lundi 23 avril 2018

Synthèse d’histoire de l'éducation et de l’enseignement dans la Tunisie contemporaine




Le blog pédagogique donne la parole cette semaine  au professeur Mokhtar Ayachi , professeur d’histoire à l’université de Tunis,  et éminent historien de l’éducation en Tunisie  qui a soutenu deux thèses qui portent toutes les deux sur l’enseignement en Tunisie :
 la 1ère est une thèse  de 3ème cycle (en Juin 1979) sur les deux réformes scolaires de 1949 et de 1958 intitulée «  étude comparative intitulée "Enseignement néo-colonial (1949-1958) et choix culturels de la Tunisie indépendante »; et  la seconde est une thèse d'Etat soutenue à l'université de Tunis (en juin 1997) intitulée "Ecoles et Société en Tunisie (1930-1958)".
En outre, il a  publié  plusieurs livres sur l’éducation et l’école tunisienne  dont  un livre (réédité deux fois)  sur l’histoire de  la grande mosquée Az-Zaituna sous le titre « Az-Zaituna  et les zitouniens  1881- 1958 " ( en arabe)  , et un  deuxième livre en 2013  intitulé «  Histoire de l’école tunisienne : 32 siècles d’écriture, de savoir et d’enseignement  ( en arabe)   " في تاريخ المدرسة التونسية: خلاصة 32 قرنا من الكتابة والمعرفة والتعليم , le dernier livre publié en 2015  s'intitule "Etudes d'Histoire culturelle: histoire de l'éducation et mouvements de jeunes en Tunisie"..
M° Ayachi  a également dirigé  et encadré  un certain nombre de mémoires de Master ou de DEA ainsi que des thèses traitant des questions de l’histoire de l’éducation.
M° Ayachi  a bien voulu nous permettre de publier le texte qu’il a déjà publié  le 9 janvier 2017 dans le blog  «  Forum d’histoire: didactique et Histoire de l'éducation – Tunisie » qu’il en soit remercié et nous souhaiterons que notre collaboration puisse continuer au service de la mémoire de l’école Tunisienne

Introduction: Référentiel historique de l'école tunisienne:

 Les racines historiques de l'école tunisienne se situent dans la longue durée[1] avec  ses différentes périodisations ou ères civilisationnelles, témoignant des relations étendues géographiquement du pays, en symbiose avec  la Méditerranée. Cet espace  géographique, qui a donné aux grandes civilisations sémitiques leur humanisme et leur dimension universelle, comme l’avait si bien  exprimé avec toute lucidité et symbolique Fernand Braudel dans son œuvre célèbre.[2]

Cette durée, liée à la connaissance et aux outils de son expansion, s’étend, à la manière des différents alphabets connus par le pays, de l’époque carthaginoise et punique jusqu’à la période arabo islamique puis contemporaine. Les institutions du savoir, avec leurs diverses formes, ont évolué dans le temps : des Kouttabs, ou espaces réservés à l’éducation  des enfants, aux mosquées, aux « Salons » scientifiques (ou Majallis El ‘Ilm »), aux Ribats ainsi qu’aux bibliothèques et autres Ecoles Nidhamiya (sous les hafsides), puis à la Grande Mosquée Az-Zaytuna et ses annexes. Cette dernière institution a coexisté avec l’école moderne et le système éducatif contemporain avec ses réformes successives.


1.    Evolution des fonctions historiques de l'institution éducative:

Avec le début de l’époque  moderne puis contemporaine, les fonctions de l'institution éducative, qui était essentiellement élitiste ou exclusivement au service des pouvoirs politiques et religieux, ont changé. Désormais, l’école s’intéresse progressivement à des franges sociales plus larges dans plusieurs régions du monde. Elle devient ainsi, comme cela est le cas en Tunisie, un moyen de mutations sociales et culturelles, ainsi que la voie du progrès, de la promotion et du développement depuis environ un siècle et demi (avec la création de l'école Sadiki en 1875, notamment).

