Chers Collègues
C'est avec des
sentiments mitigés que je fais, devant vous, ce témoignage. Je suis d’une part
profondément attristé par la perte d'un collègue, d'un ami et d'un frère avec lequel
j’ai accompli plusieurs tâches et partagé des responsabilités. Une profonde
amitié s’est tissée entre nous et a
perduré malgré la distance géographique qui nous éloignait l'un de
l'autre depuis notre retraite.
D’autre part je
ressens un fort sentiment de fierté et d'honneur d'avoir travaillé avec l'une
des sommités de l'éducation dans mon pays, un responsable jaloux de la réputation de l'éducation et de
la dignité des enseignants, et un homme qui croyait fermement qu’œuvrer pour l'intérêt
national en servant le système éducatif avec sincérité et honnêteté est
au-dessus des considérations personnelles et des intérêts éphémères.
Evoquer le
militantisme de Si El-Hédi (c'est ainsi que j'avais l'habitude de l'appeler et
ce restera mon expression préférée), ainsi que son œuvre et ses réalisations ne peut se faire en une séance aussi courte. Les intervenants qui m'ont
précédé en ont mentionné quelques
aspects.
Lorsque le comité de préparation de cet évènement m'a demandé de me concentrer
sur les relations de Si El-Hédi avec les enseignants, je me suis dit que les
enseignants qui avaient travaillé avec lui pendant son passage en tant qu'inspecteur, et avant qu'il n'assume des
responsabilités administratives, seraient peut-être plus à même de parler de cet
aspect de sa personnalité. Toutefois j’ai déterré des recoins de ma mémoire des souvenirs qui m'ont permis de répondre par l’affirmative
afin de perpétuer sa mémoire et d’exprimer la fidélité à son âme.
A propos de la magnanimité :
Pour des raisons d'organisation
liées à la préparation d'une brochure présentant l'événement et le contenu des
interventions, j'ai dû donner un titre à ma modeste contribution, et je n'ai
pas trouvé mieux que le mot magnanimité[1] pour ce que je vais
dire. Comme l'explique avec éloquence le penseur arabe Mohamed Abed al-Jabri
dans l'un de ses textes, la magnanimité
est la "valeur centrale" du système de valeurs arabe, à tel
point que l'ensemble du système de valeurs se résume dans l'expression
"l'éthique de la magnanimité".
Même s’il est d’usage de parler de « magnanimité » quand il s’agit de la morale , " et de « vertu » quand il s’agit de
la raison, certains pensent que toutes les valeurs relèvent de la magnanimité qui en
est le couronnement. Elle est la résultante de vertus et de qualités en rapport
avec l’essence même de l’homme. Du radical du mot « مروءة » en
arabe (م،ر،ء) dérivent « مرء » le
singulier de « رجال » -les hommes, et « امرأة » le
singulier de « نساء ». Il s’applique donc à l’Homme en
général. Le verbe (maru’a) « مَرُؤَ » est utilisé
pour signifier la bonne qualité ou l’utilité du sujet qui lui est attaché. Il
signifie l’élévation d’esprit quand il s’agit d’une personne.
Abou
Al-Hasan Al-Mawardi[2] disait : «
Sachez que parmi les signes de la vertu et de la générosité se trouve la magnanimité,
qui est la parure des âmes et de la détermination, et qui pousse l’âme humaine
à prendre en compte les circonstances quand elle sera dans sa meilleure
forme afin que n'apparaisse d'elle intentionnellement la laideur et ne fasse l'objet d'aucun blâme justifié ». Ibn
Mandhour[3] mentionne dans « Liçan
Al-Arab » que la magnanimité est « la perfection de la virilité », c’est-à-dire
la perfection de l’humanité de l'humain. Les anciens lui avaient fixé les
conditions et les exigences pour atteindre
sa plénitude : « la personne doit être savante, sincère, rationnelle et diserte».
Ils soulignaient que cela ne peut être réalisé que par la souffrance, la
considération et l’autocontrôle. Il s'agit donc d'une pratique morale dans
laquelle une personne agit d'une manière volontaire et intentionnelle, poussée par le souci d’auréoler sa détermination et ennoblir son âme, tout en respectant les
autres, en aimant leur bien et en les aidant à s'élever et préserver leur image.
