dimanche 21 mars 2021

La question de la langue d’enseignement en Tunisie, de l’école polytechnique du bardo à l’école de l’enseignement de base. ( partie e 3)

 


 

Hédi Bouhouch

Nous poursuivons cette semaine la publication de l'étude sur la question de la langue d'enseignement  en Tunisie , en entamant le deuxième chapitre  consacré à la période du protectorat français sur le pays , une période qui a vu la confirmation du bilinguisme imposé avec une suprématie de la langue française  au dépens de la langue arabe qui se trouve marginalisée.

Nous exposons dans ce numéro les fondements de la politique linguistique française dans l'enseignement en Tunisie .

Pour revenir à la première partie cliquer ici et au deuxième cliquer ici.  

 

 

Deuxième chapitre : La langue d’enseignement au temps du protectorat : le bilinguisme  imposé avec une prédominance de la langue française

      I.            les fondements de la politique linguistique du protectorat

Avec le régime du protectorat en Tunisie "la langue française aura une fonction idéologique et deviendra un facteur d’hégémonie" . N.Sraîeb[1]

 

         Avec le protectorat, la langue française est devenue rapidement la langue de l'administration et des affaires. Elle est devenue le moyen de communication incontournable. Cet état de fait allait commander la politique linguistique des autorités coloniales en Tunisie, mais cette politique était obligée de composer avec des facteurs et des exigences contradictoires comme la volonté d'assimilation en francisant la population indigène d'un côté et la sauvegarde de la langue et de la culture arabe de l'autre. Entre la satisfaction des attentes de la population locale et la pression des colons, entre le maintien des institutions d'enseignement existantes où la langue arabe est la langue unique d'enseignement et la création de nouvelles institutions scolaires où le français est la langue principale d'enseignement.

 

La volonté de franciser la population autochtone et les autres communautés étrangères installées en Tunisie

 

Cette volonté s'est traduite par la mise en place de nouvelles institutions d'enseignement où la langue française est dominante et où la langue arabe est marginalisée.

1.    La politique officielle de la France : une politique d'assimilation

Il faudrait chercher les fondements de la politiques scolaire dans la pensée de Jules Ferry[2] qui écrivait que "l'œuvre vraiment politique et civilisatrice serait l'école française pour les musulmans, l'école où des instituteurs arabes professeraient le français pour les arabes"   Les autorités coloniales avaient décidé de suivre une politique d’assimilation. Pour réaliser cela, elles voyaient dans l’école le moyen idéal pour « intégrer les tunisiens dans la culture française" et le devoir de la direction de l’instruction publique nouvellement créée était de fournir tous les efforts afin que « chaque enfant tunisien devienne un vrai français de part sa langue, son esprit et ses orientations, tout en conservant son appartenance à son pays et à son environnement ». C'est dans ce cadre que s'inscrivait la décision de scolariser les jeunes tunisiens (musulmans et juifs) dans les écoles françaises à côté des jeunes français.

 

Cet idéal de vouloir répandre la civilisation française partout avait dominé la politique scolaire, un Résident Général[3]rappelle en 1895 que le but de l'enseignement français n'est pas seulement de fournir des employés aux administrations et aux particuliers « mais aussi et surtout d'initier à notre civilisation les populations de ce pays de façon à en faire les propagatrices de l'influence française … "[4]

 

Il faudrait signaler que cet idéal n'était pas spécifique au cas de la Tunisie. La question s'était posée un demi-siècle plus tôt en Algérie. Un politicien français avait exprimé la même vision sur la question de l'enseignement en Algérie dans les termes suivants : « Il est bien plus pressant…de mettre les indigènes en possession de notre langue, que pour nous d’étudier la leur. L’arabe ne nous serait utile que pour nos relations avec les africains ; le français non seulement commence leurs rapports avec nous, mais il est pour eux la clef avec laquelle ils peuvent pénétrer dans le sanctuaire ; il les met en contact avec nos livres, avec nos professeurs, avec la science même. Au-delà de l’arabe il n’y a rien que la langue ; au-delà du français, il y a tout ce que les connaissances humaines, tout ce que les progrès de l’intelligence ont entassé depuis tant d’années"[5]

Mais, au cours des premières années du protectorat, les membres du parti conservateur des prépondérants qui regroupait les colons étaient opposés à toute forme de mixité entre leurs enfants et les enfants "indigènes". Ils ne voyaient pas l'utilité de donner à ces derniers un enseignement moderne et de leur apprendre la langue française. Selon eux, l’enseignement de la langue française aux indigènes a multiplié les déclassés, et il est préférable qu'ils continuent à fréquenter le Kouttab .

