dimanche 7 mars 2021

La question de la langue d’enseignement en Tunisie, de l’école polytechnique du bardo à l’école de l’enseignement de base. ( suite 2)

 


Hédi Bouhouch

Première partie : La langue d’enseignement avant le protectorat français : suprématie de la langue arabe et les débuts d'un bilinguisme choisi (suite 2 , http://pour revenir au précédent , cliquer ici)

 

Nous poursuivons la publication de la première partie du document que nous avons commencé à préparer depuis 2015, ce fut un travail de recherche très long, mais passionnant , qu'on avait commencé avec feu Hédi Bouhouch, et que nous avons repris et finalisé en 2019.

Le document porte sur la question de la langue de l'enseignement en Tunisie, sujet d'un débat qui remonte au XIXème siècle et qui continue à être aussi passionné.

Nous avons opté pour une approche chronologique avec un plan en trois parties qui sont :

I- La langue d’enseignement avant le protectorat .

II - La langue d’enseignement pendant le protectorat

III - La langue d’enseignement depuis l'indépendance.

Le document compte plus de 80 pages.

Notre travail se veut être  essentiellement  un travail de documentation, et de mémoire.

Nous voulons remercier les professeurs Emérites Mohamed Slaheddine Cherif, professeur de littérature arabe  et Mokhtar Ayachi, professeur d'histoire  qui nous ont aidés à faire ce travail en acceptant de le lire avant sa publication.

 

 

 

1.    L’école militaire du Bardo et le recours aux langues étrangères

 

En 1838, Ahmed Pacha Bey (1837/1855) décida la fondation de l’école militaire du Bardo dans le but de former les officiers et les techniciens pour l’armée de la régence. Il confia la direction à un officier d’origine piémontaise, arabisant ayant servi dans l’armée turque : le colonel Calligaris.

Ce fut la première fois où la langue arabe se trouva confrontée à la question de l’enseignement des sciences modernes. Ce fut aussi l’occasion pour l’élite réformiste de préciser sa position vis-à-vis de cette question essentielle, car Ahmed Bey, qui pratiquait la langue italienne, qui était la langue de sa mère, et qui admirait la civilisation occidentale fondée sur la technique et les sciences, avait décidé « l’utilisation des langues étrangères pour l’enseignement dans la nouvelle école qu’il vient de fonder en se limitant à traduire en arabe quelques disciplines et quelques ouvrages »[1]. Les langues étrangères, surtout l’italien et le français, étaient considérées, comme l’écrivait Sraieb « des vecteurs d’introduction de la modernité en Tunisie : elles servaient, en effet, à l’acquisition de nouveaux savoirs et constituaient des moyens d’ouverture sur le monde extérieur »[2].

 

Par cette décision, le Bey a tranché la question de la langue d’enseignement : la langue arabe est enseignée en tant que langue uniquement. Le poète Mahmoud Qabadou fut chargé de son enseignement. Pour les autres enseignements, on fit appel à des formateurs parmi des officiers européens (italiens, anglais et français) pour enseigner les mathématiques, les techniques militaires, la géométrie, la géographie, l’histoire et les langues étrangères  comme le français, l’italien et le turc ; mais il semble qu’il y eut un certain cafouillage dans ce domaine dû aux hésitations dans le choix entre ces trois langues étrangères. A la fin, le choix se fixa sur la langue française à l’époque du nouveau directeur Ernest de Taverne qui avait préparé un rapport pour le souverain Sadok Bey, en 1861, dans lequel, il avait proposé quelques réformes "dont l’une insistait sur l’importance de l’apprentissage de la langue française pour l’état"[3].  C’est ainsi que la langue française est-elle " devenue la langue d’enseignement et la langue arabe est restée une langue secondaire".

 

En plus de la fonction d'enseignement, la nouvelle institution a entrepris une œuvre de traduction de certaines matières et de certains ouvrages étrangers. Cette politique de traduction indique qu’il y avait, à cette époque, une poignée de réformateurs, issus de la grande mosquée Ez-zaituna, qui avaient conscience du rôle de la langue arabe dans les sciences modernes (ou les sciences profanes selon l’expression de Sraieb) et les nouvelles découvertes, et veillaient à passer par la traduction pour que la langue arabe puisse remplir cette mission. Ce courant s’inspirait du patrimoine culturel du monde musulman en se référant à l’œuvre du Khalife Al-Maamoun, mais cette élite semblait ignorer le contexte historique et l’état du monde musulman qui étaient très différents par rapport à son état à l’époque des Abbasides, lorsque le monde musulman était au sommet de sa puissance et était le premier foyer culturel et scientifique et où la langue arabe était une langue dominante.

 

 

Ainsi peut-on avancer que la fondation l’école militaire n’avait guère servi la langue arabe et avait institué le bilinguisme en Tunisie qui considérait la langue étrangère comme un moyen de développement et un moyen efficace pour enseigner les sciences modernes, réduisant le statut de la langue arabe à une simple langue seconde[4].

