lundi 8 mai 2023

La place d'Abou Al-Qasim Al-Chebbi dans les programmes de l'enseignement secondaire tunisien

 


 

Hédi Bouhouch

Dans le cadre de la commémoration de  la mémoire de co-fondateur du blog pédagogique qui nous a quitté  le 28 avril 2017,  nous reproduisons une étude réalisée par notre cher défunt et publiée en 1984 au bulletin pédagogique de l'enseignement secondaire à l'occasion du cinquantenaire de la mort du poète Abou Al-Qasim Al-Chebbi.


Dans cette étude, Hédi Bouhouch, l'inspecteur d'arabe de l'enseignement secondaire, s'est intéressé à la place qu'occupait Al-Chebbi dans les programmes d'arabe de l'enseignement secondaire entre 1959 et 1984, en essayant de montrer l'évolution de cette place entre ces deux dates pour conclure par cette phrase : " Quoi qu'il en soit, Abou Al-Kacem  Chebbi  a eu, en général, la place qui convient  à un auteur qui croit à l'innovation  et au progrès, qui s'est rebellé contre l'immobilisme et contre la mort".

 

Au début de l'année scolaire en cours (octobre 1984), la Tunisie commémore le 50ème anniversaire de la mort d'Abou Al-Qasim Al-Chebbi. Et depuis quelques temps, les milieux scientifiques, culturels et éducatifs ont commencé à se préparer à cet événement en traduisant les "chants de la vie" (Aghani al-Hayat), en menant des recherches, en organisant des concours et en programmant des manifestations littéraires.

  J'ai pensé – en tant qu'éducateur et du point de vue de ma spécialité – à  contribuer aux préparatifs de cette fête en étudiant la place qu'occupent Chebbi et sa littérature dans les programmes de l'enseignement secondaire depuis la première réforme (1959) et à travers les différents fascicules  des programmes officiels et des manuels que j'ai pu consulter.

Mais, je m'empresse de préciser que je n'aspire pas à présenter une étude exhaustive, il s'agit plutôt de quelques réflexions qu'il convient d'enrichir et d'approfondir.

* * *

En parcourant les différents programmes d'arabe, nous relevons qu'Abou Al-Qasim Al-Chebbi est le seul écrivain tunisien à avoir été présent dans tous les programmes d'arabe depuis 1959. Et nous concluons que les concepteurs des programmes avaient contribué d'une forte manière à le faire connaitre et à rapprocher sa littérature de la jeunesse tunisienne. Nous pensons aussi que la forte présence d'Al-Chebbi dans les programmes et les différentes  positions que cette présence avaient générées (glorification / critique / perplexité  et questionnement sur les autres figures de la littérature tunisienne (avaient amené à la découverte des autres auteurs tunisiens et à leur introduction dans les programmes scolaires à l'occasion de chaque révision de ceux-ci.

  Malgré la présence continue d'Al- Chebbi  dans les programmes d'arabe, l'intérêt qu'on portait  à sa littérature s'est atténué. Ainsi Abou Al-Qasim Al-Chebbi nous apparaît successivement sous trois formes:  

- Au début, il apparaît comme le représentant unique de la littérature tunisienne, ou comme le symbole par lequel nous  faisons face à l'ingratitude des gens  de l'orient arabe  et leur méconnaissance de notre littérature.

- Puis, il apparaît, dans un deuxième temps- comme un poète parmi  les  poètes les plus en vue de sa génération , sans être le seul à représenter la littérature tunisienne dans les programmes.

- Enfin, il apparait  comme l'absent, puisque  l'intérêt à son égard s'est estompé  en tant qu'écrivain et poète. Sa poésie - et la poésie des autres – sont devenues  des exemples au service de l'étude d'un aspect d'un thème  littéraire, intellectuel, ou social...

 

Nous  pouvons attribuer cette baisse d'intérêt pour l'œuvre  de Chebbi  à trois  sortes de raisons :

 - Une raison pédagogique  qui est  le changement des programmes .

