Hédi Bouhouch |
Première partie : La langue d’enseignement avant le protectorat français : suprématie de la langue arabe et les débuts d'un bilinguisme choisi (suite 2 , http://pour revenir au précédent , cliquer ici)
Nous poursuivons
la publication de la première partie du document que nous avons commencé à
préparer depuis 2015, ce fut un travail de recherche très long, mais
passionnant , qu'on avait commencé avec feu Hédi Bouhouch, et que nous avons
repris et finalisé en 2019.
Le document porte sur la question de la langue de l'enseignement en Tunisie, sujet d'un débat qui remonte au XIXème siècle et qui continue à être aussi passionné.
Nous avons
opté pour une approche chronologique avec un plan en trois parties qui sont :
I- La langue d’enseignement avant le protectorat .
II - La langue d’enseignement pendant le protectorat
III - La langue d’enseignement depuis
l'indépendance.
Le document
compte plus de 80 pages.
Notre travail
se veut être essentiellement un travail de documentation, et de mémoire.
Nous voulons remercier les
professeurs Emérites Mohamed Slaheddine Cherif, professeur de littérature
arabe et Mokhtar Ayachi, professeur
d'histoire qui nous ont aidés à faire ce
travail en acceptant de le lire avant sa publication.
1.
L’école
militaire du Bardo et le recours aux langues étrangères
En 1838,
Ahmed Pacha Bey (1837/1855) décida la fondation de l’école militaire du Bardo
dans le but de former les officiers et les techniciens pour l’armée de la
régence. Il confia la direction à un officier d’origine piémontaise, arabisant
ayant servi dans l’armée turque : le colonel Calligaris.
Ce fut la
première fois où la langue arabe se trouva confrontée à la question de
l’enseignement des sciences modernes. Ce fut aussi l’occasion pour l’élite
réformiste de préciser sa position vis-à-vis de cette question essentielle, car
Ahmed Bey, qui pratiquait la langue italienne, qui était la langue de sa mère,
et qui admirait la civilisation occidentale fondée sur la technique et les
sciences, avait décidé « l’utilisation des langues étrangères pour
l’enseignement dans la nouvelle école qu’il vient de fonder en se limitant à
traduire en arabe quelques disciplines et quelques ouvrages »[1]. Les
langues étrangères, surtout l’italien et le français, étaient considérées,
comme l’écrivait Sraieb « des vecteurs d’introduction de la modernité
en Tunisie : elles servaient, en effet, à l’acquisition de nouveaux savoirs et
constituaient des moyens d’ouverture sur le monde extérieur »[2].
Par cette
décision, le Bey a tranché la question de la langue d’enseignement : la langue
arabe est enseignée en tant que langue uniquement. Le poète Mahmoud Qabadou fut
chargé de son enseignement. Pour les autres enseignements, on fit appel à des
formateurs parmi des officiers européens (italiens, anglais et français) pour
enseigner les mathématiques, les techniques militaires, la géométrie, la
géographie, l’histoire et les langues étrangères comme le français, l’italien et le
turc ; mais il semble qu’il y eut un certain cafouillage dans ce domaine
dû aux hésitations dans le choix entre ces trois langues étrangères. A la fin,
le choix se fixa sur la langue française à l’époque du nouveau directeur Ernest
de Taverne qui avait préparé un rapport pour le souverain Sadok Bey, en 1861,
dans lequel, il avait proposé quelques réformes "dont l’une insistait
sur l’importance de l’apprentissage de la langue française pour l’état"[3]. C’est
ainsi que la langue française est-elle " devenue la langue
d’enseignement et la langue arabe est restée une langue secondaire".
En plus de la
fonction d'enseignement, la nouvelle institution a entrepris une œuvre de
traduction de certaines matières et de certains ouvrages étrangers. Cette
politique de traduction indique qu’il y avait, à cette époque, une poignée de
réformateurs, issus de la grande mosquée Ez-zaituna, qui avaient conscience du
rôle de la langue arabe dans les sciences modernes (ou les sciences profanes
selon l’expression de Sraieb) et les nouvelles découvertes, et veillaient à
passer par la traduction pour que la langue arabe puisse remplir cette mission.
Ce courant s’inspirait du patrimoine culturel du monde musulman en se référant
à l’œuvre du Khalife Al-Maamoun, mais cette élite semblait ignorer le contexte
historique et l’état du monde musulman qui étaient très différents par rapport
à son état à l’époque des Abbasides, lorsque le monde musulman était au sommet
de sa puissance et était le premier foyer culturel et scientifique et où la
langue arabe était une langue dominante.
Ainsi peut-on
avancer que la fondation l’école militaire n’avait guère servi la langue
arabe et avait institué le bilinguisme en Tunisie qui considérait la
langue étrangère comme un moyen de développement et un moyen efficace pour
enseigner les sciences modernes, réduisant le statut de la langue arabe à une
simple langue seconde[4].
2. Le collège Sadiki
confirme l’orientation vers le bilinguisme.
Après la
fermeture de l’école militaire en 1864, il semble que les réformateurs
zitouniens avaient poursuivi la recherche des solutions adéquates pour sauver
la langue arabe, surtout qu’ils assistaient à la suprématie des langues
étrangères dans les champs des savoirs scientifiques modernes. Dans cette
quête, ils ont trouvé ce qu’ils cherchaient dans la personne du Ministre
réformateur Khair-Eddine, l’un des élèves de l’école militaire du Bardo, et qui
fut chargé par le souverain Sadok Bey de présider la commission de la réforme
de l’enseignement de la grande Mosquée Az-Zitouna en 1875[5]. Mais
toutes les tentatives pour changer la situation de l'enseignement zitounien se
sont avérées vaines. C'est peut-être la raison qui était derrière l'idée de la
fondation d’une école moderne tunisienne Cette idée se «concrétisa ...par la création du collège Sadiki de Tunis qui ouvrit
ses portes en 1875 ».
Le collège
Sadiki est la première école "laïque" fondée par l’Etat tunisien.
Khair-Eddine n'a pas voulu rompre totalement avec la tradition. Le nouveau
collège associe "modernité (hadâtha) et authenticité (assâla), en offrant
un enseignement moderne sur le modèle européen, à côté d'un enseignement
classique qui rappelle l'enseignement zitounien. Le collège comprenait trois
sections : la première section enseignait "le Coran, l'écriture et
les mutûn". La deuxième section était consacrée aux sciences juridiques et
leurs méthodes [al-'ulûm ash-shar'iyya wa-'wasâ'iluhâ]. Quant à la troisième
section, «elle était destinée à l'enseignement des sciences du raisonnement
[al-'ulûm al-'aqliyya] et ses programmes répondaient le mieux aux
préoccupations du moment dans la mesure où son rôle consistait à former l'élite
administrative du pays selon le modèle européen»,[6] avec
l'enseignement des langues étrangères, en plus de l'enseignement des sciences
mathématiques, de la physique, la chimie, les sciences naturelles, l'histoire
et la géographie. Toutes ces matières étaient enseignées en français, alors que
la langue arabe était enseignée en tant que langue, en plus de l'enseignement
du coran.
Le choix du
ministre Khair-Eddine pour ce modèle s'inscrit dans le courant réformiste qui
incarne l’espoir de la renaissance du monde arabo musulman. Le choix de la
langue française plutôt que toute autre langue européenne, s'explique par sa
formation. Khair-Eddine est en effet un ancien élève de l'école militaire où il
parlait le français qu’il avait commencé à apprendre depuis qu’il était à
Istanbul et qu’il a perfectionné lors de son séjour en France entre 1853 et
1856. Il avait aussi l’habitude de lire les ouvrages français de référence. En
outre, Khair-Eddine avait une bonne connaissance de la civilisation de
l’occident en général, et il était au courant des moyens utilisés dans les
sciences et les nouvelles inventions. Il était convaincu de la supériorité de
ces langues, et il appelait à emprunter de l’Europe ces savoirs, ne voyant
aucune contradiction entre la religion et le développement. Khair-Eddine disait
dans ce sens : « nous avons cité les moyens qui ont permis aux royaumes
européens progrès, puissance et immunité dans le but d’en choisir ceux qui
conviennent à notre situation et qui soient conformes à notre religion, cela
dans l’espoir de retrouver ce que nous avons perdu»[7].
C'est cette référence intellectuelle, et aussi en voulant s'inspirer de l'œuvre de son bienfaiteur Ahmed Bey, que Khair-Eddine - en créant le collège Sadiki- avait fait « du bilinguisme un choix officiel et il l’a institué sur la base de former les élèves en arabe en tant que simple langue, et de réserver le français pour l’enseignement des matières scientifiques»[8]. Khair-Eddine a ainsi confirmé le choix du bilinguisme qui donne la primauté à la langue française, et qui relègue la langue arabe à la seconde place. Partant de cela le collège Sadiki représente, pour son fondateur, "un équilibre dans la mise en place du bilinguisme en enseignant la langue arabe avec plus d'efficacité et de réalisme et en reconnaissant la nécessité de recourir à la langue étrangère pour enseigner les sciences" [9]. Bien que Khair-Eddine ait introduit à côté du français l'apprentissage d'autres langues étrangères comme le turc, l'italien.... Il a donné la priorité à la langue française parce que c'est la langue qu'il parlait. Il fit venir des enseignants français pour assurer les cours dans le nouveau collège.