 

 

2.    Le collège Sadiki confirme l’orientation vers le bilinguisme.

 

Après la fermeture de l’école militaire en 1864, il semble que les réformateurs zitouniens avaient poursuivi la recherche des solutions adéquates pour sauver la langue arabe, surtout qu’ils assistaient à la suprématie des langues étrangères dans les champs des savoirs scientifiques modernes. Dans cette quête, ils ont trouvé ce qu’ils cherchaient dans la personne du Ministre réformateur Khair-Eddine, l’un des élèves de l’école militaire du Bardo, et qui fut chargé par le souverain Sadok Bey de présider la commission de la réforme de l’enseignement de la grande Mosquée Az-Zitouna en 1875[5]. Mais toutes les tentatives pour changer la situation de l'enseignement zitounien se sont avérées vaines. C'est peut-être la raison qui était derrière l'idée de la fondation d’une école moderne tunisienne Cette idée se «concrétisa ...par la création du collège Sadiki de Tunis qui ouvrit ses portes en 1875 ».

 

Le collège Sadiki est la première école "laïque" fondée par l’Etat tunisien. Khair-Eddine n'a pas voulu rompre totalement avec la tradition. Le nouveau collège associe "modernité (hadâtha) et authenticité (assâla), en offrant un enseignement moderne sur le modèle européen, à côté d'un enseignement classique qui rappelle l'enseignement zitounien. Le collège comprenait trois sections : la première section enseignait "le Coran, l'écriture et les mutûn". La deuxième section était consacrée aux sciences juridiques et leurs méthodes [al-'ulûm ash-shar'iyya wa-'wasâ'iluhâ]. Quant à la troisième section, «elle était destinée à l'enseignement des sciences du raisonnement [al-'ulûm al-'aqliyya] et ses programmes répondaient le mieux aux préoccupations du moment dans la mesure où son rôle consistait à former l'élite administrative du pays selon le modèle européen»,[6] avec l'enseignement des langues étrangères, en plus de l'enseignement des sciences mathématiques, de la physique, la chimie, les sciences naturelles, l'histoire et la géographie. Toutes ces matières étaient enseignées en français, alors que la langue arabe était enseignée en tant que langue, en plus de l'enseignement du coran.

 

Le choix du ministre Khair-Eddine pour ce modèle s'inscrit dans le courant réformiste qui incarne l’espoir de la renaissance du monde arabo musulman. Le choix de la langue française plutôt que toute autre langue européenne, s'explique par sa formation. Khair-Eddine est en effet un ancien élève de l'école militaire où il parlait le français qu’il avait commencé à apprendre depuis qu’il était à Istanbul et qu’il a perfectionné lors de son séjour en France entre 1853 et 1856. Il avait aussi l’habitude de lire les ouvrages français de référence. En outre, Khair-Eddine avait une bonne connaissance de la civilisation de l’occident en général, et il était au courant des moyens utilisés dans les sciences et les nouvelles inventions. Il était convaincu de la supériorité de ces langues, et il appelait à emprunter de l’Europe ces savoirs, ne voyant aucune contradiction entre la religion et le développement. Khair-Eddine disait dans ce sens : « nous avons cité les moyens qui ont permis aux royaumes européens progrès, puissance et immunité dans le but d’en choisir ceux qui conviennent à notre situation et qui soient conformes à notre religion, cela dans l’espoir de retrouver ce que nous avons perdu»[7].

 

C'est cette référence intellectuelle, et aussi en voulant s'inspirer de l'œuvre de son bienfaiteur Ahmed Bey, que Khair-Eddine - en créant le collège Sadiki- avait fait «  du bilinguisme un choix officiel et il l’a institué sur la base de former les élèves en arabe en tant que simple langue, et de réserver le français pour l’enseignement des matières scientifiques»[8]. Khair-Eddine a ainsi confirmé le choix du bilinguisme qui donne la primauté à la langue française, et qui relègue la langue arabe à la seconde place. Partant de cela  le collège Sadiki représente, pour son fondateur, "un équilibre dans la mise en place du bilinguisme en enseignant la langue arabe avec plus d'efficacité et de réalisme et en reconnaissant la nécessité de recourir à la  langue étrangère  pour enseigner les sciences" [9]. Bien que Khair-Eddine ait introduit à côté du français l'apprentissage d'autres langues étrangères comme le turc, l'italien....  Il a donné la priorité à la langue française parce que c'est la langue qu'il parlait. Il fit venir des enseignants français pour assurer les cours dans le nouveau collège.

