dimanche 13 décembre 2020

La Section A : un projet avorté d'arabisation de l'école tunisienne

 


Hédi Bouhouch

Dans l'euphorie de l'indépendance; la Tunisie semblait se diriger vers l'arabisation progressive de l'enseignement secondaire par la création d'une section  -A- où l'enseignement est donnée en langue arabe, mais quelques années après sa mise en place, il a été décidé de mettre fin à cette initiative.

le blog pédagogique a voulu revenir sur cette page de l'histoire de l'école tunisienne à travers des documents officiels ( discours, rapports, circulaires…) pour essayer de faire la lumière sur cette question.

Document 1: Extrait du discours du  Président de la République Habib Bourguiba du 15 octobre 1959

* Bourguiba annonce l'unification de l'enseignement secondaire et la mise en place de la section -A-

 «  Nous avons résolu, au départ, de supprimer progressivement tous les anciens types d’enseignement, notre souci n’a pas été - comme certains pourraient l’imaginer , de supprimer le seul l'enseignement zitounien, nous avons en fait supprimé l’enseignement moderne français, l’enseignement moderne bilingue de type  sadikien et l’enseignement traditionnel zitounien.

Ces types d’enseignement inadaptés, hybrides ou dépassés disparaissent pour faire place à un enseignement national unique. »…

L’enseignement secondaire compte deux sections :

- la section A  dite normale où la langue véhiculaire pour toutes les matières  d’enseignement est l’arabe et que nous développerons au fur et à mesure  que nous aurons la possibilité d’enseigner les matières scientifiques en langue arabe, des sections de ce type existent dans divers collèges : collège Ibn Charaf et Ibn Rochd à Tunis, les collèges de Sfax, de Kairouan, de Monastir, de Menzel Temime, le collège de jeunes filles de la rue du Pacha, etc.

- la section  B dite section transitoire où le français continue  provisoirement à être employé comme langue véhiculaire pour les matières scientifiques notamment  mais où la langue arabe a la place prééminente de la langue de base  pour la culture et la formation. »

Source: Bourguiba, Discours,  Fascicule VI,  p. 289.

 

 

Commentaire

La loi de 118-1958  du 4 novembre 1958 relative à l'enseignement avait occulté la question, on n'y trouve aucune trace et c'est peut être une omission volontaire afin de ne pas s'engager dans une voie incertaine.

Néanmoins, le pays s'est engagé dans la voie du changement de son  système éducatif en instituant au niveau de l'enseignement secondaire une section où l'enseignement est totalement arabisé sans exclusion de l'apprentissage des langues vivantes : le français et l'anglais.

Et c'est le président lui même qui est intervenu à l'occasion de la deuxième rentrée scolaire après la réforme de 1958  pour expliquer les choix du pays qui se résument dans l'unification de l'enseignement et la création d'une section totalement arabisée et d'une section bilingue transitoire qui devrait disparaître quand le pays aurait formé en nombre suffisants les enseignants capables d'enseigner  toutes les disciplines en utilisant la langue arabe.

 

 

Document 2: Circulaire n° 57  du 11 janvier 1961 sur les modalités de l'orientation vers la section A et la section - B-

" La réforme de l'enseignement, en vigueur depuis octobre 1958, implique que tous les élèves reçoivent un seul type d'enseignement et qu'ils ne soient orientés  qu'à la fin de la première année de l'enseignement secondaire, selon leurs aptitudes, à la section générale, économique ou  technique.

L'enseignement dispensé en première année  se fait selon un programme totalement unifié, mais les élèves sont répartis  sur  trois sections

- Une section  A  où l’arabe est la langue de la culture  et la langue d'enseignement et des  matières scientifiques  ,  la langue française  a le statut de première langue vivante.

- Une section  B en arabe et en français: où l’arabe est la langue de la culture et le français est la langue dans laquelle les sciences sont enseignées

- Une section C où le français est la langue de la culture et la langue dans laquelle sont enseignées les matières scientifiques et techniques.

En conséquence:

Les élèves des écoles primaires enseignant l'arabe et le français doivent choisir la section A ou la section B,

Les élèves qui ont suivi l’enseignement primaire en  langue française choisissent la section C.

Ces différentes sections sont indiquées dans les demandes de candidature - Ils faudrait barrer les  mots inutiles.

L' enseignement moyen  comprend aussi  trois sections: une section générale et deux sections  de spécialité (commerciale et industrielle),  l'enseignement moyen se fait en français, langue dans laquelle les matières sont enseignées selon les deux sections suivantes:

La section B :  l'enseignement se fait dans les deux langues : l'arabe en tant que langue d'enseignement et le français en tant que première langue vivante

La section C : l'enseignement se fait en français;  la langue d'enseignement est en même temps une  langue de culture et la langue  d'enseignement des matières scientifiques et techniques.