Au cours de la période contemporaine, qui a coïncidé avec l'occupation du pays par la colonisation française, le contact direct et violent avec l'autre et sa civilisation a généré diverses réactions locales qui visaient à  former une opinion publique  nationale et sa  mobilisation en vue d’un relèvement social  et culturel. Dans ce cadre, l’élite nationale moderniste, qui a commencé à émerger sur la scène, avant même  la colonisation du pays dès la première moitié du XIXème siècle, a eu un rôle de premier plan dans la motivation de la société. Elle a réussi à provoquer au sein de la société  un  désir  ardent de savoir, puis une forte demande populaire pour bénéficier de l'éducation moderne en vue de réaliser le progrès et le développement pour tous.[3]



Cette période historique, objet de notre attention ici, a été marquée par l'organisation de la lutte nationale sous toutes ses formes : politique, sociale et culturelle. La question de  la  diffusion  horizontale de l'enseignement  moderne, pour les garçons et les filles, en bénéficiant du produit des impôts locaux, était l'épine dorsale des revendications nationales tout au long de l'occupation coloniale[4]. Le Mouvement de Libération Nationale a pu obtenir une diffusion relative de cet enseignement, mais d’une façon inégale il est vrai, dans différentes régions du pays, en fonction  de son implantation politique.

Exploitant à cet égard, les contradictions coloniales ainsi que le soutien des démocrates français, les leaders nationalistes ont su tirer profit des idées des Lumières, sous-jacentes dans certains contenus scolaires pour la réalisation de leur projet de libération nationale. C'était, comme l'a si bien exprimé Kateb  Yassine, "une sorte de butin de guerre".









2- L’institution éducative moderne: structure du projet sociétal de l'Etat de l’Indépendance

Les caractéristiques du système éducatif tunisien (ou l’école de l’Indépendance), qui a été mis en place,  comme résultat  ou  condensé  du projet  national  du temps de l'occupation, étaient conçues, en réalité, depuis la fin des années quarante, après la fondation de l'Union générale tunisienne du travail (UGTT). L’ingénierie de l’école tunisienne fut réellement tracée par la fédération de l’enseignement, présidée par Mahmoud Messaadi. L’institution éducative moderne est devenue, une composante essentielle dans l’édification du système républicain national au moment de la libération. C’était aussi l’outil qui concrétisait les choix culturels nationaux sur le terrain.  Plus encore, l’école de l’Indépendance joua le rôle d’ « ascenseur social  » libérant la société  tunisienne et de l'ignorance et de la misère ; un puissant moyen  de progrès presque à tous les niveaux.

Le choix de l'État national moderne d’investir dans les ressources humaines tire, en fait, son référentiel politique du devoir social des régimes républicains démocratiques vis-à-vis de leurs citoyens. Ce modèle sociopolitique a constitué le rêve de générations entières de pionniers du mouvement moderniste éclairé voyant dans l'éducation moderne un stimulant pour la gestation sociale conduisant à la citoyenneté.


2.    L'école tunisienne et le système des valeurs universelles

La chose la plus importante qu’on puisse déduire ici, au  niveau épistémologique  ou en termes de positionnement par rapport  aux fonctions du savoir, est l'inclusion de la question de l'histoire de l'école tunisienne, en particulier, au cœur de  l'identité culturelle nationale. Elle est en relation directe ou en dialectique permanente avec l’altérité qui partage avec nous la même aire civilisationnelle méditerranéenne ; Celle où notre pays occupe une position stratégique, entre ses parties orientales et occidentales.


En plus des deux questions de l'identité et de l’altérité  de ces fonctions, il y a ce que la Tunisie, ou son école, partage avec l’autre : c’est la dimension humaniste avec les différentes valeurs universelles promues par les programmes scolaires, à partir des référents religieux tolérants et civils qui fondent   l’humanisme de l'homme et sa modernité vers l’universalité dans sa globalité. Ce partage des hautes valeurs de civilisation, adopté par l'école tunisienne, s'inscrit dans la continuité d'un autre partenariat au niveau: maghrébin, africain, méditerranéen, voire mondial. Telle est la fertilité civilisationnelle, générée par le mouvement continu du savoir avec ses formes et ses outils de propagation, dont l'institution éducative était la locomotive.

3.    L'école et la société en Tunisie: d'un outil de développement et de mobilité à un outil de reproduction

L'école de l'indépendance et l'éducation démocratique, qu’elle avait consacrée, a représenté pour toute une génération au moins, une grande opportunité pour la mobilité sociale  qui a joué un rôle de  premier plan dans la configuration  des caractéristiques de la société tunisienne actuelle. Les acquis  de l'école tunisienne n'avaient pas exclu les couches sociales populaires, ni les régions périphériques ni encore  les campagnes isolées. De plus, l'unification de l'enseignement, sa diffusion et son adéquation par rapport aux besoins nationaux étaient parmi les priorités de la politique nationale depuis l'indépendance.

Aujourd'hui, et depuis la fin de la phase de sa fondation, se poursuit la consolidation des acquis historiques de l’institution éducative, représentant un véritable dynamo de développement économique et social. En effet, l'investissement dans les ressources humaines, générateur de  richesses, n’est-il pas le meilleur des placements ?

Avec le changement de la conjoncture historique de la Tunisie indépendante, deux décennies après, une restructuration sociale finale où l'école a eu le rôle principal, s’est produite progressivement. En effet, de nouvelles données ont émergé, depuis la fin des années soixante-dix, en particulier, réduisant la cadence de la mobilité sociale (au niveau du rapport école/société) en commençant à reproduire les nivellements et les inégalités... Cette situation rappelle curieusement celle  des sociétés occidentales historiquement structurées en classes sociales distinctes. D’ailleurs, le contexte de la mondialisation, depuis le milieu des années quatre-vingt du siècle dernier, a rendu ce phénomène plus ancré dans un environnement  globalisé.

Néanmoins, l'avenir de l'école tunisienne reste inextricablement lié à la profondeur de sa mémoire historique, tout comme la conscience historique  qui représente la capacité à relier le passé au futur, à travers le présent et en continuité avec lui. En effet, la mémoire ne représente-t-elle pas le disque dur où sont stockées les données historiques, nécessaires pour l'ingénierie des projets?

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4.    L’institution éducative nationale et les nouvelles attentes sociales du XXIème siècle

Aujourd'hui, l'école tunisienne se retrouve dans ce monde en mutation, imposant sans cesse de nouveaux défis,  devant un enjeu de taille : celui de pouvoir jouer le rôle de locomotive des mutations dans son milieu  local, devenu totalement intégré dans un environnement mondial.  Mais, peut-on concilier, en même temps, les exigences de l'universalité, avec ses référentiels à la civilisation humaine, et les besoins ou les conditions de la «mondialisation-globalisation»,  représentées par l'économie de marché et de sa «culture» de consommation?

C’est  ce que  va engendrer, enfin,  ce tiraillement  autour du rôle de l'école dans la société entre les deux courants: la mondialisation et son utilisation de l'institution d'enseignement au service de l'intégration économique, d'une part, et le courant  altermondialiste[5] qui combat pour  la sauvegarde des acquis historiques et civiques des sociétés dans leurs référentiels civilisationnels, d'autre part. Cette opposition, à l’usage strictement fonctionnel de l’école par la  mondialisation/globalisation, vise la préservation du rôle pionnier de l’institution éducative dans la renaissance et le développement des peuples, selon les référentiels du siècle des Lumières: droits sociaux, culturels et économiques de l’homme.

L'avenir de l'école tunisienne est conditionné par ce défi des compromis ou consensus. Il réside dans la capacité à pouvoir s’enraciner dans une identité remontant à trente-deux siècles de référentiels historiques (en rapport avec les savoirs) tout en réagissant positivement, en même temps, aux exigences d’une «mondialisation/globalisation » économique qui obéit à la logique du marché, sans tomber dans la négation ou l’anonymat. Voilà ce qui nous rappelle, étrangement, une situation historique semblable vécue par la Tunisie au XIXème siècle, face au défi qu’a réussi à relever, à l’époque, le mouvement moderniste, devant la menace envahissante du capitalisme industriel et colonial. La société tunisienne avait alors réussi, grâce à l'éducation moderne et à ses avantages pour la renaissance des peuples et à l’encadrement  de l'élite réformiste,  à assimiler  la modernité et entrer  au XXème siècle.
Conclusion:

Ainsi, l'histoire reste, ce corpus des expériences du passé, une source d’inspiration de la mémoire pour envisager un meilleur lendemain et construire ses nouveaux projets. Cette histoire, qui explore la dynamique des variables dans le champ des humanités, n'a pas encore confirmé le même rôle social joué par l'institution scolaire à travers les âges. En effet, l'expérience de l'Europe occidentale qui a intégré l'école, en tant que service  public, dans les rouages de l'Etat centralisé depuis la fin du XIXème siècle et son adoption, plus tard, par différents pays, ne peut être éternelle.