Or , je crois
fermement que telles étaient les
qualités de notre défunt, qui avait à
cœur d'aider les enseignants à accomplir leurs devoirs de la manière requise et
fournir un travail qui profite à leurs élèves et qui satisfasse leur
conscience. Je citerai quelques exemples qui le montrent.
Servir l’école publique sans prétention ni orgueil.
La première fois
que j'ai connu le nom de Si El-Hédi, alors que je ne connaissais pas encore la
personne, c'était dans les années 80, lorsque je suis tombé sur les
publications de ce que l'on appelait alors l'Education en matière de population
( Attarbya Al Omranya). Il était l'un des premiers à adopter une approche pédagogique aux origines
théoriques et aux règles procédurales claires : la pédagogie par objectifs (PPO), qui puise ses origines dans
le Béhavorisme. Quoi qu'on puisse dire de cette pédagogie et des critiques qui
lui ont été adressées dans le cadre de la concurrence avec d’autres approches
issues de la théorie constructiviste, elle demeure une approche innovante pour cette
époque-là. Elle consacre la valeur de l'enseignant en tant que premier
architecte du processus éducatif, conscient de ses préalables et de ses
résultats et connaissant les différentes étapes à suivre et les évaluations
nécessaires pour juger le degré d’acquisition par l’apprenant des savoirs et
compétences que les programmes officiels et les enseignants jugent comme lui étant nécessaires pour
poursuive son apprentissage avec succès.
Comme nous le savons tous, le travail selon les objectifs, permet d'adopter une
approche rationnelle et coordonnée qui fixe et clarifie les étapes du processus
éducatif, sa méthode de mise en œuvre et ses outils d'évaluation. La PPO fournit
à l'enseignant un système intégré qui a des composantes harmonisées, un plan d'opérationnalisation
réalisable et des mécanismes de mesure et de remédiation qui garantissent un
rendement élevé. Il s'agit d'un passage qualitatif d'une situation pédagogique
où l'enseignant et l'apprenant sont sous l'emprise des contenus et sous la domination la méthode magistrale, de
la mémorisation et de l'apprentissage par cœur, à une situation contractuelle
où chaque partie travaille en connaissance de cause pour atteindre les
objectifs pédagogiques dans trois domaines, à savoir le cognitif selon la taxonomie de Bloom, l’ affectif selon la
taxonomie de Krathwohl, et le psychomoteur selon la taxonomie de Harrow.
L'expérience de l'éducation en matière de population a
fait son effet et a ouvert la voie à cette nouvelle méthode d'enseignement, au
point qu'elle est devenue la méthode officielle adoptée dans les programmes
issus de la réforme de 1991, réforme dans laquelle le défunt a joué un rôle
majeur dans la formulation de ses bases et la clarification de ses outils, que
ce soit au stade de la conception et de la rédaction ou au niveau de la
qualification des enseignants en vue de les préparer à travailler selon les
nouvelles orientations.
Comme la magnanimité est « renoncement et métier », selon
l’un des anciens penseurs, le métier signifie ici la pratique habituelle, notre
défunt s’est engagé avec ferveur, au cours de la réforme du début du nouveau
millénaire dont il fut l'un des architectes les plus éminents, à clarifier
l’apport de l'approche par compétences qui élève l'enseignant au rang de l'expert
qui possède des savoirs, de l'expérience et des qualifications le rendant apte
à accompagner l'apprenant dans le processus de l'acquisition basé sur le désir
et la spontanéité, à diagnostiquer les obstacles auxquels il est confronté et à trouver des formes de remédiation
appropriées.
Même si le principe consiste à placer l'apprenant au
centre du processus éducatif, l'approche par compétences vise à considérer les
composantes de la situation éducative, y compris les programmes, les méthodes,
les outils pédagogiques et les outils d'évaluation, comme étant un marteau et accorde
une importance particulière à la main qui utilise ce marteau, que ce soit
pour la démolition ou pour la construction. Cette main n'est autre que l'enseignant. C’est une métaphore
empruntée à Yves Lenoir, professeur et chef de l'équipe de recherche à
l'Université canadienne de Sherbrook.
Préserver
la dignité de l'enseignant avant tout.
