dimanche 12 mai 2024

Hédi Bouhouch : magnanimité et relations avec les enseignants.

 


Hédi Bouhouch

En commémoration de la mort de notre ami et co-fondateur du blog pédagogique, nous publions l'hommage qu'a fait M° Abdelaziz Jerbi, l'inspecteur général de l'éducation et l'ami du défunt lors de la cérémonie du quarantième jour tenue le 17 juillet 2017.


Dans ce témoignage , M° Jerbi nous dévoile un aspect particulier de Si El Hédi (c'est ainsi qu'il avait l'habitude de l'appeler ), il s'agit des relations qu'il entretenait avec les enseignants lorsqu'il était inspecteur de l'enseignement secondaire, " il avait à cœur d'aider les enseignants à accomplir leurs devoirs de la manière requise et fournir un travail qui profite à leurs élèves et qui satisfasse leur conscience".

Merci Si Abdelaziz pour ce témoignage plein de reconnaissance et de sincérité.

 

Chers Collègues

C'est avec des sentiments mitigés que je fais, devant vous, ce témoignage. Je suis d’une part profondément attristé par la perte d'un collègue, d'un ami et d'un frère avec lequel j’ai accompli plusieurs tâches et partagé des responsabilités. Une profonde amitié s’est tissée  entre nous et a perduré malgré  la distance  géographique qui nous éloignait l'un de l'autre  depuis notre retraite.

D’autre part je ressens un fort sentiment de fierté et d'honneur d'avoir travaillé avec l'une des sommités de l'éducation dans mon pays, un responsable  jaloux de la réputation de l'éducation et de la dignité des enseignants, et un homme qui croyait fermement qu’œuvrer pour l'intérêt national en servant le système éducatif avec sincérité et honnêteté est au-dessus des considérations personnelles et des intérêts  éphémères.

Evoquer le militantisme de Si El-Hédi (c'est ainsi que j'avais l'habitude de l'appeler et ce restera mon expression préférée), ainsi que son œuvre et ses réalisations  ne peut se faire en une  séance  aussi courte. Les intervenants qui m'ont précédé  en ont mentionné quelques aspects.

 Lorsque le comité de préparation  de cet évènement m'a demandé de me concentrer sur les relations de Si El-Hédi avec les enseignants, je me suis dit que les enseignants qui avaient travaillé avec lui pendant son  passage en tant  qu'inspecteur, et avant qu'il n'assume des responsabilités administratives, seraient peut-être plus à même de parler de cet aspect de sa personnalité. Toutefois j’ai déterré des recoins de  ma mémoire des souvenirs  qui m'ont permis de répondre par l’affirmative afin de perpétuer sa mémoire et d’exprimer la fidélité à son âme.

A propos de la magnanimité :

Pour des raisons d'organisation liées à la préparation d'une brochure présentant l'événement et le contenu des interventions, j'ai dû donner un titre à ma modeste contribution, et je n'ai pas trouvé mieux que le mot magnanimité[1] pour ce que je vais dire. Comme l'explique avec éloquence le penseur arabe Mohamed Abed al-Jabri dans l'un de ses textes, la magnanimité  est la "valeur centrale" du système de valeurs arabe, à tel point que l'ensemble du système de valeurs se résume dans l'expression "l'éthique de la magnanimité".

Même s’il  est d’usage de parler  de « magnanimité »  quand il s’agit  de la  morale , "  et de « vertu » quand il s’agit de la raison, certains pensent que toutes les valeurs relèvent de la magnanimité  qui  en est le couronnement. Elle est la résultante de vertus et de qualités en rapport avec l’essence même de l’homme. Du radical du mot « مروءة » en arabe (م،ر،ء)  dérivent « مرء » le singulier de « رجال » -les hommes, et « امرأة » le singulier de « نساء ». Il s’applique donc à l’Homme en général. Le verbe (maru’a) « مَرُؤَ » est utilisé pour signifier la bonne qualité ou l’utilité du sujet qui lui est attaché. Il signifie l’élévation d’esprit quand il s’agit d’une personne.