 

2.    Le rôle du premier directeur de l'instruction publique : Louis Machuel

 

Louis Machuel était le premier directeur de l'instruction publique en Tunisie. Il a dirigé le département durant un quart de siècle (1883/1908) et il fut l'architecte du bilinguisme à l'époque du protectorat. Sa formation bilingue et sa connaissance du coran[6] y étaient pour beaucoup dans ses choix. Il défendait le principe de la mixité et il voulait faire assoir les enfants tunisiens (musulmans et juifs) et les enfants européens (français, italiens, maltais) sur les mêmes bancs, pour faire apprendre le français aux tunisiens et l'arabe aux européens installés en Tunisie. Cela rappelle la politique française en Algérie au début de la colonisation : " A peine installés à Alger, nous nous rendîmes compte d'une double nécessité : faire apprendre aux français, venus en Afrique, la langue des indigènes, faire apprendre aux indigènes la langue française" écrivait Jean Mirante, directeur des affaires indigènes en Algérie.[7]

Pour cela, il créa des écoles françaises laïques sur le modèle français et des écoles franco-arabes, sur le modèle des écoles arabes-françaises d’Algérie[8]où il a été formé lui même[9] .

Machuel ne fut pas seulement un administrateur. Il fut aussi un pédagogue qui a mis au point une méthode pour enseigner le français aux non français. Il préconise la " méthode directe " où l’oral précède l’écrit et " propose d’intégrer, dès le début, l’usage de la langue maternelle de l’enfant, l’italien et l’arabe en l’occurrence en Tunisie, comme support pédagogique. « Nous recommandons aux maîtres de donner aux élèves, à chaque leçon de lecture, la traduction des mots et des phrases contenus dans les exercices. » (Machuel, 1885b, pp. 6-7). Cette mesure pédagogique s’explique par son souci de s’assurer que « les indigènes ont bien compris la matière de chaque leçon. » (Machuel, 1896, p. vi). La répétition mécanique des phrases sans comprendre le sens n’avait pas de valeur. La compréhension des élèves présente chez Machuel un intérêt majeur. "Cette pédagogie, qu’on pourrait appeler « bilingue » n’a pas été sans rapport avec son expérience personnelle en Algérie. Sa compétence bilingue lui avait inspiré la méthodologie permettant l’intégration partielle de la langue maternelle des élèves."[10] .

Cette pédagogie explique l'obligation pour les instituteurs français engagés pour travailler en Tunisie d'apprendre l'arabe avant de rejoindre leur poste  « des cours spéciaux de langue arabe sont organisés à l’intention des maîtres qui arrivent de France. Ils y acquièrent rapidement les éléments de cette langue qu’ils ont à utiliser immédiatement dans leurs enseignements et les notions de langage suffisantes pour leur permettre d’entrer en relation avec les parents et leurs élèves indigènes »[11]. Ces cours sont donnés au cours d'un stage à l'école normale des instituteurs de Tunis. Au début ils duraient quelques mois. Puis, depuis 1908, cette formation s'étendait sur une année entière. Elle consistait à apprendre  la langue arabe parlée (Addarija) sous la direction de Louis Machuel lui-même et un professeur français arabisant.

Les maîtres venus de France sont prévenus que « sans progrès dans cette langue, ils n’obtiendront aucun avancement dans leur carrière » (ibidem : 27), Cortier

Mais cette politique qui s'inscrit dans la ligne de la politique officielle du gouvernement de Paris divise les gens en Tunisie. Il y a, d'une part, les opposants farouches représentés par les colons et les milieux conservateurs indigènes et d'autre part, les fervents défenseurs de cette politique avec quelques aménagements représentés par ceux qui vont constituer le mouvement des jeunes tunisiens. Cette dualité va marquer toute l'histoire de l'enseignement à l'époque du protectorat et animer un débat passionné entre les différentes parties, un débat qui ne s'est jamais arrêté même après l'indépendance.

