dimanche 12 juin 2022

La fraude à l'examen… encore une fois

 

Hédi Bouhouch

Encore une fois, le blog pédagogique revient à la question de la fraude à l'examen[1]. Ce fléau qui menace le système éducatif et ses diplômes connait des mutations et une extension qui nous rappelle le dernier virus que même le vaccin n'a pas réussi à éradiquer puisqu'il réapparait chaque fois sous une nouvelle forme. Le système éducatif serait-il condamné à vivre avec ce fléau devenu une source de gain pour une catégorie de délinquants ?

 

"Selon un communiqué du Ministère de l'intérieur, ses unités ont réussi, au cours de la période allant du 11 mai 2022 au 6 juin, à démanteler des réseaux qui se sont spécialisés dans la vente d'équipements électroniques utilisés pour frauder au cours des examens nationaux. Ces réseaux se trouvent dans les gouvernorats de Ben Arous, Ariana, Sousse, Mahdia, Kairouan, Gafsa et Tozeur."

https://ultratunisia.ultrasawt.com/

 

«Nous émettrons l’hypothèse que ces nouveaux outils sont plus fréquemment utilisés par les élèves à faible capital scolaire et peu engagés dans les tâches scolaires. Les résultats de l’enquête réalisée auprès de 1909 lycéens révèlent que près de 20% d’entre eux ont déjà utilisé, au cours de leur scolarité, un téléphone portable pour tricher. Cependant, la tricherie avec l’aide d’une antisèche ou d’une calculatrice reste la plus fréquente…

Selon Pascal Guibert et Christophe Michaut (2009), 70,5 % des étudiants disent avoir déjà triché au cours de leur scolarité. Parmi ces derniers, 4,7 % déclarent avoir surtout triché à l’école primaire, 48,3 % au collège, 35,6 % au lycée et 11,4 % à l’université. Toutefois, la proportion d’étudiants ayant régulièrement triché dans l’enseignement secondaire est relativement faible (environ 11%)… une enquête conduite en 2009 auprès de 1013 jeunes américains âgés de 13 à 18 ans révèle que 35% d’entre eux ont déjà utilisé un téléphone portable pour tricher et 38% ont déjà plagié des documents sur Internet (Common Sense Media,2009).»

Christophe Michaut. Les nouveaux outils de la tricherie scolaire au lycée. Recherches en éducation, Université de Nantes, 2013, pp.131-142. halshs-01082833

https://www.researchgate.net/publication/305737395_Les_nouveaux_outils_de_la_tricherie_scolaire_au_lycee

Le ministre de l'éducation a consacré une partie importante de la conférence de presse qui a été organisée lundi 6 juin 2022 pour présenter à la presse les examens nationaux de cette année à la question de la fraude qu'il a présentée comme "un danger pour le système éducatif tunisien entretenu par des bandes criminelles" Le ministre a affirmé que son département  est décidé à combattre ce fléau mondial avec la coopération du ministère de l'intérieur[2] .

Ce n'était pas la première fois que le ministre traite devant les média ce problème. Dans une interview au journal Al-Sabah qu'il lui a accordée le 8 avril 2022, il a mis en garde contre ce fléau, en précisant qu'il a atteint des proportions très élevées et  qu’il a pris de nouvelles formes, notamment la fraude électronique, indiquant que le ministère est en train  de mettre sur pied un plan basé sur la sensibilisation et sur le durcissement des  sanctions, le ministre s'oriente vers l' adoption de  la peine maximale pour réduire la fraude dans les examens nationaux. Il a ajouté que des peines de prison sont  envisageables  pour l'auteur de la fraude... parce que le problème a atteint des niveaux  dangereux  puisqu'il y a  aujourd'hui des bandes criminelles qui commercialisent des Kits et organisent la divulgations des sujets  des épreuves  dès les premiers instants  du démarrage des épreuves dans les centres des examens pour être traités  et communiqués  à certains candidats via ces Kits'' [3]

Le ministre est revenu sur le sujet le 15 mai dernier pour annoncer que les services de sécurité avaient "arrêté, ... un réseau "criminel" actif dans trois régions du pays qui proposait aux candidats des écouteurs électroniques pour frauder pendant les examens[4].

