civilisation a généré diverses réactions locales qui visaient à former une opinion publique nationale et sa mobilisation en vue d’un relèvement social et culturel. Dans ce cadre, l’élite nationale
moderniste, qui a commencé à émerger sur la scène, avant même la colonisation du pays dès la première moitié
du XIXème siècle, a eu un rôle de premier plan dans la motivation de
la société. Elle a réussi à provoquer au sein de la société un désir ardent de savoir, puis une forte demande
populaire pour bénéficier de l'éducation moderne en vue de réaliser le progrès
et le développement pour tous.[3]
Cette
période historique, objet de notre attention ici, a été marquée par
l'organisation de la lutte nationale sous toutes ses formes : politique,
sociale et culturelle. La question de la
diffusion horizontale de l'enseignement moderne, pour les garçons et les filles, en bénéficiant
du produit des impôts locaux, était l'épine dorsale des revendications
nationales tout au long de l'occupation coloniale[4].
Le Mouvement de Libération Nationale a pu obtenir une diffusion relative de cet
enseignement, mais d’une façon inégale il est vrai, dans différentes régions du
pays, en fonction de son implantation
politique.
Exploitant
à cet égard, les contradictions coloniales ainsi que le soutien des démocrates
français, les leaders nationalistes ont su tirer profit des idées des Lumières,
sous-jacentes dans certains contenus scolaires pour la réalisation de leur
projet de libération nationale. C'était, comme l'a si bien exprimé Kateb Yassine, "une sorte de butin de guerre".
2- L’institution éducative moderne:
structure du projet sociétal de l'Etat de l’Indépendance
Les
caractéristiques du système éducatif tunisien (ou l’école de l’Indépendance),
qui a été mis en place, comme résultat ou condensé du projet
national du temps de l'occupation,
étaient conçues, en réalité, depuis la fin des années quarante, après la
fondation de l'Union générale tunisienne du travail (UGTT). L’ingénierie de
l’école tunisienne fut réellement tracée par la fédération de l’enseignement, présidée
par Mahmoud Messaadi. L’institution éducative moderne est devenue, une
composante essentielle dans l’édification du système républicain national au
moment de la libération. C’était aussi l’outil qui concrétisait les choix
culturels nationaux sur le terrain. Plus
encore, l’école de l’Indépendance joua le rôle d’ « ascenseur social » libérant la société tunisienne et de l'ignorance et de la misère ;
un puissant moyen de progrès presque à tous
les niveaux.
Le choix
de l'État national moderne d’investir dans les ressources humaines tire, en
fait, son référentiel politique du devoir social des régimes républicains
démocratiques vis-à-vis de leurs citoyens. Ce modèle sociopolitique a constitué
le rêve de générations entières de pionniers du mouvement moderniste éclairé voyant
dans l'éducation moderne un stimulant pour la gestation sociale conduisant à la
citoyenneté.
2.
L'école
tunisienne et le système des valeurs universelles
La chose
la plus importante qu’on puisse déduire ici, au niveau épistémologique ou en termes de positionnement par rapport aux fonctions du savoir, est l'inclusion de la
question de l'histoire de l'école tunisienne, en particulier, au cœur de l'identité culturelle nationale. Elle est en
relation directe ou en dialectique permanente avec l’altérité qui partage avec
nous la même aire civilisationnelle méditerranéenne ; Celle où notre pays
occupe une position stratégique, entre ses parties orientales et occidentales.
En plus
des deux questions de l'identité et de l’altérité de ces fonctions, il y a ce que la Tunisie, ou
son école, partage avec l’autre : c’est la dimension humaniste avec les
différentes valeurs universelles promues par les programmes scolaires, à partir
des référents religieux tolérants et civils qui fondent l’humanisme de l'homme et sa modernité vers
l’universalité dans sa globalité. Ce partage des hautes valeurs de civilisation,
adopté par l'école tunisienne, s'inscrit dans la continuité d'un autre
partenariat au niveau: maghrébin, africain, méditerranéen, voire mondial. Telle
est la fertilité civilisationnelle, générée par le mouvement continu du savoir avec
ses formes et ses outils de propagation, dont l'institution éducative était la
locomotive.
3.