3.     Le maintien des institutions existantes avec des tentatives de les contrôler pour imposer l'apprentissage de la langue française

Les autorités coloniales, à l'instar de ce qu'elles ont fait pour les institutions politiques et administratives existantes avant l'instauration du protectorat en1881, avaient opté pour le maintien "du système éducatif" qui se trouvait en Tunisie avant leur arrivée. Ce système composite était constitué comme nous l'avons vu précédemment dans la première partie, par les kouttabs, l'enseignement zitounien, le collège Sadiki d'une part et les écoles congréganistes et les écoles gérées par les communautés européennes, surtout italienne et maltaise". Au cours des délibérations du 16 mars 1882, la commission des affaires tunisiennes, en évoquant les mesures à prendre pour organiser l'instruction publique, estimait qu'il " serait inopportun de soulever un débat public sur la question de l'enseignement en Tunisie. Des considérations très sérieuses commandent de ne pas entraver l'œuvre de Monseigneur Lavigerie[12], les écoles confessionnelles catholiques, juives ou musulmanes se partageant encore la faveur publique en Tunisie."(Sraieb)  

Mais tout en conservant ces institutions (elle a même encouragé certaines d'entre elles à se développer)[13] la direction de l'instruction publique avait pris quelques initiatives pour y introduire l'apprentissage de la langue française et pour les contrôler avec plus ou moins de réussite. C'est ainsi qu'elle avait pris plusieurs mesures dans ce sens comme :

a.    L'obligation d'enseigner la langue française dans tous les établissements privés

La loi du 9 moharrem (15 septembre1888) sur l'enseignement décréta que le français doit être enseigné dans toutes les écoles, primaires ou secondaires ouvertes dans la régence (art 1). L’inspection des établissements scolaires exercée par le Directeur de l’Enseignement Public de la régence ou par ses délégués se doit de vérifier que la langue française y est bien enseignée[14]. Un nouveau décret publié en 1930 (décret beylical du premier joumadi al awal (12/1/1930) relatif aux écoles privées rappelle cette obligation pour tous les types d'écoles (primaire, primaire supérieure, secondaire, technique…) et fixe le nombre minimal d'heures qui doivent être réservées à l'apprentissage du français (au moins 6 heures par semaine). Le décret exige aussi que l'instituteur soit un français qui possède les diplômes requis ou un étranger qui a un diplôme délivré par une institution française.

b.    Les tentatives d'enseigner le français aux enfants musulmans qui fréquentaient les kouttabs:

Ne pouvant intervenir directement dans les Kouttabs, le Directeur de l’enseignement public a exhorté les mu'addibîn (instituteurs) d'envoyer leurs élèves aux écoles franco-arabes,  à raison de deux heures par jour, pour qu’ils puissent suivre l’apprentissage des matières qui ne sont pas enseignées, surtout le français, dans les kouttabs moyennant une indemnité mensuelle qui leur sera allouée. [15] Mais il faut reconnaitre que cela fut sans grand succès.

 

En 1906 le congrès colonial de Marseille a émis les vœux suivants concernant l'avenir des kouttabs en Tunisie : il souhaite

 « Que le gouvernement tunisien, dans le but d'inculquer aux indigènes ,  des notions de morale tirées de leur propre religion et d'étouffer ainsi en eux le germe du fanatisme des ignorants;

  Encourage la création de kouttabs dans tous les centres et tribus qui en sont dépourvus ;

2°Réforme les kouttabs existants, en y introduisant l’étude de la langue française, principalement dans les régions agricoles livrées à la colonisation  européenne"[16]

 

En 1909 , au cours de la session ordinaire du conseil de l'instruction publique ( C.I.P), le directeur de l'instruction publique  rappelle aux membres du conseil la nécessité de s'occuper de l'enseignement  de l'arabe dans les Kouttabs dans ces termes " Si l'on renonçait purement et simplement à s'occuper de l'enseignement  de la langue arabe dans les écoles indigènes (entendre les écoles franco-arabes) , il faudrait du même coup se désintéresser des kouttabs privés, qui pourraient devenir des foyers de fanatisme. Il est de bonne politique de chercher à agir sur les kouttabs privés et de les faire servir à notre œuvre civilisatrice de la France, grande puissance musulmane, qui ne peut négliger ce moyen d'action"[17].

