Au début de l'année scolaire en cours (octobre 1984),
la Tunisie commémore le 50ème anniversaire de la mort d'Abou
Al-Qasim Al-Chebbi. Et depuis quelques temps, les milieux scientifiques,
culturels et éducatifs ont commencé à se préparer à cet événement en traduisant
les "chants de la vie" (Aghani al-Hayat), en menant des recherches,
en organisant des concours et en programmant des manifestations littéraires.
J'ai pensé –
en tant qu'éducateur et du point de vue de ma spécialité – à contribuer aux préparatifs de cette fête en
étudiant la place qu'occupent Chebbi et sa littérature dans les programmes de
l'enseignement secondaire depuis la première réforme (1959) et à travers les
différents fascicules des programmes
officiels et des manuels que j'ai pu consulter.
Mais, je m'empresse de préciser que je n'aspire pas à
présenter une étude exhaustive, il s'agit plutôt de quelques réflexions qu'il
convient d'enrichir et d'approfondir.
* * *
En parcourant les différents programmes d'arabe, nous
relevons qu'Abou Al-Qasim Al-Chebbi est le seul écrivain tunisien à avoir été
présent dans tous les programmes d'arabe depuis 1959. Et nous concluons que les
concepteurs des programmes avaient contribué d'une forte manière à le faire
connaitre et à rapprocher sa littérature de la jeunesse tunisienne. Nous
pensons aussi que la forte présence d'Al-Chebbi dans les programmes et les
différentes positions que cette présence
avaient générées (glorification / critique / perplexité et questionnement sur les autres figures de
la littérature tunisienne (avaient amené à la découverte des autres auteurs
tunisiens et à leur introduction dans les programmes scolaires à l'occasion de
chaque révision de ceux-ci.
Malgré
la présence continue d'Al- Chebbi dans
les programmes d'arabe, l'intérêt qu'on portait
à sa littérature s'est atténué. Ainsi Abou Al-Qasim Al-Chebbi nous
apparaît successivement sous trois formes:
- Au début, il apparaît comme le représentant unique de la littérature tunisienne,
ou comme le symbole par lequel nous
faisons face à l'ingratitude des gens
de l'orient arabe et leur
méconnaissance de notre littérature.
- Puis,
il apparaît, dans un deuxième temps- comme un poète parmi les
poètes les plus en vue de sa génération , sans être le seul à
représenter la littérature tunisienne dans les programmes.
- Enfin,
il apparait comme l'absent, puisque l'intérêt à son égard s'est estompé en tant qu'écrivain et poète. Sa poésie - et
la poésie des autres – sont devenues des
exemples au service de l'étude d'un aspect d'un thème littéraire, intellectuel, ou social...
Nous pouvons
attribuer cette baisse d'intérêt pour l'œuvre
de Chebbi à trois sortes de raisons :
- Une
raison pédagogique qui est le changement des programmes .
- Une raison culturelle qui est représentée par
le développement des études et des recherches sur la littérature tunisienne.
- Une raison politique qui milite pour le
développement de la place de la littérature tunisienne dans les
programmes scolaires.
1 ) Chebbi, symbole de la littérature
tunisienne (de 1959 à 1968).
Les programmes de 1959 ont fait d'AL-Chebbi le seul représentant
de la littérature tunisienne moderne. En effet, Abou al-Qasim était l'une des
figures de la littérature moderne (avec Hafedh Ibrahim, al-Roussafi, Nouaima,
al-Hakim et Taymour ...) qui
couronnaient les études dans le second degré de l'enseignement
secondaire (voir le fascicule de 1959 :
le programme de sixième année, les sections lettres modernes et classiques).
C'est
peut-être grâce à la renommée de Chebbi que
sa poésie est devenue célèbre en orient et en occident. La publication
de son recueil de poésie en 1955 et l'intérêt
que portaient les chercheurs à sa littérature, et d'autres facteurs,
expliquent ce choix.
Al-Chebbi a
conservé cette position dans le
programme de 1963 qui a poursuivi
l'étude d'Al-Chebbi en tant qu'une personnalité en terminale (sections lettres
modernes et classiques et section normale). Mais les concepteurs du nouveau
programme ont opté pour l'enrichissement
de la littérature tunisienne en ajoutant
un thème qu'ils ont nommé : sélection de
la littérature tunisienne moderne, le manuel scolaire avait traduit cela par
les trois sous-thèmes suivants[1] :
- "Prose
choisie d'essais et de nouvelles :
Taher Al-Haddad - Mohamed Al Alibi - Ali
Al-Douaji - Mahmoud Al-Messadi"
- "Extraits des discours de Son Excellence le Président
Habib Bourguiba sur la politique et la société"
- "Poésie politique choisie : Khazadar - Haddad - Salah
Souissi - Muhammad Al-Faiez Al-Qayrawani - Said Abou Bakr - Al-Hédi Al-Madani –
Sadok Mazigh - Ahmed Mokhtar Al-Wazir -
Chedly Atallah - Abou Al-Hassan Ibn chaabane".