Cette mobilisation est devenue saisonnière et se renouvelle chaque année à l'approche des examens nationaux. L'ancien ministre Hatem Ben Salem avait exprimé les mêmes inquiétudes lorsqu'il était à la tête du ministère de l'Education. Il a déclaré à l'occasion de la session 2019 : « La guerre contre la triche aux examens du baccalauréat, devenue une question de sécurité nationale, est traitée comme une stratégie à élaborer pour lutter contre la fraude, basée d'une part sur la sensibilisation des candidats et des professeurs chargés de la surveillance, et d'autre part sur la dissuasion par les lourdes sanctions encourues par les fraudeurs et leurs complices.  Le ministre a évoqué la collaboration avec le ministère de l'intérieur dans cette lutte en annonçant que les services du ministère de l'intérieur ont saisi des équipements dédiés à la fraude et ont découvert une page facebook qui propose à la vente ces équipements. Pour contrecarrer cela, le ministère avait décidé à l'époque d'interdire aux candidats d'avoir avec eux tout équipement électronique dans les centres d'examen et de sanctionner le non-respect de cette mesure. [5]

 

Il faut rappeler que le ministre Hatem Ben Salem a été l'un des premiers ministres, sinon le premier, qui a porté une attention particulière à la question de la fraude et a cherché à la combattre depuis la session 2010. A cette époque, il avait lancé une large campagne de sensibilisation via des affiches, des dépliants et des spots à la télévision. Il a aussi acheté des détecteurs de téléphones portables dans les salles des examens. Cependant ces détecteurs n'ont pas été suffisamment efficaces pour enrayer le mouvement.

Face à l'aggravation du phénomène, le ministère a opté pour la solution des sanctions. Cela s'est traduit depuis 2014 par une succession de révisions de l'article 19 de l'arrêté du 24 avril 2008[6]relatif aux sanctions encourues par les fraudeurs.

*  En 2014[7] : l'interdiction de tout équipement électronique dans les salles d'examen

Devant l'émergence de nouveaux moyens de fraudes qui utilisent les nouvelles technologies de communication, le ministère a interdit aux candidats  d'entrer  à la salle d'examen avec  "un poste électronique ou un moyen de communication "

En 2018[8] et [9]:   des amendements annoncent des sanctions plus sévères  

A son retour au ministère, Ben Salem a décidé de reprendre le combat en introduisant de nouvelles mesures dans le texte en prévision de la session de 2018.

La première nouveauté (févier 2018) est venue pour interdire aux candidats d'avoir en leur possession tout appareil électronique dans le centre d'examen et pour assurer que tout manquement sera assimilé à une tentative de fraude et traité en tant que telle.

L'amendement du mois de février fut suivi d'un deuxième au mois de mai pour détailler l'échelle des sanctions qui sont devenues plus lourdes[10]. La nouvelle échelle prévoit :

- une interdiction de se représenter à l'examen pendant 5 ans pour les cas de fraude ou de tentative de fraude,

- une interdiction de 3 ans pour les cas de mauvaise conduite

- une interdiction de 6 ans pour les cas de fraude ou de tentative de fraude accompagnés de la mauvaise conduite.

Ce dernier amendement  - caractérisé par plus de sévérité - a permis de faciliter la tâche de la commission nationale chargée de traiter les cas de fraudes et de mauvaises conduites en fixant pour chaque cas une sanction unique, alors que l'ancienne formulation  laissait à la commission  le choix de la période d'interdiction entre deux valeurs extrêmes.

 

*   En 2020 [11] : un nouvel amendement plus sévère donne aux présidents des centres d'écrit la possibilité d'arrêter immédiatement le candidat et de l'empêcher de poursuivre de passer les épreuves dans deux cas considérés comme très graves. Pour justifier une telle mesure, il s'agit :

1- des cas où le candidat aurait téléchargé une partie ou la totalité de l'épreuve de la séance ou aurait utilisé un téléphone portable ou tout autre matériel pour frauder (écouteurs, oreillettes…).

2 - des cas de violences (verbales ou physiques) à l'encontre des responsables du centre d'examen et (ou) des professeurs surveillants. 

*   L'année suivante, c'est-à-dire en 2021, un nouvel amendement[12] décide l'allègement de certaines sanctions et introduit une nouvelle sanction plus sévère.

 

Il nous semble que les sanctions décidées en 2018 n'étaient pas la bonne solution pour contrecarrer le phénomène ; la preuve c'est qu'elles n'ont pas réussi à dissuader les fraudeurs.  Au contraire, leur nombre a plus que doublé en comparaison avec la session 2017, passant de 390 à 951 cas en 2018 et à presque un millier en 2019 et 2020. De plus, les mauvaises conduites et les agressions s'étaient multipliées d'une manière inquiétante. Mais il s'est avéré que certaines sanctions prononcées par la commission nationale étaient trop sévères, voire même injustes et injustifiables, ces les sanctions ont touché des candidats qui ont donné volontairement leur téléphone portable au président du centre ou aux professeurs surveillants avant le début de l'épreuve et malgré cela ils ont écopé de 5 ans d'interdiction. 