Source: Chabâan , M. Les règlements scolaires ( enseignement primaire); Textes officiels et directives. p,157, 3ème édition, Tunis.

 

Commentaire

Cette circulaire qui est paru au cours de l'année scolaire 1960/1961 explique les modalités de l'orientation des élèves qui réussissent au concours d'entrée en première année de l'enseignement secondaire et de l'enseignement moyen. on en déduit :

1- la section A n'existe que dans l'enseignement secondaire , elle est absente dans l'enseignement moyen , cela pourrait s'expliquer par le fait que l'enseignement moyen comprend plusieurs disciplines techniques et commerciales et que les enseignants tunisiens qui pourraient les enseigner en arabe n'étaient pas disponibles .

2- Que les élèves  ayant suivi leur scolarité primaire dans des écoles enseignant l'arabe et le français peuvent choisir la section A ou la section B. Cette liberté laissée aux élèves et à leurs parents allait avoir beaucoup de conséquences sur l'avenir des deux sections comme nous allons le déduire à partir du document 3 ci-dessous.

 

Document 3- Circulaire n°66 du  3 février 1961 à propos des sections de l'enseignement secondaire : la section A de l’enseignement secondaire

J’ai constaté au cours des deux dernières années  que les élèves ne sont portés sur  la section A de l’enseignement secondaire  lui préférant la section B  de cet enseignement,  en effet la plupart  des candidats au concours d’entrée à la première année de l’enseignement secondaire choisissent la section B et n’accordent aucun poids à la section A .

Ainsi , je vous rappelle que la section A a été instituée par la réforme de l’enseignement depuis 1958  en même temps que les deux sections B et C, et que la section A est la section permanente alors que les deux autres sont des sections transitoires, et que la section A va les remplacer un jour.

Il est à remarquer que les trois sections de l’enseignement secondaire appliquent le même programme, la seule différence  entre elles réside dans le choix de la langue d’enseignement,  ainsi c’est la langue arabe qui est la langue d’enseignement de toutes les matières scientifiques dans la section A , et c’est la langue française qui est la langue d’enseignement de toutes les matières scientifiques dans les sections B et C.

Ainsi , vous êtes appelés à expliquer aux candidats et à leurs parents au moment du choix de la section  et à prendre tout ce qu’il faut pour que leur choix soit judicieux et afin qu'il ne résulte pas d'autres critères que ceux dictés par les cours.

Il est nécessaire de rappeler que la section -A- existe dans plusieurs écoles secondaires de garçons et de jeunes filles. Il est aussi utile de rappeler que les classes de la section -A- ne sont créées que si le recrutement de professeurs formés dans des universités modernes et détenteurs de diplômes requis( au moins la licence) et capables d'enseigner en langue arabe le permet.

Ainsi, au cas où le nombre de candidats pour la section -A- se trouve être insuffisant; les classes créées pour cette section seront remplies par affectation obligatoire du nombre nécessaire, dans le cas contraire, le surplus de candidats à la section -A- sera orienté obligatoirement vers la section - B-.

Ainsi , il faudrait veiller à ce que les candidats marquent leurs préférences dans l'ordre des sections : A et B ou B et A.

Source: Chabâan , M. Les règlements scolaires ( enseignement primaire); Textes officiels et directives. p,157, 3ème édition, 1963.Tunis.

Commentaire

Après deux années scolaires ( 1958/59 et 1959/60), cette circulaire évoque les difficultés rencontrées par la nouvelle section -A- qui se sont traduites par sa faible attraction en effet  parents et élèves sont restés méfiants et lui ont préféré la section - B - qui ressemble beaucoup à la section tunisienne qui existait depuis l'époque du protectorat

La circulaire tente de rassurer les parents en insistant sur deux points : la première concerne la similitude des programmes 1961 ogrammes entre les deux sections et la deuxième concerne la qualité des enseignants qui seront chargés d'enseigner en arabe.

Il semble que le Ministère était décidé à faire réussir la nouvelle section, en imposant une orientation imposée  d'un certain nombre d'élèves pour assurer le remplissage des classes créées pour cette section, notons qn Al Hay Azzaitouni) qui abritaient la section -A-.

 

DOCUMENT 4 : extraits du rapport des commissions de l'enseignement en1967[1]

* La sous commission du primaire

« Par fidélité à la civilisation arabo-islamaique … La commission :

- estime qu'il importe de rester fidèle à l'option fondamentale déjà adoptée qui fait de l'arabisation de l'enseignement un objectif national devant aboutir à l'épanouissement de la personnalité tunisienne …

- croit profondément à la nécessité de maintenir notre civilisation ouverte à tous les apports humains grâce à l'enseignement des langues vivantes…

- fait observer que l'emploi de la langue française pour l'enseignement des sciences est une nécessité inéluctable dans cette phase transitoire que traverse notre pays, en attendant que soient consolidées les bases de notre université..

