Entre avril et avril, une année entière alourdie par les adieux et les départs : c’est la fin d’une génération et le commencement de
la fin d’une autre. Est-ce une ère de l’histoire de l’enseignement qui
s’achève ?
Ahmed Brahim, Abdelkader Mhiri , Mongi Chemli ,Taoufik Baccar et
Al Hédi, tous m’étaient proches même dans la différence . Trois
appartenaient à une génération précédente réunis par la revue Attajdid avec son
icone des années soixante avec d’autres noms comme S.Garmadi , et deux de ma
génération. Dans les années Soixante dix, on ignorait la nature des liens , de
la coopération et de l’émulation et des différences entre eux .
A l’exception de Chemli
qui a choisi l’isolement, chacun
d’eux, dans ses derniers jours, m’a demandé des nouvelles de l’un parmi eux, comme
des compagnons de voyage qui s’apprêtaient
à partir, inspectant les uns les places des autres sur le même bateau, tous
étaient des nuances claires et foncées dans ce courant national modéré ,
cultivé et ouvert, des gens d’esprit et de raison, conservateurs et rénovateurs
à des degrés différents, pragmatiques, chacun à sa manière, méthodiques,
fidèles et fiers de leur identité
tunisienne , attachés à sa langue et l’ histoire de sa civilisation, humanistes
dont chacun tenait à sa propre personnalité
et aux spécificités de la personnalité nationale, linguistique et religieuse. Aucun
d’eux ne niait une composante de ce pays ou n’avantageait une composante sur
les autres si ce n’est la nécessité méthodologique qui exige l’inclusion de la
partie dans le tout. Et ce tout qui n’est en dernier ressort que la Tunisie et
l’Homme, ces deux limites entre lesquelles se situaient les autres identités.
Tous étaient mes proches , tous appartenaient aux trois
générations qui ont bâti l’Ecole tunisienne, cette Ecole qui a sauvé la Tunisie,
et qui a empêché que le printemps arabe ne devienne un automne, Tous ont
défendu la liberté du savoir et de l’enseignement , de l’indépendance de
l’institution , avec des humeurs et des styles différents
pour apaiser les excès du pouvoir, des approches souvent considérées par
certains, mal informés, comme étant des positions issues de principes
contradictoires.
Al Hédi était un symbole (une icône) parmi eux, dans son silence
et sa persévérance, chose que seuls ceux qui étaient imbues de l’esprit de
l’école tunisienne ont pu comprendre ,percevoir ou saisir.
Trois générations conscientes de leur continuité et de leur
enracinement dans l’histoire : la génération des précurseurs , Mahmoud
Messadi et Ahmed Abdessalem , puis la génération des bâtisseurs Garmadi,
Mhiri , Chemli et Baccar, et voilà que le temps commence à s’en prendre à la troisième génération, la
mienne , et entre ceux-là et ceux qui les avaient précédés et ceux qui les avaient succédés , l’histoire continue
son chemin inévitable.
Je n’ai pas cité tous les proches de Hédi , mais l’Ecole
tunisienne est plus grande et plus large et elle le restera , et la dernière
parole sera pour ceux qui sont imbus de son esprit renouvelé et profondément
enraciné. Quant aux autres, ils ne laisseront que ce que laissent les orages et les cyclones. Telle est la loi
de la vie : sol emporté, arbres arrachés, on croyait que c’est l’apocalypse
mais ce n’est que la vie qui se renouvelle
grâce à ses lois , telle est l’Ecole aux origines authentiques dans l’esprit
tunisien.
Qu’on fasse aujourd’hui l’oraison funèbre Al Hédi en ne citant que ses qualités bien à
lui ne signifie que l’enterrement d’un collègue. La vérité c’est que Al Hédi ne
monopolisait guère ces qualités mais il
se distinguait par sa représentativité symbolique de toute une génération
précédente et chevronnée : Ahmed
Soua, Mohsen Mezghanni, Abdelaziz Ben Youssef, Sadok ben Omrane, et d’autres
des diverses spécialités, que Dieu préserve les vivants comme Moncef Ladhar et tous les amis engagés
pour l’esprit de l’école tunisienne , l’école du barrage
qui ne se brise pas. C’est une
symbolique qui n’est pas chez tous les (
acteurs) actifs.