- Une raison culturelle qui est représentée par le développement des études et des recherches sur  la littérature tunisienne.

- Une raison  politique qui  milite pour  le  développement de la place de la littérature tunisienne dans les programmes scolaires.

 

1  ) Chebbi, symbole de la littérature tunisienne (de 1959 à 1968).

Les programmes de 1959 ont fait d'AL-Chebbi le seul représentant de la littérature tunisienne moderne. En effet, Abou al-Qasim était l'une des figures de la littérature moderne (avec Hafedh Ibrahim, al-Roussafi, Nouaima, al-Hakim et Taymour ...)  qui couronnaient  les  études dans le second degré de l'enseignement secondaire (voir le fascicule de  1959 : le programme de sixième année, les sections lettres modernes et classiques).

  C'est peut-être grâce à la renommée de Chebbi que  sa poésie est devenue célèbre en orient et en occident. La publication de son recueil de poésie en 1955 et l'intérêt  que portaient les  chercheurs  à sa littérature, et d'autres facteurs, expliquent  ce choix.

Al-Chebbi a  conservé  cette position dans le programme de 1963  qui a poursuivi l'étude d'Al-Chebbi  en tant qu'une  personnalité en terminale (sections lettres modernes et classiques et section normale). Mais les concepteurs du nouveau programme  ont opté pour l'enrichissement de la littérature tunisienne en  ajoutant un thème qu'ils ont nommé : sélection  de la littérature tunisienne moderne, le manuel scolaire avait traduit cela par les trois sous-thèmes suivants[1] : 

- "Prose choisie d'essais et  de nouvelles : Taher Al-Haddad - Mohamed Al Alibi  - Ali Al-Douaji - Mahmoud Al-Messadi"

- "Extraits des discours de Son Excellence le Président Habib Bourguiba sur la politique et la société"

- "Poésie politique choisie : Khazadar - Haddad - Salah Souissi - Muhammad Al-Faiez Al-Qayrawani - Said Abou Bakr - Al-Hédi Al-Madani – Sadok  Mazigh - Ahmed Mokhtar Al-Wazir - Chedly Atallah - Abou Al-Hassan Ibn chaabane".

Néanmoins, l'introduction de ce nouveau thème qui voulait faire connaitre les aspects de la littérature tunisienne, n'a pas enrayé la suprématie d'Al-Chebbi qui a eu la part la plus importante dans le manuel qui lui a accordé 22% de l'espace dédié à la littérature tunisienne et 36% des textes choisis de cette littérature.

2- - Chebbi, un  écrivain parmi les autres écrivains tunisiens (de 1968 à 1978  (

Nous rappelons brièvement que le système éducatif a connu au cours de cette période une révision des structures éducatives et des sections, et la mise en place de la septième année qui fut réservée à l'étude  de la littérature thématique philosophique ancienne et moderne[2].

  Quant à la pédagogie de l'arabe dans le second cycle de l'enseignement secondaire, elle a connu le remplacement de l'approche chronologique dans l'enseignement de la littérature et l'étude  des auteurs  littéraires par une approche thématique, qui cherche à lier plus étroitement la littérature et la civilisation et à rompre délibérément avec la linéarité temporelle en combinant - pour un même niveau d'enseignement- littérature ancienne et moderne et en mélangeant entre les divers genres littéraires : poésie - nouvelle – théâtre - essai littéraire  et essai politique...etc

  A la même période, les commissions des programmes ont été appelées à chercher un équilibre géographique. Ainsi elles ont accordé leur attention à la culture tunisienne, ancienne et moderne, afin que nos jeunes prennent conscience de la valeur de cette culture, restée obscure malgré son originalité, et afin que l'élève  tunisien des lycées  et des écoles normales  puisse se rendre compte de l'ampleur de la contribution de son pays à l'édification de la gloire de la civilisation arabo-musulmane et prêter attention aux personnalités brillantes  qui  sont nées dans ce pays, pour renforcer son authenticité et ressentir grâce à elles sa  propre personnalité.

En accord avec  ces choix, le programme de littérature fut enrichi  par de nombreuses figures littéraires tunisiennes,  ce qui avait affecté la place de  Chebbi, puisqu'il n'était plus l'unique représentant de cette littérature. Il est devenu plutôt l'un des ses figures  éminentes dans le programme de la septième année réservé à la littérature thématique philosophique. C'est ainsi que le fascicule des programmes avait introduit dans le chapitre réservé à la poésie, en plus d'Al -Chebbi, l'étude d'une sélection "de la poésie de Khaznadar, de Said Abi Bakr, de Mustapha Khraief" (1968), de Qabadou (1970) ; et  dans le chapitre réservé à la prose l'étude de  :

 

"-  Quelques exemples de nouvelles  : Al-Douaji (en quatrième année).

- Et "Sélection des discours du président Bourguiba et de la prose de Taher Al-Haddad" (fascicule 1968, page 58).

-  "La pièce « le barrage (Assod) »  de Mahmoud Al-Messadi dans la littérature thématique philosophique " (septième année).

"-sélection de la prose d'Al-Chebbi" (1969).

  "-Et  Barg Ellil (l'éclair de la nuit) de Béchir Khraeif" (cinquième année).

"-Et les essais  politiques et sociaux : Bash Hamba, Jaibi."

  - "Et l'essai littéraire : Bachrouch, Messadi, Hlioui et Mzali "(1970).

-  " Mourad le Troisième" de Habib Boularès " (1975).

Cependant, Chebbi a gardé une place à part même dans les nouveaux programmes en comparaison aux autres poètes et même aux autres écrivains parce que les programmes de 1970 et de 1975 recommandent "l'étude de Chebbi " et de se limiter à une sélection  de poésies sociales et politiques : Qabadou, Khazadar, Said Abou Bakr" (page 40 du fascicule de 1970 et page 47 du fascicule  de 1975).

Il suffit de regarder le manuel « Al-Quotouf Al-Daniya » [3]qui illustre  ce programme pour constater  que Chebbi devance tous les autres. En effet,  les auteurs  du manuel lui ont réservé 22.5% de l'espace alloué à la littérature tunisienne alors que Taher Hadded n'a eu droit qu'à 8% (pourtant le programme  appelle à le traiter comme Al-Chebbi).

  Et ils ont choisi 17 textes pour Chebbi et seulement 9 pour  Haddad). Les 17 textes représentent tous les genres de   son œuvre  ( 9 textes de son recueil  de poèmes, 4 textes de l'imagination poétique chez les Arabes , 2 textes des lettres, 2 textes  des correspondances et 2 textes  du journal).

 

3 - La littérature de Chebbi au service des thèmes du programme (à partir de 1978)

Les nouveaux programmes publiés en 1978 consacrent le principe d'un enseignement de la littérature selon une approche thématique. Les textes des poètes et des écrivains sont désormais utilisés pour illustrer un thème donné pour étudier ses divers contenus et ses aspects littéraires. En regardant le programme de littérature, nous avons pu constater que l'œuvre d'Al-Chebbi a servi pour illustrer les thèmes à caractère émotionnel ou patriotique, comme le montrent les deux  tableaux suivants :

 

Type d'enseignement

Le niveau scolaire

Le Thème

Nb de textes choisis de l'œuvre de Chebbi

Enseignement secondaire long et technique,

4ème lettres, math, sciences, technique, comptabilité

Fascicule 1982, de la page 47 à la page 57 et la page75

Le patriotisme, le combat pour une vie meilleure-

Abou Al-Qasim Al-Chebbi, Said Abou Bakr, Khaznadar,A.Lokmani,A.M Louzir

5

5ème lettres, page 49

Représentation des sentiments dans la littérature moderne, sélection de la poésie d'Abou Al-Qasim Al-Chebbi, Ali Mahmoud Taha, Mustapha Khraief et Nazik Al-Malaika

8

 

6ème secrétariat, p74

Comptabilité, p 76

Technique, p 77.