Ainsi  la commission recommande-t-elle :

1) de maintenir l'arabisation de l'enseignement dans les premières années du cycle primaire,

2) de poursuivre l'usage des deux langues dans les années suivantes du cycle primaire…

3) d'exiger un diplôme d'arabe ou des études en arabe à l'échelon universitaire de tout candidat à une licence qu'elle soit de Lettres ou de science. Ainsi se formera un cadre universitaire capable d'enseigner toutes les disciplines …en langue arabe …cette exigence aura pour corollaire de doter le pays d'un corps enseignant apte à enseigner en arabe aussi bien au cycle secondaire qu'à l'Université.

* La sous commission du secondaire

« … La commission propose que le secrétaire d'Etat à l'Education Nationale mette dès maintenant à l'étude le problème de l'arabisation de l'enseignement secondaire et qu'elle conçoivent pour le résoudre une orientation nouvelle inspirée des principes qui ont été à l'origine de la section A. Pour atteindre cet objectif la commission propose q'un plan précis soit établi et qu'une action rapide soit entreprise pour former, dans le présent et l'avenir, les professeurs de l'enseignement secondaire …»

 

commentaire

Bien que les recommandations à propos de l'arabisation de la commission semblaient assez équivoques voire contradictoires   car tout en rappelant  les choix fondamentaux , elles laissent sous entendre que l'expérience de la section A connaissait des difficultés pour preuve nous ne notons pas un appel clair et net pour sa généralisation mais plutôt un appel à "la conception d'une orientation nouvelle inspirée des principes qui ont été à l'origine de la section pour résoudre le problème de l'arabisation de l'enseignement secondaire" comme l'a recommandé la commission.

 La surprise est tombée lors de la conférence de presse à l'occasion de la rentrée scolaire, le ministre de l'éducation annonce que le ministère a décidé de se limiter à la seule section où l'enseignement se fait en français et en arabe et d'abandonner les deux autres sections B et C.[2]

 

 

Conclusion 

Ainsi ce fut la fin d'une aventure qui avait enthousiasmé le rêve d'une génération de tunisiens lorsque par ces décisions  le Ministère semble avoir abandonné le principe de considérer la langue arabe comme la langue de culture et d’enseignement et que la section A est la section de l’avenir de l’école tunisienne  et de consacrer le bilinguisme mis en place depuis Kheirddine quand il avait fondé le collège Sadiki, ce choix n’est pas étrange à ce que le président Bourguiba avait déclaré dans son discour à Bizerte le 10 octobre 1968 dans lequel il affirmait :” que l’usage de la langue française ne constitue guère une atteinte à notre souveraineté nationale ni une trahison à notre fidélité à la langue arabe mais il nous donne l’occasion d’avoir une ouverture sur le monde contemporain  et si nous avons choisi la langue française comme langue véhiculaire c’est pour mieux nous intégrer dans les courants de la civilisation contemporaine et pour rattraper notre retard sur le convoi des pays développés”.

Présentation et commentaire Mongi Akrout & Abdessalem Bouzid, Inspecteurs généraux de l'éducation

Tunis, décembre 2020

Pour accéder à la version Ar, CliquerICI

 

 

 



[1] En 1967, c'est-à-dire huit ans après  la promulgation de la loi d'enseignement de 1958, une opération d’évaluation est lancée par le chef de l’état, le 31 janvier 1967. La commission présidée par Ahmed Ben Salah, le secrétaire général adjoint du parti, fut scindée en trois sous- commissions : une pour l’école primaire, la deuxième pour l’enseignement secondaire, et la troisième pour l’enseignement supérieur, six mois après elle rend public ses rapports , pour plus de détails voir les billets du blog consacrés à la question en 2016.

D'après Bouhouch, H & Akrout,M.  L’histoire des réformes scolaires en Tunisie, depuis l’indépendance (Chapitre 3) : Evaluation de la réforme de 1958 et les tentatives d’adapter le système à l’évolution continue de la réalité : Les réformes de la période de 1967 à 1969.

http://bouhouchakrout.blogspot.com/2016/01/lhistoire-des-reformes-scolaires-en.html

[2] L’histoire des réformes scolaires en Tunisie, depuis l’indépendance : 3ème chapitre : Évaluation de la réforme de 1958 et les tentatives d’adapter le système à l’évolution continue de la réalité : Les réformes de la période de 1967 à 1969.

http://bouhouchakrout.blogspot.com/2016/01/lhistoire-des-reformes-scolaires-en_25.html

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