Le choix de Khair-Eddine n’a guère plu à ses amis parmi les réformateurs, car ceux-ci espéraient changer l’option adoptée par l’école militaire qui a donné la primauté à la langue française. Pour eux, le collège Sadiki doit être  « une école nationale, basée sur un enseignement religieux, avec une éducation solide et rigoureuse, dans laquelle on a ouvert l’enseignement classique religieux sur les langues étrangères ( le turc, le français et l’italien ) et sur les mathématiques, la physique et les sciences sociales  pour toutes les classes »[10]  , les réformateurs ont fait de la question de l’utilisation de la langue arabe dans l’enseignement des sciences modernes leur priorité première. « Mohamed Bayrem V n’avait-il pas demandé l’utilisation de la langue arabe pour enseigner les sciences modernes ? ».[11]

Nous allons retrouver cette dualité et cette opposition depuis ce temps-là et elle va marquer l'histoire de l'enseignement en Tunisie.

 

I.            Les institutions scolaires étrangères : un enseignement unilingue qui utilise les langues des pays d'origine.

A côté des deux formes d'enseignement présentées plus haut et gérées par les tunisiens, un troisième type a commencé à se développer en Tunisie avec l'installation de communautés européennes dans le pays. Celles-ci ont commencé à immigrer dès le début du dix neuvième siècle et elles ont obtenu la permission d'ouvrir des écoles pour leurs enfants à partir de 1831, comme les écoles italiennes, maltaises, britanniques et israélites. La plus célèbre fut l'école fondée par L’abbé François Bourgade, aumônier de la Chapelle St-Louis à Carthage, en 1841, qui deviendra le Collège Saint-Louis en 1845. « On y pratiquait toutes les disciplines de l’enseignement primaire et secondaire : littérature française, arithmétique, sciences naturelles, italien, chimie, physique, dessin linéaire ». Ce fut là le début de l’introduction de l’enseignement du Français en Tunisie. Ces écoles allaient pousser dans plusieurs villes où se trouvaient des européens comme les villes de Sousse, Sfax et l'île de jerba.

 

Notons que ces écoles étaient dirigées le plus souvent par des congrégations religieuses qui entretenaient une concurrence entre elles dans le but de promouvoir la langue de leur pays d'origine avec le soutien et l'encouragement de leur consul. Il y avait surtout une concurrence entre la langue italienne et la langue française, mais si ces écoles "furent des vecteurs d’introduction" des langues étrangères dans l'enseignement en Tunisie durant la période précoloniale, spécialement la langue française, leur impact sur la population tunisienne musulmane n'était pas important puisque la fréquentation de ces écoles congréganistes par les jeunes tunisiens était insignifiante.

 

Machuel[12] écrivait en 1889 que " les établissements scolaires de la Régence, dans lesquels la langue française formait la base de l’enseignement, étaient au nombre de 24 en 1883, au moment où le Gouvernement créa une direction de l'enseignement public. Vingt de ces établissements étaient dirigés par des congréganistes, les quatre autres (le collège Sadiki et les trois écoles de l'Alliance israélite) étaient confiés à des professeurs laïques.

Avec la colonisation, ce type d'institution va connaitre un essor grâce à l'encouragement des autorités coloniales qui vont les utiliser pour renforcer la présence de la langue française au pays, en rendant l'enseignement de la langue française obligatoire dans toutes les écoles libres installées en Tunisie.

Fin de la première partie , A suivre, pour revoir le précédent article , cliquer ici

Pour accéder à la version Arabe, cliquer ICI

Hédi Bouhouch & Mongi Akrout

Tunis 2015



[1]Opt, cité, l’introduction, p.3.

[2]Sraieb .N :« Place et fonctions de la langue française en Tunisie », Documents pour l’histoire du français langue étrangère ou seconde [En ligne], 25 | 2000, mis en ligne le 04 octobre 2014, consulté le 01 août 2016. URL :http://dhfles.revues.org/2927

[3]Opt, cité , l’introduction, p.22.

[4]Opt, cité , l’introduction, p.2

[5] Bouhouch &Akrout: Histoire des réformes éducatives en Tunisie  depuis le XIXème siècle jusqu’à no jours : les réformes de la période précoloniale( 1er partie);le blog pédagogique  - 16/11/2015; http://bouhouchakrout.blogspot.com/2015/11/histoire-des-les-reformes-educatives-en.html

[6] Sraieb - Enseignement, élite et système de valeur : le collège Sadiki de Tunis , http://aan.mmsh.univ-aix.fr/Pdf/AAN-1971-10_30.pdf

[7] Khair-Eddine : Aqwam al-masalik li ma'rifat ahwal al-mamalik (Le plus sûr moyen pour connaître l'état des nations) publié .MTE 1972 , p 85, voir aussi ce qu’écrivait Ali Bach Hamba  dans le journal Le Tunisien  en 1909  au sujet de la langue de Khair-Eddine. 

[8]   Opt, cité, l’introduction p30-33

[9]   Opt, cité, l’introduction p30-33

[10]   Opt, cité, p 30-34  

[11]   Opt, cité, p 30

[12] M. L. Machuel. L'enseignement public dans la régence de Tunis  ; Imprimerie  nationale (Paris)1889.

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