Le rapport au président de la même année soulève la même question. Il reconnait qu' "il est difficile d'améliorer notablement l'enseignement de ces écoles, réduit à peu près à la récitation du Coran, exception faite pour quelques kouttabs réformés récemment créés à Tunis. Mais, même restreinte au contrôle légal, l'action de la Direction de l'Enseignement peut avoir d'heureux effets.

En ce qui concerne les nouvelles ouvertures, l'autorisation n'est donnée qu'après une enquête sur la capacité et la moralité des maîtres et sur l'état des locaux. Quant aux écoles en exercice, des circulaires ont été adressées aux moueddebs privés, leur prescrivant notamment l'observation de certaines règles relatives à l'hygiène et au traitement des élèves. La Direction de l'Enseignement a également obtenu de l'Administration des Habous l'amélioration matérielle de certains kouttabs." rapport 1909

En octobre 1951"le Directeur de l'instruction publique, se fondant sur les insistances de la Commission des affaires culturelles de la section tunisienne du Grand Conseil, a décidé d'entreprendre une expérience qui ferait de ces écoles coraniques une sorte d'école préparatoire comme c'était le cas en Egypte.

 L'horaire de ces écoles était porté à trente heures ainsi réparties : Morale :1 h 40, Hygiène : 0 h 50, Lecture : 7 h 30, Ecriture : 2 h 30, Calcul : 2 h 30, Langage : 3 h 45, Dessin : 1 h 15, Chant : 1 h 15, Récitation :1 h 15, Coran : 5 h, Récréation:  2 h 30. Si l'expérience paraissait intéressante, son application n'en demeurait pas moins très limitée puisqu'en 1951-52 et 1952-53, 12 kouttabs seulement étaient touchés par cette mesure de réforme. (Sraieb p 47) La grande majorité des Kouttabs ont continué à fonctionner comme d'habitude.

Enfin. il faudrait préciser que d'après "une statistique sur la scolarisation primaire de 1953, les estimations de l'effectif des écoles coraniques traditionnelles variaient autour de 30 à 40 000 élèves, sur un total de 187342 ou 197342 élèves tunisiens musulmans  scolarisés,  ce qui représente 16 à 20 %  d'élèves qui suivaient un enseignement primaire unilingue arabe"[18]

c.      La création d'une école pour former des moueddebs(Al Mederça at-ta'dïbiyya) :

En 1894, la DIP avait décidé d'ouvrir une école spéciale[19] où le futur Moueddeb apprenait à côté du Coran et de la langue arabe, le français, le calcul, le système métrique et la géographie en français. Donc, il s'agissait d'un enseignement bilingue mais avec une prépondérance pour la langue arabe  (près des deux tiers des horaires). Mais l'expérience tourna court et l'école fut fermée en 1910 sur recommandation d'une commission spéciale et des délibérations du conseil de l’instruction publique. Il fut décidé de confier la formation des instituteurs de langue arabe à l’école normale des instituteurs où une nouvelle section des futurs maîtres d'arabe ou mouderrès est constituée. Depuis, l’école Alaoui comprend deux sections : une section française pour former les instituteurs de français et une section arabe avec deux filières, la première forme des instituteurs unilingues d’arabe et une deuxième pour former des instituteurs bilingues.

 

d.    Création d'un poste d'inspecteur de l'enseignement coranique.