Le choix de
Khair-Eddine n’a guère plu à ses amis parmi les réformateurs, car ceux-ci
espéraient changer l’option adoptée par l’école militaire qui a donné la
primauté à la langue française. Pour eux, le collège Sadiki doit être « une école nationale, basée sur un
enseignement religieux, avec une éducation solide et rigoureuse, dans laquelle
on a ouvert l’enseignement classique religieux sur les langues étrangères ( le
turc, le français et l’italien ) et sur les mathématiques, la physique et les
sciences sociales pour
toutes les classes »[10] , les réformateurs ont fait de la question de
l’utilisation de la langue arabe dans l’enseignement des sciences modernes leur
priorité première. « Mohamed Bayrem V n’avait-il pas demandé l’utilisation
de la langue arabe pour enseigner les sciences modernes ? ».[11]
Nous allons retrouver cette dualité
et cette opposition depuis ce temps-là et elle va marquer l'histoire de
l'enseignement en Tunisie.
I.
Les institutions scolaires étrangères : un enseignement unilingue qui
utilise les langues des pays d'origine.
A côté des
deux formes d'enseignement présentées plus haut et gérées par les tunisiens, un
troisième type a commencé à se développer en Tunisie avec l'installation de
communautés européennes dans le pays. Celles-ci ont commencé à immigrer dès le
début du dix neuvième siècle et elles ont obtenu la permission d'ouvrir des
écoles pour leurs enfants à partir de 1831, comme les écoles italiennes,
maltaises, britanniques et israélites. La plus célèbre fut l'école fondée par
L’abbé François Bourgade, aumônier de la Chapelle St-Louis à Carthage, en 1841,
qui deviendra le Collège Saint-Louis en 1845. « On y pratiquait toutes les
disciplines de l’enseignement primaire et secondaire : littérature française,
arithmétique, sciences naturelles, italien, chimie, physique, dessin linéaire
». Ce fut là le début de l’introduction de l’enseignement du Français en
Tunisie. Ces écoles allaient pousser dans plusieurs villes où se trouvaient des
européens comme les villes de Sousse, Sfax et l'île de jerba.
Notons que ces écoles étaient
dirigées le plus souvent par des congrégations religieuses qui entretenaient
une concurrence entre elles dans le but de promouvoir la langue
de leur pays d'origine avec le soutien et l'encouragement de leur consul. Il y
avait surtout une concurrence entre la langue italienne et la langue française,
mais si ces écoles "furent des vecteurs d’introduction" des
langues étrangères dans l'enseignement en Tunisie durant la période
précoloniale, spécialement la langue française, leur impact sur la population
tunisienne musulmane n'était pas important puisque la fréquentation de ces
écoles congréganistes par les jeunes tunisiens était insignifiante.
Machuel[12]
écrivait en 1889 que " les établissements scolaires de la Régence, dans
lesquels la langue française formait la base de l’enseignement, étaient au
nombre de 24 en 1883, au moment où le Gouvernement créa une
direction de l'enseignement public. Vingt de ces établissements étaient dirigés
par des congréganistes, les quatre autres (le collège Sadiki et les trois
écoles de l'Alliance israélite) étaient confiés à des professeurs laïques.
Avec la colonisation, ce type
d'institution va connaitre un essor grâce à l'encouragement des autorités
coloniales qui vont les utiliser pour renforcer la présence de la langue
française au pays, en rendant l'enseignement de la langue française obligatoire
dans toutes les écoles libres installées en Tunisie.
Fin de la première partie , A suivre, pour revoir le précédent article , cliquer ici
Pour accéder à la version Arabe, cliquer ICI
Hédi Bouhouch & Mongi Akrout
Tunis 2015
[1]Opt,
cité, l’introduction, p.3.
[2]Sraieb .N :« Place et fonctions de la langue française
en Tunisie », Documents pour l’histoire du français langue étrangère ou seconde [En ligne], 25 | 2000, mis en ligne le 04 octobre 2014,
consulté le 01 août 2016.
URL :http://dhfles.revues.org/2927
[3]Opt,
cité , l’introduction, p.22.
[4]Opt, cité , l’introduction, p.2
[5] Bouhouch &Akrout: Histoire des réformes
éducatives en Tunisie depuis le XIXème
siècle jusqu’à no jours : les réformes de la période précoloniale( 1er
partie);le blog pédagogique -
16/11/2015; http://bouhouchakrout.blogspot.com/2015/11/histoire-des-les-reformes-educatives-en.html
[6] Sraieb - Enseignement, élite et système de valeur : le collège
Sadiki de Tunis , http://aan.mmsh.univ-aix.fr/Pdf/AAN-1971-10_30.pdf
[7] Khair-Eddine :
Aqwam al-masalik li ma'rifat ahwal al-mamalik (Le plus sûr moyen pour
connaître l'état des nations) publié .MTE 1972 , p 85, voir aussi ce
qu’écrivait Ali Bach Hamba dans le
journal Le Tunisien en 1909 au sujet de la langue de Khair-Eddine.
[8] Opt, cité, l’introduction p30-33
[9] Opt, cité, l’introduction p30-33
[10]
Opt, cité, p 30-34
[11] Opt, cité,
p 30
[12] M. L. Machuel. L'enseignement public
dans la régence de Tunis ;
Imprimerie nationale (Paris)1889.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire