Hédi Bouhouch |
Première partie : La langue d’enseignement avant le protectorat français : suprématie de la langue arabe et les débuts d'un bilinguisme choisi
Nous entamons
cette semaine la publication d'un document que nous avons commencé à préparer
depuis 2015, ce fut un travail de recherche très long, mais passionnant , qu'on
avait entrepris avec feu Hédi Bouhouch, et que nous avons repris et finalisé en
2019.
Le document
porte sur la question de la langue de l'enseignement en Tunisie, sujet d'un
débat qui remonte au XIXème siècle et qui continue à être aussi
passionné.
Nous avons
opté pour une approche chronologique avec un plan en trois parties qui sont :
I- La langue d’enseignement avant le protectorat .
II - La langue d’enseignement pendant le protectorat
III - La langue d’enseignement depuis
l'indépendance.
Le document
compte plus de 80 pages.
Notre travail
se veut être essentiellement un travail de documentation, et de mémoire.
Nous voulons remercier les
professeurs Emérites Mohamed Slaheddine Cherif, professeur de littérature
arabe et Mokhtar Ayachi, professeur
d'histoire qui nous ont aidés à faire ce
travail en acceptant de le lire avant sa publication.
« Les Musulmans ne sauraient
parvenir au degré d’intellectualité des autres peuples et, par conséquent, ne pourraient prendre une part
utile à l’activité économique de ces derniers s’ils devaient à tout jamais rester
en dehors du mouvement scientifique dont se glorifient si justement les
nations occidentales. D’où, Messieurs, cette conclusion naturelle qu’en
Tunisie, l’enseignement des indigènes, pour être rationnellement conçu et
préparer le rapprochement entre les deux races, doit nécessairement
comprendre l’étude simultanée des langues française et arabe. »
Déclaration de Mohamed Lasram au congrès colonial de Marseille de 1906. Cité par Sraieb.N,
« Place et fonctions de la langue française en Tunisie »,
Documents pour l’histoire du français langue étrangère ou seconde [En
ligne], 25 | 2000, mis en ligne le 04 octobre 2014, consulté le 01
août 2016. URL : http://dhfles.revues.org/2927 |
« User du français
ne porte pas atteinte à notre souveraineté ou à notre fidélité à la langue
arabe, mais nous ménage une large ouverture sur le monde moderne. Si nous
avons choisi le français comme
langue véhiculaire, c’est
pour mieux nous
intégrer dans le
courant de la
civilisation moderne et rattraper plus vite notre retard… Et c’est
trop peu, finalement, quand on parle de la Tunisie, que de souligner son
bilinguisme : il s’agit bien plutôt d’un biculturalisme. La Tunisie ne renie
rien de son passé dont la langue arabe est l’expression. Mais elle sait aussi
bien que c’est grâce à la maîtrise d’une langue comme le français qu’elle
participe pleinement à la culture et à la vie du monde moderne. (Bourguiba,
1978) » Cité par Bouhdiba, Sofiane (2011), L’arabe et le français dans le système éducatif tunisien :
approche
démographique et
essai prospectif, Québec, Observatoire
démographique et statistique de l'espace francophone/Université Laval, Rapport de recherche de l'ODSEF, 46 p. |
Introduction
Avec la fin
de la dynastie Hafside en 1573 (892 de l’hégire), la Tunisie est devenue une
province ottomane, et la langue arabe va connaitre un repli jusqu’au XVIIème
siècle. Suite à la décision des ottomans de ne pas l’utiliser dans
l’administration et de la remplacer par la langue turque qui était la langue
officielle du Khalifat ottoman[1], une
partie de l’enseignement utilisait la langue et des manuels turcs, et ce n’est
qu’à la fin du règne des Mouradites[2] et
l’avènement de la dynastie Husseinite (avec le Bey Hussein ben Ali[3]) que
la langue arabe alla retrouver sa place dans l’administration et dans les écoles. Au
dix-huitième siècle, le rayonnement de l’Egypte a fait que l’enseignement en
Tunisie adopta les livres et les méthodes égyptiens surtout grâce aux efforts
des Cheikhs Mohamed Hjaiej et Mohamed Zitouna qui avaient étudié au Caire,
avant de devenir des professeurs à la grande Mosquée Az-zaitouna[4].
D’un autre
côté, la Tunisie est entrée en contact d’une façon précoce avec la civilisation
occidentale (européenne) et avec ses différentes langues, qui ont séduit une
partie de l’élite tunisienne dont beaucoup étaient d’origine étrangère,
d’autant plus que la régence avait accueilli plusieurs communautés européennes
qui avaient profité de la proximité du pays de l’Europe et du régime des
capitulations[5] en vigueur
depuis l’époque hafside, pour les italiens, et depuis 1506 pour les
français .
Depuis, une
concurrence s’installa en Tunisie entre la langue arabe et les langues
étrangères (surtout la langue française) à l’école. L’occupation du pays
par les français en 1881 et la politique de l’occupant l’accentuèrent en
donnant la primauté à leur langue (l’enseignement du français est devenu
obligatoire dans les écoles italiennes ou juives installées dans le pays). La
question de la dualité linguistique est, depuis, un sujet de débat passionné
que l’indépendance n’a pas réussi à atténuer. L’étude que nous proposons va
tenter de faire l’histoire de ce débat.
Première partie : La langue
d’enseignement avant le protectorat français : suprématie de la langue arabe et
les débuts d'un bilinguisme choisi
I.
L'enseignement dominant était un enseignement unilingue arabe
A.
L'enseignement primaire
L'enseignement primaire se donnait
dans les Kouttabs qui accueillaient les enfants âgés de cinq à quinze ans. Le
kouttab est une sorte d'école privée à une seule classe de 12 à 20 garçons.
L'enseignement y est assuré par un Moueddeb. Khairallah Ben Mustapha[6] en a
fait une description dans des termes peu élogieux : le Kouttab est installé
dans un "local exigu et insalubre et absence d'hygiène et des méthodes
d'enseignement archaïques, les enfants apprennent l'alphabet arabe et le coran
par cœur. L'enseignement donné au kouttab ne met à contribution que la
mémoire. Pendant tout son séjour à l'école coranique, l'enfant ne fait
qu'accumuler dans sa mémoire, les versets du livre sacré, sans en comprendre le
sens", le Moueddeb est payé directement par les parents. " Sa
rétribution varie, suivant la situation de fortune de ceux-ci, de soixante
centimes à trois francs par mois. Dans certaines localités, il reçoit du blé,
de l'orge, de l'huile, mais fort peu d'argent"[7]
B.
L'enseignement secondaire et supérieur est un enseignement
unilingue arabe à dominance religieuse
L'enseignement secondaire et
supérieur était assuré par la grande mosquée Az-zaitouna à
Tunis, mais on le trouvait aussi dans les principales mosquées de Tunis
et des principales villes du pays. Ces cours accueillaient des élèves qui
terminaient leurs études au kouttab. L'enseignement était exclusivement en
arabe et portait sur les sciences religieuses, les différentes manières de psalmodier
le Coran , la théologie et le droit musulman. On y dispensait aussi des cours
de grammaire, de rhétorique, d'éloquence, de logique, et un cours sur
l'histoire et la biographie des hommes célèbres de l'Islam.
Les sciences profanes, telles que les
sciences physiques et naturelles, les mathématiques, l'histoire, la géographie
et les langues étrangères étaient bannies des programmes de l'enseignement
zitounien.
II.
Les nouvelles institutions créées par l'état tunisien introduisent le
bilinguisme
Dès
le milieu du XIXème siècle, le pays va s'orienter vers l'introduction des
langues étrangères (italien et français) dans l'enseignement, mais sans renier
la langue du pays. C'est la phase de ce qu'on pourrait appeler du bilinguisme
voulu et désiré par les autorités dans le but de rattraper le retard par
rapport au monde occidental. Ce bilinguisme est venu se greffer à un
enseignement traditionnel marqué par son immobilisme et un enseignement venu de
l'extérieur contrôlé par les missions chrétiennes et les communautés étrangères
installées en Tunisie. Ce nouveau système est représenté par l'école militaire
du Bardo puis par le collège Sadiki.
A
suivre , pour accéder à la version AR, cliquerici
Hédi Bouhouch & Mongi Akrout
Tunis 2015
[1] Malgré l’effacement progressif des
liens de vassalité entre la Régence et la Sublime Porte, le turc reste encore
la langue de travail des gouvernants politiques, comme le constate à Tunis en
1780 Venture de Paradis (1983 : 21) : « Les princes de cette famille
[beylicale] se sont fait une loi d’apprendre à parler et à lire le turc, qui
est toujours la langue du Divan. Les notes de la milice et les dépêches à la
Porte Ottomane et aux puissances européennes sont écrites en turc. Il n’y a que
la correspondance intérieure qui se fasse en arabe ». Chapitre 1 : les origines
du plurilinguisme tunisien, http://www.unice.fr/bcl/ofcaf/18/Intro16.pdf
[2] La dynastie Mouradite
régna de 1593 jusqu’en 1705.
[3] La dynastie Husseinite
régna de 1705 jusqu’en 1957, son fondateur Hussein Ben Ali resta au pouvoir de
1705 jusqu’en 1735.
[4] محمّد هشام بن قمرة: القضيّة اللغويّة في تونس، الجزء الأوّل، نشر مركز
الدراسات والأبحاث الاقتصاديّة والاجتماعيّة، 1985، ص17
[5] « En
un sens large, on entendait par capitulations les traités qui
garantissaient aux sujets chrétiens, qui résidaient temporairement ou d'une
manière permanente dans les pays dits "hors chrétienté", spécialement
dans les pays musulmans, le droit d'être soustraits dans une large mesure à
l'action des autorités locales et de relever de leurs autorités nationales,
représentées par leurs agents diplomatiques et leurs consuls. Entendues en un
sens plus restreint, les Capitulations correspondent à ceux de ces traités qui
ont été conclus entre les puissances européennes et l'Empire
Ottoman, à partir du XVIe siècle »
[6] khairallah Ben
mustapha: l'enseignement primaire des
indigènes
"En Tunisie, rapport présenté au
congrès de l'Afrique du nord tenu à Paris, du 6
au 10 octobre 1908. " Souvent le kouttab, surtout dans les
villages, est installé dans un local situé au rez-de-chaussée, mal éclairé et
mal aéré. Aussi, l'humidité suinte-t-elle aux murs, et une demi-obscurité y
règne-t-elle toujours. Quelquefois, il se trouve au premier étage, dans une
salle élevée sur un magasin ou un passage voûté et à la laquelle on accède par
des escaliers étroits et rapides. De forme généralement carrée et peu
spacieuse, cette salle, au plafond bas, reçoit l'air par l'entrée et la lumière
par une fenêtre vitrée qui, malheureusement, reste presque toujours close.
Point de cour de récréation "
[7] khairallah ben mustapha .opt cité
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