 Pour avoir un œil sur l'enseignement coranique, la DIP avait décidé de créer un poste d'inspecteur de l'enseignement coranique. Le premier inspecteur tunisien fut nommé par décret beylical en 1889 (décret du 12/11/1889) pour contrôler le travail et la conduite des Moueddebs. "On a choisi comme inspecteur de ces kouttabs un jeune et zélé fonctionnaire musulman, ancien élève-maître d'Alaoui, licencié en droit de la Faculté d'Aix et ancien professeur de la Medersa ettadibia,, chargé aussi de réorganiser et de diriger l'enseignement arabe dans les classes musulmanes attachées aux écoles primaires publiques, appelées généralement écoles franco-arabes" (Buisson).

En 1908, on créa au sein de la direction de l'instruction publique (DIP) une inspection des écoles coraniques privées et de l'enseignement de l'arabe dans les écoles primaires publiques. (décret du 26 novembre 1908) .

e.     Le contrôle et la réforme du collège Sadiki (Medersa Essadikia) et le renforcement de son caractère bilingue :

Al Medersa Essadikia était l'unique établissement secondaire tunisien créé par l'état tunisien pour former les cadres de l'état[20]. Comme il a déjà intégré les langues étrangères dans ses programmes[21]  dont la langue française, la DIP avait voulu tirer profit de cette institution pour consolider la place de la langue française. Pour cela elle a entrepris de réorganiser l'administration et la gestion du collège par l'institution d'un conseil d'administration de 8 membres et puis par la nomination depuis 1892 à la direction du collège, d'un universitaire français, arabisant, M. Delmas (Marius Delmas,  1892-1912), qui occupait la chaire publique d'arabe à Tunis depuis1884.

 

Après une période de crise qui fut le résultat direct d'une recommandation de "la Conférence consultative, en avril 1901, invitant l'administration à donner à l'enseignement pratiqué dans les établissements scolaires de la Régence, même dans ceux existant en vertu de fondations privées, un caractère purement professionnel et agricole. Le collège Sadiki fut complètement désorganisé : le niveau des études y fut, par déficience pour les susceptibilités de la colonie, abaissé à tel point que l'établissement, qui comptait au début 150 élèves, tant internes qu'externes, n'en a plus aujourd'hui que 73". Ce n'est que "sur l'initiative de M. le Résident Général Stephen Pichon (1901/1907), qu'une commission fut instituée avec pour mission de chercher, dans une réforme du programme, le moyen de faciliter aux indigènes l’accès de l'enseignement secondaire et supérieur français. Cette commission a demandé que le collège Sadiki soit désormais, selon la volonté de son fondateur, un établissement d'enseignement secondaire, pouvant préparer un certain nombre d'élèves au baccalauréat"[22]. Les autorités coloniales ont profité de cette reprise en main du collège pour exclure les autres langues étrangères (italienne et turque) "au seul profit de la langue française comme unique langue étrangère qui ne tardera pas à supplanter la langue arabe même". (Sraïeb, 1995 : 305)

Mais depuis octobre 1919, avec l'application de nouveaux programmes et la révision des méthodes d'enseignement, l'horaire consacré à l'arabe a été augmenté d'une heure par classe.

 

Mahmoud Messadi,  élève du collège puis enseignant durant dix ans (1938 à 1948), nous donne un témoignage très précieux à ce sujet, dans lequel il déplora l'intervention  de la DIP  dans la langue d’enseignement au collège, qui s'est traduite par le  renforcement de la place de  la langue française au dépens de  la langue arabe et  des principes de la religion musulmane. Il évoqua aussi les tentatives  qu'il avait entreprises  pour introduire  l’étude de la littérature arabe dans les programmes selon les méthodes modernes : « Je voulais, à l'époque où nous avons imposé à la colonisation  l’introduction  de l'enseignement de la littérature arabe au collège  Sadiki, un enseignement qui équivaut  à l’enseignement assuré par les  français pour la littérature française » .

 

Pour valoriser les études du collège, un diplôme de fin d'études secondaires du collège Sadiki fut créé en 1911 par décret beylical. L'examen comprend une partie écrite bilingue (traduction en français d'un texte arabe d'ordre administratif ou judiciaire, la traduction en arabe d'un texte français d'ordre administratif ou judiciaire, une composition française, une composition arabe) et une partie orale (6 épreuves en français et 2 épreuves en arabe)[23].L'obtention du diplôme ouvre les portes de l'administration,"Les jeunes gens qui auront subi avec succès ces épreuves sembleront d'autant mieux qualifiés pour faire partie des administrations tunisiennes que deux représentants de ces administrations sont appelés à siéger dans le jury, où leur présence sert de contrôle à la régularité de l'examen. " (rapport au président, 1911)et permet à certains parmi eux de poursuivre leurs études au lycée Carnot pour préparer le baccalauréat.

 

Malgré le passage par des périodes difficiles, le collège Sadiki est resté une institution très prisée par les tunisiens. Il assurait une formation bilingue très solide. Un témoignage, qui ne saurait être suspecté, est venu confirmer la qualité de la formation intellectuelle donnée par l'établissement : "la Direction des services judiciaires du gouvernement tunisien, en vue d'assurer un bon recrutement de la magistrature indigène, a groupé à des cours de droit des jeunes musulmans d'origines diverses, parmi lesquels un certain nombre d'anciens élèves du collège. Dès les premières leçons, la solidité et l'étendue de leurs connaissances, la rapidité de leurs progrès, leurs habitudes de travail méthodique ont été remarquées par leur professeur qui, après examen prolongé, considère aujourd'hui le Collège comme la meilleure pépinière de futurs magistrats. On ne peut que se féliciter de voir en même temps rendre justice aux efforts de l'établissement et d'ouvrir enfin à ses élèves une carrière qui, jusqu'ici, leur était restée fermée". (Rapport au président 1920) .

Dans son ouvrage « Le pluralisme des cultures au Maghreb », Abdelwahab Bouhadiba affirmait que "si l'autorité coloniale a réussi à contrôler le collège Sadiki et à moderniser son fonctionnement, elle n'a pas réussi pour autant à le franciser, la grande résistance qu'elle a rencontrée a voué ses efforts à l'échec "

f.      Les tentatives de contrôler l'enseignement Zitounien

 

Dès 1885, la direction de l'instruction publique essaya de contrôler l’enseignement zitounien en nommant deux inspecteurs d’arabe (Ben cheikh et Ben khoja) pour suivre l’enseignement dans la grande mosquée, ce qui permettait à la direction de l’instruction d’avoir un œil sur ce qui se passe à la grande mosquée. Mohamed Taher Ben Achour écrivit à ce propos : « Ces deux inspecteurs se sont mis à diriger la mosquée selon les directives du directeur de l’instruction publique, sans que le censorat ne réagisse et laissait faire. La situation a duré un moment au cours duquel on introduisit un système pour les concours et les examens et une nouvelle organisation des grandes vacances d’été »[24]. Mais ces premières tentatives de mainmise avaient fini par échouer lorsque le grand Vizir, suite aux plaintes de certains cheikhs, décida d’écarter la direction de l’instruction publique des affaires de la grande mosquée en lui demandant « de prendre ses distances vis-à-vis de l’enseignement de la grande mosquée et de le remettre au soin des censeurs »[25].

Ainsi, l'enseignement zitounien a continué à se développer. Plusieurs annexes furent ouverts à travers le pays (23 annexes d'après Messadi ). Il semble que l’autorité coloniale encourageait cela "dans le but de montrer la faiblesse de l’enseignement zitounien et d’inciter les gens à adopter la langue de la France, sa culture et sa science" (Messadi). Cette stratégie a fait que l'enseignement donné par la grande mosquée et ses annexes n'a guère évolué et est resté "dominé par l'enseignement de la morphologie, de la rhétorique (Al Balagha) et de la jurisprudence (Al Fikh). Parallèlement à cela, les enseignements relatifs au  culte étaient limités aux questions formelles qui insistaient sur  les règles de la prière, du  jeûne, de la zakat et d’autres rites sans prêter attention à l'esprit qui est derrière tout cela et qui est à la base de la culture religieuse (.....). L’enseignement zitounien a aussi ignoré les sciences exactes. Les autorités coloniales préféreraient encourager ce type d'enseignement, qui n'a pas le pouvoir de créer l'avenir, mais œuvre à la préservation du passé et seulement cela"  (Messadi) cité par Tarchouna[26].