Abou Al-Hasan Al-Mawardi[2] disait : « Sachez que parmi les signes  de  la vertu et de la générosité se trouve la magnanimité, qui est la parure des âmes et de la détermination, et qui pousse l’âme humaine à prendre en compte les circonstances quand elle sera dans sa meilleure forme  afin que n'apparaisse d'elle  intentionnellement la laideur et  ne fasse l'objet d'aucun blâme justifié ». Ibn Mandhour[3] mentionne dans « Liçan Al-Arab » que la magnanimité est « la perfection de la virilité », c’est-à-dire la perfection de l’humanité de l'humain. Les anciens lui avaient fixé les conditions et les exigences  pour atteindre sa plénitude : « la personne doit être savante, sincère, rationnelle et diserte». Ils soulignaient que cela ne peut être réalisé que par la souffrance, la considération et l’autocontrôle. Il s'agit donc d'une pratique morale dans laquelle une personne agit d'une manière  volontaire  et intentionnelle, poussée  par le souci d’auréoler sa détermination  et ennoblir son âme, tout en respectant les autres, en aimant leur bien et en les aidant à s'élever et préserver leur image.

Or , je crois fermement que telles étaient  les qualités  de notre défunt, qui avait à cœur d'aider les enseignants à accomplir leurs devoirs de la manière requise et fournir un travail qui profite à leurs élèves et qui satisfasse leur conscience. Je citerai quelques exemples qui le montrent.

Servir l’école publique sans prétention  ni orgueil.

La première fois que j'ai connu le nom de Si El-Hédi, alors que je ne connaissais pas encore la personne, c'était dans les années 80, lorsque je suis tombé sur les publications de ce que l'on appelait alors l'Education en matière de population ( Attarbya Al Omranya). Il était l'un des premiers à adopter  une approche pédagogique aux origines théoriques et aux règles procédurales claires : la pédagogie par  objectifs (PPO), qui puise ses origines dans le Béhavorisme. Quoi qu'on puisse dire de cette pédagogie et des critiques qui lui ont été adressées dans le cadre de la concurrence avec d’autres approches issues de la théorie constructiviste, elle demeure une approche innovante pour cette époque-là. Elle consacre la valeur de l'enseignant en tant que premier architecte du processus éducatif, conscient de ses préalables et de ses résultats et connaissant les différentes étapes à suivre et les évaluations nécessaires pour juger le degré d’acquisition par l’apprenant des savoirs et compétences que les programmes officiels et les enseignants  jugent comme lui étant nécessaires pour poursuive son apprentissage avec succès.

Comme nous le savons tous, le travail  selon les objectifs, permet d'adopter une approche rationnelle et coordonnée qui fixe et clarifie les étapes du processus éducatif, sa méthode de mise en œuvre et ses outils d'évaluation. La PPO fournit à l'enseignant un système intégré qui a des composantes harmonisées, un plan d'opérationnalisation réalisable et des mécanismes de mesure et de remédiation qui garantissent un rendement élevé. Il s'agit d'un passage qualitatif d'une situation pédagogique où l'enseignant et l'apprenant sont sous l'emprise des contenus et  sous la domination la méthode magistrale, de la mémorisation et de l'apprentissage par cœur, à une situation contractuelle où chaque partie travaille en connaissance de cause pour atteindre les objectifs pédagogiques dans trois domaines, à savoir le cognitif selon la taxonomie de Bloom, l’ affectif selon la taxonomie de Krathwohl, et le psychomoteur selon la taxonomie de Harrow.

L'expérience de l'éducation en matière de population a fait son effet et a ouvert la voie à cette nouvelle méthode d'enseignement, au point qu'elle est devenue la méthode officielle adoptée dans les programmes issus de la réforme de 1991, réforme dans laquelle le défunt a joué un rôle majeur dans la formulation de ses bases et la clarification de ses outils, que ce soit au stade de la conception et de la rédaction ou au niveau de la qualification des enseignants en vue de les préparer à travailler selon les nouvelles orientations.

Comme la magnanimité est « renoncement et métier », selon l’un des anciens penseurs, le métier signifie ici la pratique habituelle, notre défunt s’est engagé avec ferveur, au cours de la réforme du début du nouveau millénaire dont il fut l'un des architectes les plus éminents, à clarifier l’apport de l'approche par compétences qui élève l'enseignant au rang de l'expert qui possède des savoirs, de l'expérience et des qualifications le rendant apte à accompagner l'apprenant dans le processus de l'acquisition basé sur le désir et la spontanéité, à diagnostiquer les obstacles auxquels il est confronté  et à trouver des formes de remédiation appropriées.

