dimanche 2 octobre 2022

Le bonbon de l’instituteur

 


Abdellatjf Hdhili

Le blog pédagogique reprend cette semaine du service après les vacances d'été, nous avons choisi pour ce premier numéro de vous proposer un texte émouvant 
 que j'ai lu sur  la page officielle  de notre ami  Abdellatif Hdhili

L’année dernière, le blog pédagogique avait inauguré sa nouvelle année en reproduisant un post publié par notre ami Adel Haddad en hommage à son école primaire. Cette année c’est à un autre philosophe que le blog cède la parole. Il s’agit de notre cher ami Abdellatif  Hdhili qui a publié un hommage à son école et à son instituteur.

 Le post de Si Abdellatif est un message pour tous les instituteurs à qui il veut rappeler que le mot qu’ils  disent  à un de leurs élèves ou le geste qu’ils font en classe peuvent avoir des conséquences très graves (positives ou négatives)  sur le devenir de cet élève. Si Abdellatif en est une illustration.

 C’est pour cela que le blog a voulu reprendre ce post au moment où nous entamons une nouvelle rentrée scolaire. Si Abdellatif nous parle de son école primaire, elle s’appelait à l’époque « l’école primaire Ettakadom». Depuis elle a changé de nom et s’appelle désormais « l’école primaire Sidi Jilani », située dans la banlieue de Sfax, à 4 km du centre ville sur la route El Ain. Son directeur à cette époque (les années soixante) était Mohamed Kammoun. Il était comme la plupart des directeurs de ce temps un homme de poigne, sévère et craint de tous les élèves, mais il avait pris l’habitude de leur jouer du violon pour accompagner les chants, ce qui attisait leur curiosité et leur admiration et atténuait la peur qu’il suscitait en eux.

Si Abdellatif nous relate dans ce post une aventure qu’il a vécue il ya plus de 60 ans et qu’il n’a pas oubliée dans les moindres détails. Il était à l’époque en classe de deuxième année (année scolaire 1962-1963). Son maître s’appelait Si Abderrahman Chabouni. Il y avait aussi Mohamed Benjdidia, Youssef Cheikhrouhou, hédiDrira, Habib Mnif… L’agent de service ( le Chaouch) cité par Si Abdellatif et qui l’avait sauvé d’une punition de la part de son père en cachant la raison réelle de son retard, s’appelait Houcine Damak C’était l’homme à tout faire :  il faisait fonction de gardien de l’école, se chargeait de faire le ménage et nettoyait les salles de cours,  il se faisait aussi cuisinier pour  réchauffer le lait du matin pour les élèves nécessiteux et pour leur préparer le repas du midi. Parmi les plats qu’il préparait, il y avait le ragout de pois chiches (mermez) et les abats  (Krich). L’auteur se rappelait bien de ces deux plats bien qu’il ne faisait pas partie des enfants qui mangeaient à la cantine car son père refusait cela.

Merci Si Abdellatif pour ce voyage dans un passé que notre génération a connu de près ; et merci pour cet hommage à une école , à des hommes et des femmes qui ont contribué à bâtir ce pays et à éduquer au moins deux générations. Merci enfin de nous avoir permis de partager votre témoignage avec les amis du blog.

 Le Blog pédagogique, octobre 2022

 

Ma mémoire m'a ramené au début des années soixante du siècle dernier lorsque j'étais élève en deuxième année  primaire.

 Mon école, messieurs, était composée de quatre salles dont les fenêtres donnaient sur une cour de forme carrée protégée par une clôture. Juste à côté de la porte d’entrée de l'école, se trouvait le bureau du directeur, où se réunissaient  les instituteurs, et d'où retentissait le son de la sonnerie, annonçant le début ou la fin de la classe.

Dans un coin de la cour se dressait un petit palmier, pâle et souffrant, comme s’il était atteint d’une anémie et d’un rhumatisme aux articulations. C’était au pied de ce palmier que les élèves purgeaient leur peine en plein air et sous le regard de tous les autres élèves.

Un jour triste, lourd et humiliant, ma malchance m'a amené à être désigné par notre maitre parmi la liste des élèves invités au tableau noir pour réciter la récitation. Ce fut pour moi un moment terrible : bégaiement, voix faible et hésitante. Tout indiquait que je n’ai pas bien appris ma récitation. Mes amis suivaient la scène avec beaucoup d’attention. Il y avait ceux qui étaient sûrs d’eux-mêmes car ils avaient bien appris la récitation, mais il y avait ceux qui tremblaient de peur et il y avait qui jubilaient et se moquaient. Certains levaient  le doigt faisant semblant d’être prêts pour la récitation, alors que d’autres s’étaient mis à sucer leurs doigts, ignorant ce qui se passait autour d'eux. Le maître m’apostropha d'une voix forte et mécontente : « Ça suffit, ça suffit ; tu n’as pas appris ta récitation et c’est tout. Je vais te réserver une place   confortable sous le tronc du palmier, et demain je verrai si tu as appris ta récitation. Regagne ta place et ne refais plus cela ». J’ai demandé pardon, je l'ai supplié d'annuler la punition, mais c’était en vain, j’avais très peur car si mon père l’apprenait, j’aurais droit à une sévère correction et à des blâmes. Mon Dieu, qu’il est dur ton cœur mon maître...

L'heure de punition est longue et lourde pour quelqu'un qui n'a pas le choix.  Comme je ne suis pas rentré à l’heure habituelle alors que notre maison est proche de l'école, l’un de mes parents est venu me chercher, Am Houcine  " le gentil gardien et agent  d’entretien  de l'école, pour m’épargner le courroux de mon père, lui  cacha la raison exacte de mon retard en lui disant  que c’est lui qui m’a retenu pour  l’aider à remplir les encriers des tables. L'orage est passé paisiblement car la punition et la retenue, dans notre milieu social, représentaient un scandale.  A l'époque  on assimilait l’élève qui est retenu après les cours  à un délinquant qui purge une peine de prison et  l’élève qui redouble sa classe est  qualifié de  sardine.

Le lendemain, je suis entré dans la salle, les pas lourds, vaincu et brisé, incapable de regarder dans les yeux du maître. Il m'a demandé de réciter de nouveau la récitation d’hier, ce que j’ai fait, puis il m'a demandé d'écrire une courte phrase au tableau. Ô mon Dieu ! Comme il est difficile d'écrire au tableau, quand les yeux de tes camarades (chats jubilant) surveillaient tes mouvements et guettaient tes trébuchements. J'ai accompli la tâche sans encombre, puis le maître a pris sa longue règle, il la passa sur mes cheveux, inspectant attentivement leurs racines pendant que je suais. Dieu merci, il ne trouva ni poux ni lentes qui sévissaient à cette époque. Il examina ensuite mes ongles et mes vêtements ; "le contrôle technique" se passa sans problèmes, mais ce qui me fit honte, c'étaient les morceaux de tissus qui ornaient mon tablier, que ma mère cousait pour le raccommoder avec des morceaux de tissu qui ressemblent au tissu originel du tablier.

Le Maître a souri, c'est un événement en soi. Au début, j'ai cru qu'il se moquait de moi, mais il m'a remercié pour la qualité de ma récitation, de mon écriture et pour ma propreté, rappelant les paroles du prophète : « La propreté fait partie de la foi » ; puis il m'a donné un bonbon pour me récompenser. Je ne sais pas comment je l'ai pris et où je l'ai mis et combien de temps je l'ai gardé. J'ai souri et les larmes coulaient sur mes joues, je ne pouvais pas croire ce qui m’arrivait. J'aurais aimé qu'il répétât les gracieuses expressions de remerciements encore et encore. Croyez-moi, mon état mental s’est complètement transformé, je suis passé de quelqu’un qui doutait de ses moyens et des ses capacités à quelqu’un qui a confiance en soi. " Le mot est un outil puissant" (Freud). J’ai regagné ma place comme quelqu'un qui a remporté une médaille olympique en me disant : (Ô tout le monde, Ô ma famille et mes voisins, je veux vous prendre dans mes bras). Je voulais remercier mon instituteur et lui dire beaucoup de choses, mais se soucie-t-il de ma personne et m'écoute-t-il moi seul ? Je voulais lui dire  que je vis avec ma famille dans une seule chambre où nous cuisinons, mangeons, étudions, dormons, et  où les invités y dorment aussi avec la mobylette bleue  de mon père sous nos pieds. Mon père était un  journalier laborieux dont la devise était : « A chaque jour suffit sa peine », nous n’avions ni l’électricité ni l’eau potable, nous la cherchions chaque jour  à la citerne publique dans  la cruche que l'on portait sur le dos forcément mouillé. La table basse sur laquelle on mangeait  est la même sur laquelle mes frères et moi préparions nos leçons à la lueur  d’une lampe à carbure ou d'une bougie  qui se consumait  très rapidement, si bien qu’il est rare qu’on puisse terminer nos devoirs  la nuit et la seule solution était de se lever tôt le matin pour les achever. Mon cher maître, notre bibliothèque à la maison, est la niche   dans laquelle nous mettons le pain frais et  le pain sec, les fournitures du café et du thé, etc., à coté desquels  nous rangeons les livres, les cahiers, l'encre, le buvard, la craie, le ballon  qu’on a fabriqué  avec les sacs de ciment, la toupie de l'automne et les billes du printemps. Je voulais lui dire que mon ardoise appartenait à l'origine à  Sidi  c'est-à-dire à mon frère aîné, et voici mon cartable usé et troué, témoin de la succession des générations, avec tout cela mon père, fier et avec beaucoup d’amour-propre, refusait  même de parler de l'aide du Omda, qu'il détestait sans que nous connaissions la raison.

Maitre, il n'y a pas dans mon entourage quelqu’un d’instruit  qui était capable de m'encadrer et de m’orienter, mon problème résidait dans l’absence de conditions qui aident à la concentration dans notre maison -  car malgré sa modestie et son exiguïté, elle est toujours une destination d'hôtes compte tenu de notre milieu rural d’origine  et la rareté des moyens de transport. Malgré tout cela, je sens que j’étais injuste envers moi-même et envers ma famille laborieuse, ma situation est bien meilleure que celle de cet orphelin qui est assis au fond de la salle de classe, qui terminait ses devoirs sur le pas de la fenêtre des voisins  pour profiter de la lumière électrique jaune qui provenait de la chambre d'un  gentil voisin qui laissait exprès  la lampe de sa chambre allumée pour que les  enfants des voisins pussent préparer leurs leçons.

Combien étiez-vous élégant mon maître, compréhensif, indulgent, miséricordieux, omniscient, généreux. Quand vous parliez,  vous disiez la vérité et quand vous punissiez, vous pardonniez, c’était avec un simple mot, bref et sérieux et avec un geste éloquent et symbolique que vous m’aviez changé d’un état de désespoir et de passivité à un état d’ambition, d’équilibre et de sérénité pour qui la réussite est devenue le mot d’ordre.

Abdellatif Hdhili Professeur de philosophie retraité

Traduction Akrout Mongi&Abdessalam Bouzid  

Tunis, octobre 2022

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