 

      Ainsi, on peut dire que la France n'a pas cherché à supprimer le système scolaire qui était en place et n’a comme objectif qu’imposer le français comme matière obligatoire et contrôler les institutions par la voie des autorisations et surtout de l'inspection.

 

Fin de la troisième partie , à suivre , pour revenir à la première partie, cliquer ICI , et à la 2ème partie cliquer ICI

Hédi Bouhouch & Mongi Akrout, Révision Abdessalam Bouzid, Inspecteurs généraux de l'éducation retraités.

Tunis 2015

Pour accéder à la version arabe, cliquer Ici

 

 



[1] SRAIEB Noureddine : « Place et fonctions de la langue française en Tunisie », Documents pour l’histoire du français langue étrangère ou seconde [En ligne], 25 | 2000, mis en ligne le 04 octobre 2014, consulté le 11 décembre 2018.

URL : http://journals.openedition.org/dhfles/2927

[2]Jules Ferry, ( 1832 - 1893), homme politique français partisan actif de l'expansion coloniale française, a été trois fois  ministre de l'instruction publique(du 4 février 1879 au 23 septembre 1880 et du 31 janvier au 29 juillet 1882 et de février à novembre 1883 ). Son nom est attaché aux lois scolaires. Il occupa le poste de Président du Conseil du 23 septembre 1880 au 10 novembre 1881 et  du 21 février 1883 au 30 mars 1885)

[3] René Millet, Résident général de France en Tunisie de 1894 à 1900, il met en place la politique de colonisation des terres qui reste en application durant tout le protectorat français. Malgré l’hostilité des représentants des gros colons, qui lui reprochent sa politique trop favorable aux Tunisiens, il mène à bien ses réformes qui permettent de développer les infrastructures dans le pays ainsi que l’enseignement chez les enfants tunisiens.

[4]H. L. M. Obdeijn : L'enseignement de l'histoire dans la Tunisie moderne (1881 à 1970); https://repository.ubn.ru.nl/bitstream/handle/2066/148509/mmubn000001_071668225.pdf?sequence

[5] Genty de Bussy, l'Intendant civil, a écrit un ouvrage sur l'Algérie en 1835 (De l'établissement des Français dans la régence d'Alger et des moyens d'y assurer la prospérité) dans lequel il défend ces idées. Cité par Dalila Morsly : Les écoles arabes-françaises dans l’Algérie colonisée. Une expérience d’enseignement bilingue ?

http://www.projetpluri-l.org/publis/MorslyAlgerie.pdf

 

[6]" Dés son plus jeune âge, il fréquente à la fois l'école coranique pour apprendre à lire, à psalmodier le Coran… Il obtient le certificat d'aptitude à l'enseignement de la langue arabe. Il sera successivement professeur au collège de Constantine, puis au lycée d'Alger où il fréquente les cours de la Grande Mosquée pour occuper ensuite la chaire publique d'enseignement de l'arabe littéraire à Oran. Il a ainsi le privilège de posséder une connaissance complète de l'arabe parlé comme de l'arabe écrit. Il fréquente le milieu musulman avec aisance…" François Arnoulet: Louis Machuel -Alger 1848,Tunis 1908

http://www.memoireafriquedunord.net/biog/biog08_Machuel.htm

[7]Jean Mirante, la France et les œuvres indigènes en Algérie,Edité à Alger : Comite National Métropolitain du Centenaire de l'Algérie (1930)

http://aj.garcia.free.fr/Livret11/L11p74-75.htm

[8] Les arabisants français et la « réforme » en Afrique du Nord. Autour de Louis Machuel (1848-1922) et de ses contemporains

https://www.academia.edu/2901936/Les_arabisants_fran%C3%A7ais_et_la_r%C3%A9forme_en_Afrique_du_Nord._Autour_de_Louis_Machuel_1848-1922_et_de_ses_contemporains