Al Hédi était parmi ses collègues , un camarade au pluriel,
calme sans faux semblant ni leadership, et ce n’est par pur hasard qu’il fut le
premier de l’amicale parmi les inspecteurs , leur premier défenseur à un moment
où personnellement , il n’avait guère
besoin qu’on le défende , il était parmi
les innovants de l’enseignement de la langue arabe , au sein d’un groupe qui se
préoccupait de cet enseignement depuis la formation de ce groupe.
Al Hédi était, comme l’indique son prénom, réellement un homme
calme, sage, aspirant aux innovations mais se méfiant des tendances et des effervescences.
Et ce depuis que je l’ai connu alors
qu’on était tous les deux en deuxième année de la licence. On faisait partie du
même groupe à la faculté des lettres et des sciences humaines qui a rassemblé
des étudiants de la section arabe de l’école normale supérieure et des étudiants
de l’Institut de Presse, la formation était à l’époque dans ces deux
institutions une formation complémentaire à celle qu’assurait la faculté des
lettres.
Son orientation vers
études linguistiques était claire dès le début
en plus d’un intérêt secondaire pour les études structuralistes en
littérature, et un penchant de gauche dans les méthodes de pensée et dans les
styles de travail.
Depuis le début, il tenait
à s’informer, de découvrir, de vérifier et de se documenter. Telles sont les
caractéristiques du chercheur, et en effet, il est resté un chercheur dans sa
spécialité linguistique et un chercheur
dans sa spécialité didactique à la fin de ses jours.
On
a suivi ensemble l’année préparatoire à l’agrégation à l’école normale
supérieure au cours de l’année universitaire 1972 /1973 , son
orientation linguiste s’est confirmée avec une étude statistique des formes
verbales dans le livre « Al Boukhala » et le livre « AL
Ayam », grâce à laquelle il obtint le certificat d’aptitude à la recherche
( C.A.R) sous la direction de Taieb Baccouche. Ce certificat est l’équivalent
juridiquement au diplôme des études approfondies depuis 1993, puis au magister
depuis 2001. Ce certificat a joué un rôle dans certains de ses choix
didactiques dans le cadre du courant structuraliste dominant.
A cette époque, fut créé le diplôme de recherches approfondies,
l’équivalent de ce qu’on appelait doctorat de 3° cycle dans les spécialités
scientifiques, et c’est la même qu’on appelait depuis 1993 le doctorat unique. Et
elle est devenue depuis sa création , la
deuxième voie avec l’agrégation pour s’inscrire pour le Doctorat d’Etat qui fut
supprimé officiellement en 1993 et
remplacé par l’habilitation scientifique.
Certains de notre promotion n’étaient trop attirés par
l’agrégation. On faisait confiance aux orientations de Salah Garmadi et de Taoufiq Baccar, et on
voulait continuer avec eux dans la même voie, si bien que le choix de Hédi de
ce diplôme doctoral (DRA) avec un sujet lexicographique sur « Lsan al
‘arab » n’était que l’expression de notre soif à tous pour la recherche
approfondie, mais j’étais contraint de
suivre la voie de l’agrégation pour respecter les directives de l’Ecole Normale
Supérieure dont j’étais boursier, or la bourse à cette époque était proche du
salaire d’un professeur.
En dépit de ses prédispositions innées pour la recherche , El
Hédi n’était pas chanceux sur le plan académique. Et je vais citer ici des choses que je me dois
de citer, et je me limiterai à ça et aux messages qu’elles impliquent implicitement,
sans entrer dans les détails car le contexte ne le permet guère.
El Hédi avait choisi pour une raison pratique de poursuivre ses
recherches avec Taieb Baccouche, et il a travaillé durant quatre années à
inventorier « Al lissan » d’une façon extrêmement organisée, et il
aurait dû être le premier lexicographe de ma génération après Rached Hamzaoui.
Mais son travail de recherche a souffert suite à
l’emprisonnement de Taieb Baccouche suite aux évènements du 26 janvier 1978. Celui-ci
était le secrétaire général de l’UGTT et le représentant d’une partie
importante des intellectuels de gauche qui revendiquaient la démocratie et qui
s’opposaient à la politique capitaliste poursuivie par le parti au pouvoir sous
la direction de Hédi Nouira. A cette période, le régime renforçait le contrôle
sur les syndicalistes et la gauche en général et certains destouriens de
l’université ont essayé de réduire l’influence de Baccar , de Garmadi, de leurs
amis et de leurs proches.
Mais cela n’est pas arrivé jusqu’à leur interdire la direction
des recherches. Mhiri, Chemli et les frères Abdessalem avaient joué un rôle
dans le maintien de l’équilibre nécessaire pour sauvegarder l’université. C’est
ainsi que la thèse de Hédi passe sous la direction de Am Salah – c’est ainsi
qu’on appelait Garmadi à l’époque- mais cela ne durera pas, la mort de Garmadi
nous avait surpris en 1982, et Baccouche
n’était pas dans une situation de
poursuivre la direction de la thèse après sa sortie de prison.
Entre temps Hédi s’est occupé de la recherche en didactique sous
le patronage et avec l’encouragement de
Ahmed Soua et de l’éducation en matière de population avec Dordana Masmoudi. Il
a réussi grâce à la recherche dans ces deux domaines à réaliser plusieurs
études originales surtout sur l’enseignement de
la morphologie et des textes littéraires, et d’autres en rapport avec
l’éducation sociale. Il s’est orienté vers la traduction de plusieurs textes
utiles relatifs à l’éducation et la pédagogie.
En même temps, il suivait les travaux universitaires aux
objectifs didactiques. Et grâce à notre amitié et à nos penchants intellectuels
et professionnels, chacun de nous deux ne pense que par sa qualité d’enseignant
en général sans distinction de cycle. C’est ainsi qu’on avait de longues
rencontres qui avaient comme objectif de garder l’unité, la continuité et la
progression entre les différents cycles de l’enseignement.
Après le décès de Garmadi,
et sa promotion au grade d’inspecteur, Al Hédi avait décidé d’abandonner
totalement sa thèse et il avait insisté pour que je prenne tous ses documents
et toutes ses fiches et de les utiliser dans mes cours. J’étais à l’époque
l’unique professeur qui enseignait la lexicologie
et la lexicographie à la faculté et à l’Institut de Formation Continue, car
Hamzaoui dont j’étais l’assistant était chargé depuis la fin des années soixante-dix
de la direction du bureau de
coordination de l’arabisation à Rabat.
La proposition de Hédi n’était pas une simple courtoisie, mais
elle était l’expression d’une amitié et d’une sorte de solidarité avec un ami
qui partage avec lui les mêmes orientations scientifiques , didactiques et
politiques, et qui est en accord avec lui
pour adopter une sorte d’engagement modéré proche des courants
politiques innovants qui militent pour
le succès de l’expérience démocratique du début des années quatre-vingt.
J’étais à cette époque un syndicaliste engagé vis-à-vis des
principes syndicaux, qui soutenait une orientation politique, scientifique et éducative
qui ne me faciliterait guère la vie universitaire. Mais j’estime que je n’avais
pas à me plaindre. Bien au contraire, la gauche syndicale modérée avait les
commandes de la gestion de la Faculté. Et Hédi voyait peut être dans sa
proposition un moyen utile de se libérer de son travail et un soutien à cette
orientation.
Je
n’ai pas accepté sa proposition ;
mais son initiative m’a profondément touché. J’ai trouvé en lui une
personne qui me donne autant que je donne, et je me suis engagé en moi-même à
convaincre un des grands professeurs d’accepter de diriger sa thèse. Mais j’étais très maladroit en insistant plus qu’il ne fallait sur sa malchance,
en évoquant l’emprisonnement du premier directeur de thèse et la mort du second.
Le professeur que j’ai sollicité m’a
donné – devant El Hédi- en plaisantant
une réponse qui avait ôté à Hédi toute
envie de reprendre sa thèse. Et il a consacré tous ses efforts aux études didactiques
théoriques et pratiques.
Au milieu des années quatre-vingt , Hédi a joué un rôle
fondamental dans la transposition du savoir savant qui a permis l’évolution de la leçon de grammaire et la
production de manuel scolaire surtout dans la
syntaxe , dans la même ligne tracée par la deuxième génération avec
Abdelwaheb Bakir et Abdelkader Mhiri. Notre travail a trouvé un appui efficace
de la part du corps des inspecteurs d’arabe (surtout Moncef Ladhar et Mohamed Elleuch)
et un fort encouragement de la part de feu Abdelaziz ben youssef , qui
comprenait bien de par sa formation
zitounienne les origines traditionnels
des syntagmes syntaxiques.
Dans ce cadre-là , il nous
faut dire que la place de Hédi Bouhouch dans la réforme éducative de la langue arabe n’est la moindre , notre
équipe a été constituée sur des bases
saines selon les principes de la coopération et la complémentarité, et Hédi
assurait la liaison entre les trois cycles de l’enseignement.