J’étais témoin, à deux occasions, des relations de El-Hédi
avec les enseignants et j'ai remarqué son respect pour eux et son souci de
préserver leur valeur et leur dignité. Je me souviens tout d’abord, dans le
cadre de la commission du concours de recrutement des inspecteurs de langue
arabe, des cours pratiques auxquels nous avons assisté ensemble. A la fin de
chaque cours il évoque une séquence de la séance pour souligner la difficulté
qu'elle comportait, et demander une explication du choix pédagogique adopté et
s’il y avait des possibilités de procéder autrement.
Son intention n'a
jamais été d'embarrasser ou de piéger l'enseignant, loin de lui, cette idée. Il
cherchait tout simplement à tester ses connaissances et son professionnalisme
parce qu'il croit fermement que le respect qu’on lui doit n’est pas seulement
déterminé par les textes officiels et l'amélioration de sa situation
matérielle, qui sont indiscutablement nécessaires, mais surtout par la qualité
du travail qu'il fournit. Il doit prouver qu'il possède les connaissances et
l'expérience qui le qualifient pour appliquer les programmes, réaliser la
formation requise et faire profiter ses élèves, qui sont les meilleurs évaluateurs
de son travail. Ainsi son image aux yeux de ces derniers et de leurs parents
sera plus luisante et il gagnera le respect et la reconnaissance.
J’étais également témoin de la qualité des rapports de El-Hédi
avec les enseignants pendant les réunions des membres de la Commission d'amélioration de la qualité de l'enseignement
de base dans le cadre de la
sous-commission des collèges. Les travaux de cette commission se sont étalés
sur plusieurs semaines pendant le premier semestre 2010. Si-El hédi tenait à ce
que les enseignants aient leur mot à dire dans l'analyse de la réalité de
l'enseignement dans ce cycle ainsi que dans les visions à présenter aux
décideurs de l'époque, et ce en les impliquant largement dans les discussions et en élaborant des propositions basées sur
leur bonne connaissance de la réalité de l'école et des problèmes de
l'enseignement. Il était également un ardent défenseur du droit des enseignants
à l'amélioration de leurs conditions matérielles et à profiter d'une formation
continue pour mettre à jour leurs savoirs et améliorer leurs compétences
professionnelles.
Enfin, je ne peux manquer de souligner le blog
pédagogique que le défunt a créé en collaboration avec notre estimable
collègue, Mongi Akrout. Malgré la
dégradation de son état de santé il a accepté volontiers d'y héberger le
meilleur de ses idées, les fruits de son expérience, le bilan de ses connaissances
et un stock de ses documents, au service des éducateurs, contribuant ainsi au
débat passionné de notre société sur le système éducatif national au passé et à l'avenir.
Telle était la personnalité de feu Hédi Bouhouch. Son
départ nous afflige mais ce qui peut nous consoler c’est qu’il demeure un
exemple de loyauté et d’abnégation pour tous ceux qui tiennent avec détermination à servir
l'éducation avec magnanimité. Que son âme repose en paix.
Abdelaziz Jerbi
Inspecteur général de l’éducation et ancien directeur des
programmes et des manuels scolaires.
Tunis, juillet 2017
Pour accéder à la version arabe, cliquer ici
[1] - La magnanimité est
une qualité morale qui se caractérise par la grandeur d’âme et la générosité.
Elle implique de faire preuve de clémence, de bienveillance et d’indulgence
envers les autres, souvent sans attendre de reconnaissance en retour. Elle est
souvent considérée comme l’ornement des vertus, car elle peut inciter une
personne à persévérer dans l’incarnation d’un idéal humain.
Historiquement, la magnanimité a été décrite par Aristote dans son œuvre
“Éthique à Nicomaque” comme la grandeur d’âme (magna anima) qui rend digne des
plus grands honneurs celui qui peut réaliser de grandes choses.
[2] - Abu al-Hasan
Ali Al-Mâwardî (974- 1058) juriste et philologue connu surtout pour
son traité « al-Ahkam al-Sultaniyya w’al-Wilayat al-Diniyya ».
[3] - Jamel ad-din Muhamad Ibn
Mandhûr (1233 – 1311) encyclopédiste auteur du fameux dictionnaire « Lisân
al-‘Arab ».
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