Même si le principe consiste à placer l'apprenant au centre du processus éducatif, l'approche par compétences vise à considérer les composantes de la situation éducative, y compris les programmes, les méthodes, les outils pédagogiques et les outils d'évaluation, comme étant un marteau et accorde  une importance particulière à  la main qui utilise ce marteau, que ce soit pour la démolition ou pour la construction. Cette  main n'est autre que l'enseignant. C’est une métaphore empruntée à Yves Lenoir, professeur et chef de l'équipe de recherche à l'Université canadienne de Sherbrook.

Préserver la dignité de l'enseignant avant tout.

J’étais témoin, à deux occasions, des relations de El-Hédi avec les enseignants et j'ai remarqué son respect pour eux et son souci de préserver leur valeur et leur dignité. Je me souviens tout d’abord, dans le cadre de la commission du concours de recrutement des inspecteurs de langue arabe, des cours pratiques auxquels nous avons assisté ensemble. A la fin de chaque cours il évoque une séquence de la séance pour souligner la difficulté qu'elle comportait, et demander une explication du choix pédagogique adopté et s’il y avait des possibilités de procéder autrement. 

 Son intention n'a jamais été d'embarrasser ou de piéger l'enseignant, loin de lui, cette idée. Il cherchait tout simplement à tester ses connaissances et son professionnalisme parce qu'il croit fermement que le respect qu’on lui doit n’est pas seulement déterminé par les textes officiels et l'amélioration de sa situation matérielle, qui sont indiscutablement nécessaires, mais surtout par la qualité du travail qu'il fournit. Il doit prouver  qu'il possède les connaissances et l'expérience qui le qualifient pour appliquer les programmes, réaliser la formation requise et faire profiter ses élèves, qui sont les meilleurs évaluateurs de son travail. Ainsi son image aux yeux de ces derniers et de leurs parents sera plus luisante et il gagnera le respect et la reconnaissance.

J’étais également témoin de la qualité des rapports de El-Hédi avec les enseignants pendant les réunions des membres de  la Commission  d'amélioration de la qualité de l'enseignement  de base dans le cadre de la sous-commission des collèges. Les travaux de cette commission se sont étalés sur plusieurs semaines pendant le premier semestre 2010. Si-El hédi tenait à ce que les enseignants aient leur mot à dire dans l'analyse de la réalité de l'enseignement dans ce cycle ainsi que dans les visions à présenter aux décideurs de l'époque, et ce en les impliquant largement dans les  discussions  et en élaborant des propositions basées sur leur bonne connaissance de la réalité de l'école et des problèmes de l'enseignement. Il était également un ardent défenseur du droit des enseignants à l'amélioration de leurs conditions matérielles et à profiter d'une formation continue pour mettre à jour leurs savoirs et améliorer leurs compétences professionnelles.

Enfin, je ne peux manquer de souligner le blog pédagogique que le défunt a créé en collaboration avec notre estimable collègue, Mongi  Akrout. Malgré la dégradation de son état de santé il a accepté volontiers d'y héberger le meilleur de ses idées, les fruits de son expérience, le bilan de ses connaissances et un stock de ses documents, au service des éducateurs, contribuant ainsi au débat passionné de notre société sur le système éducatif national  au passé et à l'avenir.

Telle était la personnalité de feu Hédi Bouhouch. Son départ nous afflige mais ce qui peut nous consoler c’est qu’il demeure un exemple de loyauté et d’abnégation pour tous ceux  qui tiennent avec détermination à servir l'éducation avec magnanimité. Que son âme repose en paix.

Abdelaziz Jerbi

Inspecteur général de l’éducation et ancien directeur des programmes et des manuels scolaires.

Tunis, juillet 2017

Pour accéder à la version arabe, cliquer ici



[1] - La magnanimité est une qualité morale qui se caractérise par la grandeur d’âme et la générosité. Elle implique de faire preuve de clémence, de bienveillance et d’indulgence envers les autres, souvent sans attendre de reconnaissance en retour. Elle est souvent considérée comme l’ornement des vertus, car elle peut inciter une personne à persévérer dans l’incarnation d’un idéal humain. Historiquement, la magnanimité a été décrite par Aristote dans son œuvre “Éthique à Nicomaque” comme la grandeur d’âme (magna anima) qui rend digne des plus grands honneurs celui qui peut réaliser de grandes choses.

[2] - Abu al-Hasan Ali Al-Mâwardî (974- 1058) juriste et philologue connu surtout pour son traité « al-Ahkam al-Sultaniyya w’al-Wilayat al-Diniyya ».

[3] - Jamel ad-din Muhamad Ibn Mandhûr (1233 – 1311) encyclopédiste auteur du fameux dictionnaire « Lisân al-‘Arab ».

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