Critique sociale et réformisme à l'époque moderne.

Sélection de l'ouvrage "Le plus sûr moyen pour connaître l'état des nations"- les ouvriers tunisiens- œuvre de Chebbi

5

 

 

Type d'enseignement

Le niveau scolaire

Le thème

Nb de textes choisis de l'œuvre de Chebbi

Enseignement secondaire  et école normale

2ème année normale

Représentation des relations et des liens humains.

Sélection de la poésie des poètes de la diaspora, Chebbi, Said Abou Bakr, Ali Mahmoud Taha, 2

Mustapha Khraief et Nazik Al-Malaika

 

2

3ème année normale

Représentation de la nature

-sélections de la poésie des poètes de la diaspora, -Chebbi,

-Mustapha Khraief

2

 

  Telle était la place d'Abou Al-Qasim Al-Chebbi dans les programmes de littérature du deuxième cycle de l'enseignement secondaire long, des écoles normales des instituteurs, et des sections technique, industrielle et économique. Il est également bon de noter qu'un certain nombre de textes de Chebbi ont été inclus dans les manuels du premier cycle  dans certains thèmes tels que la vie de famille (le texte de l'enfance) et l'environnement (Tunisie la Belle - la forêt - le coucher du soleil) et l'organisation des loisirs (un club littéraire des mémoires ) et la libération de la patrie (aux tyrans du monde) et la paix et la guerre (la guerre dans toute la littérature tunisienne par Hassan Hosni Abdel Waheb).

***

Tel était le statut d'Abou Kacem Chebbi  dans l'enseignement secondaire vu  à travers les programmes et les manuels d'arabe. Les premiers programmes de  la réforme de l'enseignement de 1959  l'ont placé  à la tête de la littérature tunisienne, les  programmes  de 68, 70 et 75 l'ont légitimement honoré  en lui accordant la place naturelle qui lui est due parmi les écrivains de sa génération. Quant aux programmes  de 78, ils ont utilisé une partie de sa littérature au service de thèmes placés  ici et là selon les niveaux d'enseignement. Parmi les avantages de l'approche  thématique - ou de ses défauts - figure l'effacement  de l'auteur de l'œuvre jusqu'à isoler - relativement - le texte du parcours littéraire et intellectuel de son auteur afin de l'orienter pour servir  un thème donné.

* * *

  Quoi qu'il en soit, Abou Al-Kacem  Chebbi  a eu, en général, la place qui convient  à un auteur qui croit à l'innovation  et au progrès, qui s'est rebellé contre l'immobilisme et contre la mort.

Mais, d'après moi, sa véritable place ne se traduisait pas seulement  par sa présence continue dans les programmes scolaires, mais plutôt par le questionnement et l'intérêt - que cette présence avait suscités   pour les autres auteurs tunisiens  et qui ont contribué à la découverte de leurs œuvres,  ce qui a permis de les  intégrer dans les programmes scolaires.

 

Source : Bulletin pédagogique de l'enseignement secondaire - une nouvelle série, n° 12 - octobre 1984

 

Hédi Bouhouch

Traduit par Mongi AKROUT et Abdessalam BOUZID, inspecteurs généraux de l'éducation

Tunis , Avril 2023

Pour accéder à la version AR, cliquer ici

 



[1] voir manuel "les textes littéraires" pour les élèves de 6ème  année secondaire – office pédagogique. 1er édition 1965.

[2] Au cours de cette période ( 1968 et 1969)  4 fascicules de programmes ont été publiés sans effet .

 

  Et Mustapha Hassan . STD Ce manuel était l'œuvre de Mde frej Chedly , Abdelaziz Achouri , Ali Hadded, [3]

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