Nous avons passé, moi et Hédi, plusieurs années de coopération
et d’échange d’informations et d’expériences théoriques et pratiques concernant
les méthodes d’enseignement et les étapes de l’acquisition:
chacun de nous s’occupait du domaine le plus proche de sa spécialité. A vrai
dire, je n’étais pas très innocent avec lui. Et je crois qu’il n’était pas
conscient de ce que je prémédite.
Quand j’ai achevé la réorganisation de l’enseignement et de la
recherche dans le département d’arabe au
niveau de la maitrise et des études supérieures et doctorales au début des
années quatre-vingt-dix , j’ai proposé à Hédi d’être parmi les premiers
inscrits au nouveau doctorat, en essayant de le convaincre que l’enseignement
primaire et l’enseignement secondaire avaient besoin de compétences supérieures
spécialisées, capables de rehausser le niveau scientifique pur comme c’est le
cas dans certains pays développés. Il faut dire que cette ambition était inscrite dans les principes de
la réforme de 1991.
Au début, il n’était pas enthousiasmé, non pas qu’il refusait que je sois son
directeur de recherche mais qu’il était superstitieux car je l’ai trouvé mûr
pour l’idée et il n’attendait de moi qu’un signe qui montre que je n’ai pas
peur d’être le troisième après les deux précédents : Baccouche et Garmadi.
Permettez-moi de faire ce témoignage : j’ai dirigé des
dizaines et des dizaines de thèses et mémoires, mais avec El Hédi j’étais plus proche de l’ami lecteur et le
conseiller beaucoup plus que le
directeur directif et impératif. Et je pense que sa thèse sur les théories de
l’apprentissage et de l’acquisition est encore valable pour la formation des
enseignants grâce à sa clarté,
son organisation et sa documentation. Je n’ ai pas trouvé de semblable dans
toutes les thèses et tous les travaux que j’ai connu soit en tant que directeur de recherche ou en tant que membre
du jury , cela sans aucune exception malgré le respect que je dois à
plusieurs travaux et malgré mon amour et ma considération aux étudiants
chercheurs que j’ai encadrés
Mais dommage qu’on n’ait pas pu la publier pour des raisons
administratives en relation avec cette basse séparation entre les différents
cycles de l’enseignement et leurs institutions. On ne pouvait pas l’inscrire
dans le budget de la faculté, ni dans celui des unités de recherche dont les
textes sont clairs dans ce domaine.
J’ai tenté quand son état de santé commençait à devenir
inquiétant de convaincre quelques éditeurs ; mais les difficultés du
marché n’étaient pas encourageantes : les éditeurs des livres scientifiques
ont besoin d’une coopération avec les institutions de l’Etat.
Je crois que tous les présents ici pensent comme moi que
l’institution éducative a une dette qu’elle se doit de régler ; ce n’est
pas une dette envers ceux qui l’ont servi avec dévouement mais une dette vis-à-vis d’elle-même ;
c’est une partie de sa mission dans le développement du pays.
N’est-ce pas le meilleur cadeau qu’on puisse faire pour honorer
un défunt que de permettre aux vivants de
penser qu’ils peuvent servir leur institution
même après leur mort.
Le véritable maitre est un artiste d’un type spécial, il ne rêve
pas uniquement de poursuivre sa mission après la retraite, mais il rêve aussi
d’être utile après sa mort. Laissons El Hédi poursuivre la formation des
générations futures.
La thèse n’était pas sa seule œuvre scientifique et
pédagogique ; il a plusieurs études sur l’enseignement de la langue arabe,
la pédagogie par objectifs, le temps scolaire et bien d’autres sujets ; il
a aussi traduit plusieurs textes pédagogiques , tous ces travaux sont encore
bons pour l’utilisation même si certains croient qu’ils sont les maitres sorciers de la méthodologie
didactique.
J’espère que les messages sont parvenus à ceux qu’ils y sont
destinés. On ne peut pas arrêter de parler de Hédi. L’Institution scolaire est
menacée de plusieurs dérives. C’est pour cela qu’elle a besoin de repères et de
références pour se défendre et se conserver.
Mohamed Slaheddine Cherif
Professeur Emérite en langue et littérature arabes
Faculté des lettres, des arts et des humanités
Université de Mannouba
Traduit par Mongi Akrout Inspecteur général de l’éducation &
Brahim Ben Atig , Professeur émérite et
valider par M.S.Chérif
Tunis , Avril 2017
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