[9] « Je suis fils d’un instituteur : mon père a dirigé pendant une dizaine d’années une école franco-arabe dans une charmante localité de la province d’Oran, Mostaganem, sur le bord de la mer. C’est là que j’ai passé une partie de mon enfance. Mon père avait jugé convenable de me faire aller à l’école koranique, afin que j’apprisse le Koran, comme les écoliers musulmans. » (Machuel, BOEP, 1904, p. 704, cité par  Nishiyama : La pédagogie bilingue de Louis Machuel et la politique du protectorat en Tunisie à la fin du XIXe siècle, NISHIYAMA Noriyukifile:///C:/Production/DOCUMENTS/machuel/RJDF_article_2006.7%20%20m%C3%A9thode%20machuel.pdf

[10]Nishiyama, opt cité

[11] rapport au président de la république sur la situation en Tunisie  1904

[12]Monseigneur Lavigerie  est un prélat français, nommé archevêque d'Alger en 1867, ministère qu'il conserve en devenant archevêque de Carthage en 1884. 

[13]J. Jusserand (adjoint de Paul Cambon, Ministre de France en Tunisie, en 1882. et responsable de l’organisation administrative du protectorat. ) recommande de ne pas toucher à l'enseignement congréganiste, mais de favoriser, par une aide financière, les écoles de filles et de garçons dirigées par les frères et les sœurs, qui semblent avoir les faveurs des populations européennes : une note sur l'instruction en Tunisie, datée de février 1882 , cité par N. Sraieb.

[14] G.Benoit. (1888, octobre 1). Loi du 9 Moharram 1306 ( 15 septembre 1888) sur l'enseignement. Bulletin Officiel de l'Enseignement Public , pp. 258-262.

[15]Sraieb, N. (s.d.). L'idéologie de l'école en Tunisie coloniale (1881-1945) .In: revue du monde musulman et de la Méditerranée, N°68-69, 1993. pp. 239-254.

[16]rapport du congrès de Marseille

[17]Bulletin officiel de l'enseignement public BOIP juin 1909 n° 28 Année 23

[18]Selon Riguet, 1984  , "une statistique sur la scolarisation primaire de 1953 compte 112 068 Tunisiens dans les classes franco-arabes, 33 271 dans les écoles coraniques modernes et 12 003 dans les classes françaises. Les estimations de la même époque sur l'effectif des écoles coraniques traditionnelles variant toujours autour de 30 à 40 000 élèves, on voit que la grande majorité des élèves tunisiens musulmans suivent un enseignement bilingue"

file:///C:/Production/2019/arabisation/Arabisation%20et%20bilinguisme/doc/Francisation%20de%20la%20tunisie.pdf

[19]Bouhouch et Akrout , La première école de formation des instituteurs de langue arabe : " El Mederça At-ta'dïbiyya »le blog pédagogique , 14/12/2014.

    http://bouhouchakrout.blogspot.com/2014/12/la-premiere-ecole-de-formation-des.html

[20]Le collège à sa création comprenait trois sections, "la troisième section est la plus moderne dans l'enseignement sadikien. Elle répond le mieux aux préoccupations du moment dans la mesure où son rôle consiste à former l'élite administrative du pays selon le modèle européen, outre l'enseignement des langues étrangères, on y introduit l'enseignement des sciences mathématiques, physiques, chimiques et naturelles, l'histoire et la géographie. Après les sept années d'études, il est permis à l'élève de continuer ses études pendant sept ans au cours desquels il se spécialise dans la matière qu'il a choisie". Sraieb, N.

 

[21] Le programme des études du collège Sadiki est ainsi défini dans le décret organique du 13 janvier 1872 : «apprendre aux jeunes tunisiens les langues étrangères et les sciences de raisonnement qui peuvent être utiles aux musulmans tout en n'étant pas contraires à leur foi.» cité dans le rapport supplémentaire présenté par M° Lasram au Congrès colonial  de Marseille 1906.

[22]Lasram , op. cité

[23]Bulletin officiel de la direction générale de l’enseignement public - Mai-Juin 1911..25ème  Année

 

[24] Ben achour ,opt cité .p 119

[25] Ben achour ,opt cité .p 150

[26]Tarchouna.M,La question de l'éducation dans la pensée et l'action de Mahmoud Messadi;http://bouhouchakrout.blogspot.com/2019/02/la-question-de-leducation-dans-la.html

 

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