 Il en va de même pour l'expérience contemporaine de la massification de l'enseignement qui a conduit à une nouvelle hiérarchisation ou nivellement, qui imposera, sans aucun doute, une pluralité de systèmes scolaires (publics et privés) dans la même société (comme cela existe, en outre, dans les Cantons helvétiques). Cela est devenu, d’autant possible que le rôle de la formation de l'opinion publique et son orientation ont été attribués désormais aux nouveaux moyens de communication virtuelle, se substituant peu à peu au traditionnel cartable de l’élève...

           L'institution éducative, en tant qu'instrument de pouvoir culturel, social, économique et politique dans nos sociétés contemporaines, se doit constamment de répondre aux exigences et aux besoins futurs des peuples et de leurs attentes, comme elle est appelée aussi à refléter leurs différentes contradictions. L’ère de la « mondialisation/globalisation » n’est, en fait, qu’une conjoncture particulière,  parmi d’autres, dans l'histoire de l'humanité. Elle met en évidence les interactions entre différents pouvoirs ou influences sur des projets économiques intéressant essentiellement des zones géographiques, de plus en plus étendues, où les conflits, violents ou pacifiques, représentent le moteur de l'histoire.

 Cependant, les espoirs ou aspirations restent en Tunisie, plus qu’ailleurs, attachés au rôle de l'école qui a accompagné non seulement le passé du pays, terre des écritures, des savoirs et carrefour des civilisations, mais qui engage encore son  devenir.



Mokhtar Ayachi
Professeur à la faculté des lettres , des arts et des sciences  humaines de la Mannouba, Tunisie 

Traduit par Mongi Akrout  , Inspecteur général retraité et Brahim ben Atig, professeur émérite  et révisé et valider par Mokhtar Ayachi
Tunis - Avril 2017




[1]    أنظر:  العياشي  مختار، في تاريخ المدرسة التونسية  : خلاصة 32 قرنا من الكتابة والمعرفة والتعليم  [1]
(1101 ق م-2007)، تونس: مركز النشر الجامعي، 2012، 420 ص.

 -  أو أيضا، لنفس المْؤلف (و بالاشتراك) البحر المتوسّط ،  ترجمة بن سالم عمر،  تونس : أليف – منشورات البحر المتوسّط. 1990 . – 391ص.
- Baurnaz – Baccar  Alia, la Méditerranée : Odyssée des cultures, Tunis : éd. Sahar et ENS (Université de Tunis), 2008, 277 p.

[2] Braudel Fernand, La Méditerranée et le monde méditerranéen à l'époque de Philippe II– Paris : A. Colin, 1976 (T.1 et 2 Braudel Fernand, La Méditerranée et le monde méditerranéen à l'époque de Philippe II– Paris : A. Colin, 1976 (T.1 et 2
[3]  Cf. Ayachi Mokhtar, Ecoles & Société en Tunisie (1930-1958), Tunis : CERES, 2002, 474 p.  chap. « la demande scolaire des nationaux »   -  تبنّت النخبة التّحديثيّة في تونس أفكار الّتنوير التي تحثّ الطبقات الشّعبيّة في أوربا الغربيّة آنذاك على النّهل والاستفادة من التعليم العصري ، نظرا لمزاياه في  الرقيّ المادي والأدبي للفرد…                                      
[4] Cf Bach-Hamba Ali, « Notre Programme » in   Le Tunisien, n°1 du 7 février 1907 : « Au premier plan de nos préoccupations, nous plaçons la question de l’instruction. C’est une question vitale pour les Tunisiens »… 
[5] انظر :
1 Ayachi Mokhtar, le rapport au savoir historique du temps présent à l’ère de la mondialisation : un regard croisé Sud / Nord, communication présentée au colloque international sur « les Universités au temps de la mondialisation/ globalisation et de la compétition pour l’excellence », Université Paris 8, Mai 2009, in Etudes d’Histoire culturelle : Histoire de l’Education & Mouvements de Jeunes en Tunisie, Tunis : CPU, 2015, 436 p. (bilingue) 

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