L'amendement a décidé un  retour aux échelles de sanctions enlevées par l'amendement de 2018 et une plus grande précision grâce à la distinction entre les différentes infractions possibles. Ainsi la commission nationale retrouve une marge assez importante pour prendre ses décisions, comme le montre le tableau suivant :

 

L'infraction

La sanction

Tentative de fraude

Entre 1 et 3 ans d'interdiction

Fraude

Entre 2 et 5 ans d'interdiction

Mauvaise conduite

Entre 1 et 3 ans d'interdiction

Tentative de fraude accompagnée de mauvaise conduite

Entre 2 et 5 ans d'interdiction

Fraude accompagnée de mauvaise conduite

Entre 3 et 5 ans d'interdiction

 

 

 

La nouvelle grille des sanctions a introduit une distinction entre les candidats. Ainsi, les sanctions indiquées dans le tableau précédent ne concernent que les candidats des établissements publics et privés, alors que les candidats libres écopent, en cas d'infraction quelle que soit sa nature, d'une sanction de 5 ans d'interdiction en plus d'une possible poursuite pénale.

Cette distinction et cette sévérité pourraient s'expliquer statistiquement, puisqu’en s'appuyant sur les données de 2018 nous remarquons que le taux des infractions commises par les candidats libres est 3 fois supérieur à celui des autres candidats (1.95 cas pour 100 candidats contre 0.66) comme le montre le tableau suivant (session 2018) :

 

 

Infraction / 100 candidats

Nb de cas d'infractions

Effectif des candidats

Type

1.95

59

3026

Libre

1.11

188

16884

Privé

0.66

704

106150

Public

0.75

951

126060

TOTAL

 

 

Pour conclure, disons que les sanctions de plus en plus sévères et les mesures répressives sont certainement inévitables, mais malheureusement elles ne vont pas éradiquer ce phénomène. Et, si l'on est pessimiste, nous disons qu'elles ne vont même pas le réduire. D'ailleurs, les informations officielles viennent de nous confirmer que ni la campagne de sensibilisation ni la nouvelle mesure d'interdire les téléphones pour toutes les personnes dans les centres d'examen (candidats et personnels, sauf le président du centre), ni enfin la lourdeur des sanctions encourues par les fraudeurs, n'ont découragé les fraudeurs puisqu'on a déjà enregistré 78 cas de fraudes la première journée , 201 cas au cours de la deuxième journée et 233 cas au cours de la 3ème journée de cette session 2022, il s'agit là de statistiques provisoires en attendant ce que nous révèlera la correction.

 

Mongi AKROUT et Abdessalem BOUZID, Inspecteurs généraux de l'éducation retraités

Tunis, juin 2022

Pour accéder à la version Arabe, cliquer ici



[1] Pour revoir les articles précédents consacrés à la question des fraudes , cliquer sur les deux liens ci-dessous:

La fraude à l'examen du baccalauréat

http://bouhouchakrout.blogspot.com/2014/05/la-fraude-lexamen-du-baccalaureat.html

Décret d’Ahmed Bey relatif aux fraudes aux examens et aux concours

http://bouhouchakrout.blogspot.com/2018/06/decret-dahmed-bey-relatif-aux-fraudes.html

Quoi de neuf au Baccalauréat 2021: de nouvelles mesures pour lutter contre la fraude et les mauvaises conduites.

https://bouhouchakrout.blogspot.com/2021/06/quoi-de-neuf-au-baccalaureat-2021-de.html

[2] https://ultratunisia.ultrasawt.com

[3] http://newsplus.tn

[4] https://ar.webmanagercenter.com/2022/05/15

[5]http://www.zoomtunisia.net/article/95/75981.html

[6]l’arrêté  du ministre de l’éducation et de la formation    du 24 avril 2008 relatif au régime de l’examen du baccalauréat  , jort n° 34  du 25 avril 2008.

[7]Arrêté du ministre de l'éducation du 14 mars 2014, modifiant et complétant l'arrêté du 24 avril 2008 relatif au régime de l'examen du baccalauréat. 

[8]Arrêté du ministre de l'éducation du 5 février 2018, complétant l'arrêté du 24 avril 2008, relatif au régime de l'examen du baccalauréat.

[9]Arrêté du ministre de l'éducation du 15 mai 2018, modifiant l'arrêté du 24 avril 2008, relatif au régime de l'examen du baccalauréat. 

[10]Arrêté du ministre de l'éducation du 15 mai 2018, modifiant l'arrêté du 24 avril 2008, relatif au régime de l'examen du baccalauréat. 

[11]Arrêté du ministre de l'éducation du 02 avril 2020, modifiant l'arrêté du 24 avril 2008, relatif au régime de l'examen du baccalauréat. 

 

[12]Arrêté du ministre de l'éducation du 29 mars 2020, modifiant et complétant l'arrêté du 24 avril 2008, relatif au régime de l'examen du baccalauréat. 

 

 

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire