Hédi Bouhouch |
Encore une fois, le blog pédagogique revient à la question de la fraude à l'examen[1]. Ce fléau qui menace le système éducatif et ses diplômes connait des mutations et une extension qui nous rappelle le dernier virus que même le vaccin n'a pas réussi à éradiquer puisqu'il réapparait chaque fois sous une nouvelle forme. Le système éducatif serait-il condamné à vivre avec ce fléau devenu une source de gain pour une catégorie de délinquants ?
"Selon
un communiqué du Ministère de l'intérieur, ses unités ont réussi, au cours de
la période allant du 11 mai 2022 au 6 juin, à démanteler des réseaux qui se
sont spécialisés dans la vente d'équipements électroniques utilisés pour
frauder au cours des examens nationaux. Ces réseaux se trouvent dans les
gouvernorats de Ben Arous, Ariana, Sousse, Mahdia, Kairouan, Gafsa et Tozeur." https://ultratunisia.ultrasawt.com/ |
«Nous
émettrons l’hypothèse que ces nouveaux outils
sont plus fréquemment utilisés par les élèves à faible capital scolaire et
peu engagés dans les tâches
scolaires. Les résultats de l’enquête réalisée auprès de 1909 lycéens
révèlent que près de 20% d’entre eux ont déjà utilisé, au cours de leur
scolarité, un téléphone portable pour tricher. Cependant, la tricherie avec
l’aide d’une antisèche ou d’une calculatrice reste la plus fréquente… Selon Pascal Guibert et Christophe Michaut (2009),
70,5 % des étudiants disent avoir déjà triché au cours de leur scolarité.
Parmi ces derniers, 4,7 % déclarent avoir surtout triché à l’école primaire,
48,3 % au collège, 35,6 % au lycée et 11,4 % à l’université. Toutefois, la
proportion d’étudiants ayant régulièrement triché dans l’enseignement
secondaire est relativement faible (environ 11%)… une enquête conduite en 2009
auprès de 1013 jeunes américains âgés de 13 à 18 ans révèle que 35% d’entre
eux ont déjà utilisé un téléphone portable pour tricher et 38% ont déjà
plagié des documents sur Internet (Common Sense Media,2009).» Christophe Michaut. Les nouveaux outils de la tricherie scolaire au
lycée. Recherches en éducation, Université de Nantes, 2013,
pp.131-142. ⟨halshs-01082833⟩ https://www.researchgate.net/publication/305737395_Les_nouveaux_outils_de_la_tricherie_scolaire_au_lycee |
Le ministre de l'éducation a consacré une partie
importante de la conférence de presse qui a été organisée lundi 6 juin 2022
pour présenter à la presse les examens nationaux de cette année à la question
de la fraude qu'il a présentée comme "un danger pour le système éducatif
tunisien entretenu par des bandes criminelles" Le ministre a affirmé
que son département est décidé à
combattre ce fléau mondial avec la coopération du ministère de l'intérieur[2] .
Ce n'était pas
la première fois que le ministre traite devant les média ce problème. Dans une
interview au journal Al-Sabah qu'il lui a accordée le 8 avril 2022, il a mis en
garde contre ce fléau, en précisant qu'il a atteint des proportions très
élevées et qu’il a pris de nouvelles
formes, notamment la fraude électronique, indiquant que le ministère est en
train de mettre sur pied un plan basé
sur la sensibilisation et sur le durcissement des sanctions, le ministre s'oriente vers l'
adoption de la peine maximale pour
réduire la fraude dans les examens nationaux. Il a ajouté que des peines de
prison sont envisageables pour l'auteur de la fraude... parce que le
problème a atteint des niveaux
dangereux puisqu'il y a aujourd'hui des bandes criminelles qui
commercialisent des Kits et organisent la divulgations des sujets des épreuves
dès les premiers instants du démarrage des épreuves dans les centres
des examens pour être traités et
communiqués à certains candidats via ces
Kits'' [3]
Le ministre est
revenu sur le sujet le 15 mai dernier pour annoncer que les services de
sécurité avaient "arrêté, ... un réseau "criminel" actif dans
trois régions du pays qui proposait aux candidats des écouteurs électroniques
pour frauder pendant les examens[4].
Cette
mobilisation est devenue saisonnière et se renouvelle chaque année à l'approche
des examens nationaux. L'ancien ministre Hatem Ben Salem avait exprimé les
mêmes inquiétudes lorsqu'il était à la tête du ministère de l'Education. Il a
déclaré à l'occasion de la session 2019 : « La guerre contre la triche aux
examens du baccalauréat, devenue une question de sécurité nationale, est
traitée comme une stratégie à élaborer pour lutter contre la fraude, basée
d'une part sur la sensibilisation des candidats et des professeurs chargés de
la surveillance, et d'autre part sur la dissuasion par les lourdes sanctions
encourues par les fraudeurs et leurs complices.
Le ministre a évoqué la collaboration avec le ministère de l'intérieur
dans cette lutte en annonçant que les services du ministère de l'intérieur ont
saisi des équipements dédiés à la fraude et ont découvert une page facebook qui
propose à la vente ces équipements. Pour contrecarrer cela, le ministère avait
décidé à l'époque d'interdire aux candidats d'avoir avec eux tout équipement
électronique dans les centres d'examen et de sanctionner le non-respect de
cette mesure. [5]
Il faut rappeler
que le ministre Hatem Ben Salem a été l'un des premiers ministres, sinon le
premier, qui a porté une attention particulière à la question de la fraude et a
cherché à la combattre depuis la session 2010. A cette époque, il avait lancé
une large campagne de sensibilisation via des affiches, des dépliants et des
spots à la télévision. Il a aussi acheté des détecteurs de téléphones portables
dans les salles des examens. Cependant ces détecteurs n'ont pas été
suffisamment efficaces pour enrayer le mouvement.
Face à
l'aggravation du phénomène, le ministère a opté pour la solution des sanctions.
Cela s'est traduit depuis 2014 par une succession de révisions de l'article 19 de
l'arrêté du 24 avril 2008[6]relatif aux sanctions encourues par les fraudeurs.
En 2014[7] :
l'interdiction de tout équipement électronique dans les salles d'examen
Devant l'émergence de nouveaux moyens de fraudes qui
utilisent les nouvelles technologies de communication, le ministère a interdit
aux candidats d'entrer à la salle d'examen avec "un poste électronique ou un moyen de
communication "
En 2018[8] et [9]: des amendements annoncent des sanctions plus
sévères
A son retour au ministère, Ben Salem a décidé de
reprendre le combat en introduisant de nouvelles mesures dans le texte en
prévision de la session de 2018.
La première nouveauté (févier 2018) est venue pour
interdire aux candidats d'avoir en leur possession tout appareil électronique
dans le centre d'examen et pour assurer que tout manquement sera assimilé à une
tentative de fraude et traité en tant que telle.
L'amendement du mois de février fut suivi d'un
deuxième au mois de mai pour détailler l'échelle des sanctions qui sont
devenues plus lourdes[10]. La
nouvelle échelle prévoit :
- une interdiction de se représenter à l'examen
pendant 5 ans pour les cas de fraude ou de tentative de fraude,
- une interdiction de 3 ans pour les cas de mauvaise
conduite
- une interdiction de 6 ans pour les cas de fraude ou
de tentative de fraude accompagnés de la mauvaise conduite.
Ce dernier amendement
- caractérisé par plus de sévérité - a permis de faciliter la tâche de
la commission nationale chargée de traiter les cas de fraudes et de mauvaises
conduites en fixant pour chaque cas une sanction unique, alors que l'ancienne
formulation laissait à la commission le choix de la période d'interdiction entre
deux valeurs extrêmes.
En 2020 [11] : un
nouvel amendement plus sévère donne aux présidents des centres d'écrit la
possibilité d'arrêter immédiatement le candidat et de l'empêcher de poursuivre
de passer les épreuves dans deux cas considérés comme très graves. Pour
justifier une telle mesure, il s'agit :
1- des cas
où le candidat aurait téléchargé une partie ou la totalité de l'épreuve de la
séance ou aurait utilisé un téléphone portable ou tout autre matériel pour
frauder (écouteurs, oreillettes…).
2 - des cas
de violences (verbales ou physiques) à l'encontre des responsables du centre
d'examen et (ou) des professeurs surveillants.
L'année suivante,
c'est-à-dire en 2021, un nouvel amendement[12] décide l'allègement de certaines sanctions et
introduit une nouvelle sanction plus sévère.
Il nous semble
que les sanctions décidées en 2018 n'étaient pas la bonne solution pour
contrecarrer le phénomène ; la preuve c'est qu'elles n'ont pas réussi à
dissuader les fraudeurs. Au contraire,
leur nombre a plus que doublé en comparaison avec la session 2017, passant de
390 à 951 cas en 2018 et à presque un millier en 2019 et 2020. De plus, les
mauvaises conduites et les agressions s'étaient multipliées d'une manière
inquiétante. Mais il s'est avéré que certaines sanctions prononcées par la
commission nationale étaient trop sévères, voire même injustes et
injustifiables, ces les sanctions ont touché des candidats qui ont donné
volontairement leur téléphone portable au président du centre ou aux
professeurs surveillants avant le début de l'épreuve et malgré cela ils ont
écopé de 5 ans d'interdiction.
L'amendement a
décidé un retour aux échelles de
sanctions enlevées par l'amendement de 2018 et une plus grande précision grâce
à la distinction entre les différentes infractions possibles. Ainsi la
commission nationale retrouve une marge assez importante pour prendre ses
décisions, comme le montre le tableau suivant :
L'infraction |
La
sanction |
Tentative
de fraude |
Entre 1 et
3 ans d'interdiction |
Fraude |
Entre 2 et
5 ans d'interdiction |
Mauvaise
conduite |
Entre 1 et
3 ans d'interdiction |
Tentative
de fraude accompagnée de mauvaise conduite |
Entre 2 et
5 ans d'interdiction |
Fraude
accompagnée de mauvaise conduite |
Entre 3 et
5 ans d'interdiction |
La nouvelle grille des sanctions a introduit une
distinction entre les candidats. Ainsi, les sanctions indiquées dans le tableau
précédent ne concernent que les candidats des établissements publics et privés,
alors que les candidats libres écopent, en cas d'infraction quelle que soit sa
nature, d'une sanction de 5 ans d'interdiction en plus d'une possible poursuite
pénale.
Cette distinction et cette sévérité pourraient
s'expliquer statistiquement, puisqu’en s'appuyant sur les données de 2018 nous
remarquons que le taux des infractions commises par les candidats libres est 3
fois supérieur à celui des autres candidats (1.95 cas pour 100 candidats contre
0.66) comme le montre le tableau suivant (session 2018) :
Infraction
/ 100 candidats |
Nb de cas
d'infractions |
Effectif
des candidats |
Type |
1.95 |
59 |
3026 |
Libre |
1.11 |
188 |
16884 |
Privé |
0.66 |
704 |
106150 |
Public |
0.75 |
951 |
126060 |
TOTAL |
Pour conclure,
disons que les sanctions de plus en plus sévères et les mesures répressives
sont certainement inévitables, mais malheureusement elles ne vont pas éradiquer
ce phénomène. Et, si l'on est pessimiste, nous disons qu'elles ne vont même pas
le réduire. D'ailleurs, les informations officielles viennent de nous confirmer
que ni la campagne de sensibilisation ni la nouvelle mesure d'interdire les téléphones
pour toutes les personnes dans les centres d'examen (candidats et personnels,
sauf le président du centre), ni enfin la lourdeur des sanctions encourues par
les fraudeurs, n'ont découragé les fraudeurs puisqu'on a déjà enregistré 78 cas
de fraudes la première journée , 201 cas au
cours de la deuxième journée et 233 cas au cours de la 3ème journée de cette
session 2022, il s'agit là de statistiques provisoires
en attendant ce que nous révèlera la correction.
Mongi AKROUT et Abdessalem BOUZID, Inspecteurs
généraux de l'éducation retraités
Tunis, juin 2022
Pour accéder à la version Arabe, cliquer ici
[1] Pour revoir les articles précédents consacrés à la question des fraudes , cliquer sur les deux liens ci-dessous:
La fraude à l'examen du baccalauréat
http://bouhouchakrout.blogspot.com/2014/05/la-fraude-lexamen-du-baccalaureat.html
Décret d’Ahmed
Bey relatif aux fraudes aux examens et aux concours
http://bouhouchakrout.blogspot.com/2018/06/decret-dahmed-bey-relatif-aux-fraudes.html
Quoi de neuf au Baccalauréat 2021: de nouvelles
mesures pour lutter contre la fraude et les mauvaises conduites.
https://bouhouchakrout.blogspot.com/2021/06/quoi-de-neuf-au-baccalaureat-2021-de.html
[2]
https://ultratunisia.ultrasawt.com
[3]
http://newsplus.tn
[4]
https://ar.webmanagercenter.com/2022/05/15
[5]http://www.zoomtunisia.net/article/95/75981.html
[6]l’arrêté du ministre de l’éducation et de la
formation du 24 avril 2008 relatif au
régime de l’examen du baccalauréat ,
jort n° 34 du 25 avril 2008.
[7]Arrêté du ministre de l'éducation du 14 mars 2014, modifiant et
complétant l'arrêté du 24 avril 2008 relatif au régime de l'examen du
baccalauréat.
[8]Arrêté du
ministre de l'éducation du 5 février 2018, complétant l'arrêté du 24 avril
2008, relatif au régime de l'examen du baccalauréat.
[9]Arrêté du ministre de l'éducation du 15 mai 2018, modifiant l'arrêté du 24 avril 2008, relatif au régime de l'examen du baccalauréat.
[10]Arrêté du ministre de l'éducation du 15 mai 2018, modifiant l'arrêté du 24 avril 2008, relatif au régime de l'examen du baccalauréat.
[11]Arrêté du ministre de
l'éducation du 02 avril 2020, modifiant l'arrêté du 24 avril 2008, relatif au
régime de l'examen du baccalauréat.
[12]Arrêté du ministre de l'éducation du 29 mars 2020, modifiant et complétant l'arrêté du 24 avril 2008, relatif au régime de l'examen du baccalauréat.
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