L'école
et la société en Tunisie: d'un outil de développement et de mobilité à un outil
de reproduction
L'école
de l'indépendance et l'éducation démocratique, qu’elle avait consacrée, a
représenté pour toute une génération au moins, une grande opportunité pour la
mobilité sociale qui a joué un rôle de premier plan dans la configuration des caractéristiques de la société tunisienne
actuelle. Les acquis de l'école
tunisienne n'avaient pas exclu les couches sociales populaires, ni les régions
périphériques ni encore les campagnes
isolées. De plus, l'unification de l'enseignement, sa diffusion et son adéquation
par rapport aux besoins nationaux étaient parmi les priorités de la politique
nationale depuis l'indépendance.
Aujourd'hui,
et depuis la fin de la phase de sa fondation, se poursuit la consolidation des
acquis historiques de l’institution éducative, représentant un véritable dynamo
de développement économique et social. En effet, l'investissement dans les
ressources humaines, générateur de richesses, n’est-il pas le meilleur des placements ?
Avec le changement de la conjoncture historique de la Tunisie
indépendante, deux décennies après, une restructuration sociale finale où l'école
a eu le rôle principal, s’est produite progressivement. En effet, de nouvelles
données ont émergé, depuis la fin des années soixante-dix, en particulier, réduisant
la cadence de la mobilité sociale (au niveau du rapport école/société) en commençant
à reproduire les nivellements et les inégalités... Cette situation rappelle curieusement
celle des sociétés occidentales
historiquement structurées en classes sociales distinctes. D’ailleurs, le
contexte de la mondialisation, depuis le milieu des années quatre-vingt du
siècle dernier, a rendu ce phénomène plus ancré dans un environnement globalisé.
Néanmoins, l'avenir de l'école tunisienne reste inextricablement
lié à la profondeur de sa mémoire historique, tout comme la conscience
historique qui représente la capacité à
relier le passé au futur, à travers le présent et en continuité avec lui. En
effet, la mémoire ne représente-t-elle pas le disque dur où sont stockées les
données historiques, nécessaires pour l'ingénierie des projets?
5
4. L’institution éducative nationale
et les nouvelles attentes sociales du XXIème siècle
Aujourd'hui, l'école tunisienne se retrouve dans ce monde en
mutation, imposant sans cesse de nouveaux défis, devant un enjeu de taille : celui de
pouvoir jouer le rôle de locomotive des mutations dans son milieu local, devenu totalement intégré dans un environnement
mondial. Mais, peut-on concilier, en
même temps, les exigences de l'universalité, avec ses référentiels à la civilisation
humaine, et les besoins ou les conditions de la «mondialisation-globalisation»,
représentées par l'économie de marché et
de sa «culture» de consommation?
C’est ce que va engendrer, enfin, ce tiraillement autour du rôle de l'école dans la société
entre les deux courants: la mondialisation et son utilisation de l'institution
d'enseignement au service de l'intégration économique, d'une part, et le courant
altermondialiste[5]
qui combat pour la sauvegarde des acquis
historiques et civiques des sociétés dans leurs référentiels civilisationnels,
d'autre part. Cette opposition, à l’usage strictement fonctionnel de l’école
par la mondialisation/globalisation,
vise la préservation du rôle pionnier de l’institution éducative dans la
renaissance et le développement des peuples, selon les référentiels du siècle
des Lumières: droits sociaux, culturels et économiques de l’homme.
L'avenir de l'école tunisienne est conditionné par ce défi des
compromis ou consensus. Il réside dans la capacité à pouvoir s’enraciner dans une
identité remontant à trente-deux siècles de référentiels historiques (en
rapport avec les savoirs) tout en réagissant positivement, en même temps, aux exigences
d’une «mondialisation/globalisation » économique qui obéit à la logique du
marché, sans tomber dans la négation ou l’anonymat. Voilà ce qui nous rappelle,
étrangement, une situation historique semblable vécue par la Tunisie au XIXème
siècle, face au défi qu’a réussi à relever, à l’époque, le mouvement moderniste,
devant la menace envahissante du capitalisme industriel et colonial. La société
tunisienne avait alors réussi, grâce à l'éducation moderne et à ses avantages pour
la renaissance des peuples et à l’encadrement de l'élite réformiste, à assimiler la modernité et entrer au XXème siècle.