Néanmoins, l'introduction de ce nouveau thème qui
voulait faire connaitre les aspects de la littérature tunisienne, n'a pas
enrayé la suprématie d'Al-Chebbi qui a eu la part la plus importante dans le
manuel qui lui a accordé 22% de l'espace dédié à la littérature tunisienne et
36% des textes choisis de cette littérature.
2- - Chebbi, un écrivain parmi les autres écrivains tunisiens
(de 1968 à 1978 (
Nous rappelons brièvement que le système éducatif a
connu au cours de cette période une révision des structures éducatives et des
sections, et la mise en place de la septième année qui fut réservée à
l'étude de la littérature thématique
philosophique ancienne et moderne[2].
Quant
à la pédagogie de l'arabe dans le second cycle de l'enseignement secondaire,
elle a connu le remplacement de l'approche chronologique dans l'enseignement de
la littérature et l'étude des
auteurs littéraires par une approche thématique,
qui cherche à lier plus étroitement la littérature et la civilisation et à
rompre délibérément avec la linéarité temporelle en combinant - pour un même
niveau d'enseignement- littérature ancienne et moderne et en mélangeant entre
les divers genres littéraires : poésie - nouvelle – théâtre - essai littéraire et essai politique...etc
A la même période, les commissions des programmes ont
été appelées à chercher un équilibre géographique. Ainsi elles ont accordé leur
attention à la culture tunisienne, ancienne et moderne, afin que nos jeunes
prennent conscience de la valeur de cette culture, restée obscure malgré son
originalité, et afin que l'élève
tunisien des lycées et des écoles
normales puisse se rendre compte de
l'ampleur de la contribution de son pays à l'édification de la gloire de la
civilisation arabo-musulmane et prêter attention aux personnalités
brillantes qui sont nées dans ce pays, pour renforcer son
authenticité et ressentir grâce à elles sa
propre personnalité.
En accord avec
ces choix, le programme de littérature fut enrichi par de nombreuses figures littéraires
tunisiennes, ce qui avait affecté la
place de Chebbi, puisqu'il n'était plus
l'unique représentant de cette littérature. Il est devenu plutôt l'un des ses
figures éminentes dans le programme de
la septième année réservé à la littérature thématique philosophique. C'est
ainsi que le fascicule des programmes avait introduit dans le chapitre réservé
à la poésie, en plus d'Al -Chebbi, l'étude d'une sélection "de la poésie
de Khaznadar, de Said Abi Bakr, de Mustapha Khraief" (1968), de Qabadou (1970)
; et dans le chapitre réservé à la prose
l'étude de :
"- Quelques
exemples de nouvelles : Al-Douaji (en
quatrième année).
- Et "Sélection des discours du président Bourguiba
et de la prose de Taher Al-Haddad" (fascicule 1968, page 58).
- "La pièce
« le barrage (Assod) » de
Mahmoud Al-Messadi dans la littérature thématique philosophique "
(septième année).
"-sélection
de la prose d'Al-Chebbi" (1969).
"-Et Barg Ellil (l'éclair de la
nuit) de Béchir Khraeif" (cinquième année).
"-Et les essais politiques
et sociaux : Bash Hamba, Jaibi."
- "Et
l'essai littéraire : Bachrouch, Messadi, Hlioui et Mzali "(1970).
- "
Mourad le Troisième" de Habib Boularès " (1975).
Cependant, Chebbi a gardé une place à part même dans
les nouveaux programmes en comparaison aux autres poètes et même aux autres
écrivains parce que les programmes de 1970 et de 1975 recommandent
"l'étude de Chebbi " et de se limiter à une sélection de poésies sociales et politiques : Qabadou,
Khazadar, Said Abou Bakr" (page 40 du fascicule de 1970 et page 47 du
fascicule de 1975).
Il suffit de regarder le manuel « Al-Quotouf Al-Daniya
» [3]qui illustre ce
programme pour constater que Chebbi
devance tous les autres. En effet, les
auteurs du manuel lui ont réservé 22.5%
de l'espace alloué à la littérature tunisienne alors que Taher Hadded n'a eu
droit qu'à 8% (pourtant le programme
appelle à le traiter comme Al-Chebbi).
Et
ils ont choisi 17 textes pour Chebbi et seulement 9 pour Haddad). Les 17 textes représentent tous les
genres de son œuvre
( 9 textes de son recueil de
poèmes, 4 textes de l'imagination poétique chez les Arabes , 2 textes des lettres, 2 textes
des correspondances et 2 textes
du journal).
3 - La littérature de Chebbi au service des
thèmes du programme (à partir de 1978)
Les nouveaux programmes publiés en 1978 consacrent le
principe d'un enseignement de la littérature selon une approche thématique. Les
textes des poètes et des écrivains sont désormais utilisés pour illustrer un
thème donné pour étudier ses divers contenus et ses aspects littéraires. En
regardant le programme de littérature, nous avons pu constater que l'œuvre
d'Al-Chebbi a servi pour illustrer les thèmes à caractère émotionnel ou
patriotique, comme le montrent les deux
tableaux suivants :
Type
d'enseignement |
Le
niveau scolaire |
Le
Thème |
Nb
de textes choisis de l'œuvre de Chebbi |
Enseignement secondaire long et technique, |
4ème lettres, math, sciences, technique, comptabilité Fascicule 1982, de la page 47 à la page 57 et la
page75 |
Le patriotisme, le combat pour une vie meilleure- Abou Al-Qasim Al-Chebbi, Said Abou Bakr,
Khaznadar,A.Lokmani,A.M Louzir |
5 |
5ème lettres,
page 49 |
Représentation des sentiments dans la littérature
moderne, sélection de la poésie d'Abou Al-Qasim Al-Chebbi, Ali Mahmoud Taha,
Mustapha Khraief et Nazik Al-Malaika |
8 |
|
6ème secrétariat, p74 Comptabilité, p 76 Technique, p 77. |
Critique sociale et réformisme à l'époque moderne. Sélection de
l'ouvrage "Le plus sûr moyen pour connaître l'état des nations"- les
ouvriers tunisiens- œuvre de Chebbi |
5 |
Type d'enseignement |
Le niveau scolaire |
Le thème |
Nb de textes choisis de l'œuvre de Chebbi |
Enseignement secondaire et
école normale |
2ème année normale |
Représentation des relations et des liens humains. Sélection de la poésie des poètes de la diaspora,
Chebbi, Said Abou Bakr, Ali Mahmoud Taha, 2 Mustapha Khraief et Nazik Al-Malaika |
2 |
3ème année normale |
Représentation de la nature -sélections de la poésie des poètes de la diaspora,
-Chebbi, -Mustapha Khraief |
2 |
Telle était la place d'Abou Al-Qasim Al-Chebbi dans les programmes de
littérature du deuxième cycle de l'enseignement secondaire long, des écoles
normales des instituteurs, et des sections technique, industrielle et
économique. Il est également bon de noter qu'un certain nombre de textes de
Chebbi ont été inclus dans les manuels du premier cycle dans certains thèmes tels que la vie de
famille (le texte de l'enfance) et l'environnement (Tunisie la Belle - la forêt
- le coucher du soleil) et l'organisation des loisirs (un club littéraire des
mémoires ) et la libération de la patrie (aux tyrans du monde) et la paix et la
guerre (la guerre dans toute la littérature tunisienne par Hassan Hosni Abdel
Waheb).
***
Tel
était le statut d'Abou Kacem Chebbi dans
l'enseignement secondaire vu à travers
les programmes et les manuels d'arabe. Les premiers programmes de la réforme de l'enseignement de 1959 l'ont placé
à la tête de la littérature tunisienne, les programmes
de 68, 70 et 75 l'ont légitimement honoré en lui accordant la place naturelle qui lui
est due parmi les écrivains de sa génération. Quant aux programmes de 78, ils ont utilisé une partie de sa
littérature au service de thèmes placés
ici et là selon les niveaux d'enseignement. Parmi les avantages de
l'approche thématique - ou de ses
défauts - figure l'effacement de
l'auteur de l'œuvre jusqu'à isoler - relativement - le texte du parcours
littéraire et intellectuel de son auteur afin de l'orienter pour servir un thème donné.
* * *
Quoi qu'il en soit, Abou Al-Kacem
Chebbi a eu, en général, la place
qui convient à un auteur qui croit à
l'innovation et au progrès, qui s'est
rebellé contre l'immobilisme et contre la mort.
Mais, d'après moi, sa véritable place ne se traduisait
pas seulement par sa présence continue
dans les programmes scolaires, mais plutôt par le questionnement et l'intérêt -
que cette présence avait suscités pour
les autres auteurs tunisiens et qui ont
contribué à la découverte de leurs œuvres,
ce qui a permis de les intégrer
dans les programmes scolaires.
Source : Bulletin pédagogique de l'enseignement
secondaire - une nouvelle série, n° 12 - octobre 1984
Hédi Bouhouch
Traduit par Mongi AKROUT et Abdessalam BOUZID,
inspecteurs généraux de l'éducation
Tunis , Avril 2023
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