Conclusion:
Ainsi, l'histoire reste, ce corpus des expériences du passé, une
source d’inspiration de la mémoire pour envisager un meilleur lendemain et construire
ses nouveaux projets. Cette histoire, qui explore la dynamique des variables
dans le champ des humanités, n'a pas encore confirmé le même rôle social joué
par l'institution scolaire à travers les âges. En effet, l'expérience de
l'Europe occidentale qui a intégré l'école, en tant que service public, dans les rouages de l'Etat centralisé
depuis la fin du XIXème siècle et son adoption, plus tard, par
différents pays, ne peut être éternelle.
Il en va de même pour
l'expérience contemporaine de la massification de l'enseignement qui a conduit
à une nouvelle hiérarchisation ou nivellement, qui imposera, sans aucun doute, une
pluralité de systèmes scolaires (publics et privés) dans la même société (comme
cela existe, en outre, dans les Cantons helvétiques). Cela est devenu, d’autant
possible que le rôle de la formation de l'opinion publique et son orientation ont
été attribués désormais aux nouveaux moyens de communication virtuelle, se
substituant peu à peu au traditionnel cartable de l’élève...
L'institution
éducative, en tant qu'instrument de pouvoir culturel, social, économique et
politique dans nos sociétés contemporaines, se doit constamment de répondre aux
exigences et aux besoins futurs des peuples et de leurs attentes, comme elle est
appelée aussi à refléter leurs différentes contradictions. L’ère de la «
mondialisation/globalisation » n’est, en fait, qu’une conjoncture particulière, parmi d’autres, dans l'histoire de l'humanité.
Elle met en évidence les interactions entre différents pouvoirs ou influences
sur des projets économiques intéressant essentiellement des zones
géographiques, de plus en plus étendues, où les conflits, violents ou
pacifiques, représentent le moteur de l'histoire.
Cependant, les espoirs ou aspirations restent
en Tunisie, plus qu’ailleurs, attachés au rôle de l'école qui a accompagné non
seulement le passé du pays, terre des écritures, des savoirs et carrefour des
civilisations, mais qui engage encore son devenir.
Mokhtar Ayachi
Professeur à la faculté des lettres , des arts et des sciences humaines de la Mannouba, Tunisie
Traduit par Mongi Akrout , Inspecteur général retraité et Brahim ben Atig, professeur émérite et révisé et valider par Mokhtar Ayachi
Tunis - Avril 2017
(1101 ق م-2007)، تونس: مركز النشر الجامعي، 2012، 420 ص.
- أو أيضا، لنفس المْؤلف (و
بالاشتراك) البحر المتوسّط ، ترجمة
بن سالم عمر، تونس : أليف – منشورات البحر
المتوسّط. 1990 . – 391ص.
- Baurnaz – Baccar Alia, la Méditerranée :
Odyssée des cultures, Tunis : éd. Sahar et ENS (Université de Tunis),
2008, 277 p.
[2] Braudel Fernand, La Méditerranée
et le monde méditerranéen à l'époque de Philippe II– Paris : A. Colin,
1976 (T.1 et 2 Braudel Fernand, La Méditerranée et le monde méditerranéen
à l'époque de Philippe II– Paris : A. Colin, 1976 (T.1 et 2
[3] Cf. Ayachi Mokhtar, Ecoles &
Société en Tunisie (1930-1958), Tunis : CERES, 2002, 474 p. chap. « la demande scolaire des
nationaux » - تبنّت النخبة التّحديثيّة في تونس
أفكار الّتنوير التي تحثّ الطبقات الشّعبيّة في أوربا الغربيّة آنذاك على النّهل والاستفادة من التعليم العصري ، نظرا لمزاياه
في الرقيّ المادي والأدبي للفرد…
[4] Cf Bach-Hamba Ali,
« Notre Programme » in
Le Tunisien, n°1 du 7 février 1907 : « Au premier
plan de nos préoccupations, nous plaçons la question de l’instruction. C’est
une question vitale pour les Tunisiens »…
1
Ayachi Mokhtar, le rapport au savoir historique du temps
présent à l’ère de la mondialisation : un regard croisé Sud / Nord,
communication présentée au colloque international sur « les Universités
au temps de la mondialisation/ globalisation et de la compétition pour l’excellence »,
Université Paris 8, Mai 2009, in Etudes d’Histoire culturelle : Histoire
de l’Education & Mouvements de Jeunes en Tunisie, Tunis : CPU, 2015,
436 p. (bilingue)
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