Ma
mémoire m'a ramené au début des années soixante du siècle dernier lorsque
j'étais élève en deuxième année
primaire.
Mon école, messieurs, était composée de quatre
salles dont les fenêtres donnaient sur une cour de forme carrée protégée par
une clôture. Juste à côté de la porte d’entrée de l'école, se trouvait le
bureau du directeur, où se réunissaient
les instituteurs, et d'où retentissait le son de la sonnerie, annonçant
le début ou la fin de la classe.
Dans
un coin de la cour se dressait un petit palmier, pâle et souffrant, comme s’il
était atteint d’une anémie et d’un rhumatisme aux articulations. C’était au
pied de ce palmier que les élèves purgeaient leur peine en plein air et sous le
regard de tous les autres élèves.
Un
jour triste, lourd et humiliant, ma malchance m'a amené à être désigné par
notre maitre parmi la liste des élèves invités au tableau noir pour réciter la
récitation. Ce fut pour moi un moment terrible : bégaiement, voix faible et
hésitante. Tout indiquait que je n’ai pas bien appris ma récitation. Mes amis
suivaient la scène avec beaucoup d’attention. Il y avait ceux qui étaient sûrs
d’eux-mêmes car ils avaient bien appris la récitation, mais il y avait ceux qui
tremblaient de peur et il y avait qui jubilaient et se moquaient. Certains
levaient le doigt faisant semblant
d’être prêts pour la récitation, alors que d’autres s’étaient mis à sucer leurs
doigts, ignorant ce qui se passait autour d'eux. Le maître m’apostropha d'une
voix forte et mécontente : « Ça suffit,
ça suffit ; tu n’as pas appris ta récitation et c’est tout. Je vais te réserver
une place confortable sous le tronc du
palmier, et demain je verrai si tu as appris ta récitation. Regagne ta place et
ne refais plus cela ». J’ai demandé pardon, je l'ai supplié d'annuler
la punition, mais c’était en vain, j’avais très peur car si mon père
l’apprenait, j’aurais droit à une sévère correction et à des blâmes. Mon Dieu,
qu’il est dur ton cœur mon maître...
L'heure
de punition est longue et lourde pour quelqu'un qui n'a pas le choix. Comme je ne suis pas rentré à l’heure
habituelle alors que notre maison est proche de l'école, l’un de mes parents
est venu me chercher, Am Houcine "
le gentil gardien et agent
d’entretien de l'école, pour
m’épargner le courroux de mon père, lui cacha
la raison exacte de mon retard en lui disant
que c’est lui qui m’a retenu pour
l’aider à remplir les encriers des tables. L'orage est passé
paisiblement car la punition et la retenue, dans notre milieu social,
représentaient un scandale. A l'époque on assimilait l’élève qui est retenu après
les cours à un délinquant qui purge une
peine de prison et l’élève qui redouble
sa classe est qualifié de sardine.
Le
lendemain, je suis entré dans la salle, les pas lourds, vaincu et brisé,
incapable de regarder dans les yeux du maître. Il m'a demandé de réciter de
nouveau la récitation d’hier, ce que j’ai fait, puis il m'a demandé d'écrire
une courte phrase au tableau. Ô mon Dieu ! Comme il est difficile d'écrire au
tableau, quand les yeux de tes camarades (chats jubilant) surveillaient tes
mouvements et guettaient tes trébuchements. J'ai accompli la tâche sans
encombre, puis le maître a pris sa longue règle, il la passa sur mes cheveux,
inspectant attentivement leurs racines pendant que je suais. Dieu merci, il ne
trouva ni poux ni lentes qui sévissaient à cette époque. Il examina ensuite mes
ongles et mes vêtements ; "le contrôle technique" se passa sans
problèmes, mais ce qui me fit honte, c'étaient les morceaux de tissus qui
ornaient mon tablier, que ma mère cousait pour le raccommoder avec des morceaux
de tissu qui ressemblent au tissu originel du tablier.
Le
Maître a souri, c'est un événement en soi. Au début, j'ai cru qu'il se moquait
de moi, mais il m'a remercié pour la qualité de ma récitation, de mon écriture
et pour ma propreté, rappelant les paroles du prophète : « La propreté fait
partie de la foi » ; puis il m'a donné un bonbon pour me récompenser. Je ne
sais pas comment je l'ai pris et où je l'ai mis et combien de temps je l'ai
gardé. J'ai souri et les larmes coulaient sur mes joues, je ne pouvais pas
croire ce qui m’arrivait. J'aurais aimé qu'il répétât les gracieuses
expressions de remerciements encore et encore. Croyez-moi, mon état mental
s’est complètement transformé, je suis passé de quelqu’un qui doutait de ses
moyens et des ses capacités à quelqu’un qui a confiance en soi. " Le mot
est un outil puissant" (Freud). J’ai regagné ma place comme quelqu'un qui
a remporté une médaille olympique en me disant : (Ô tout le monde, Ô ma famille
et mes voisins, je veux vous prendre dans mes bras). Je voulais remercier mon
instituteur et lui dire beaucoup de choses, mais se soucie-t-il de ma personne
et m'écoute-t-il moi seul ? Je voulais lui dire
que je vis avec ma famille dans une seule chambre où nous cuisinons,
mangeons, étudions, dormons, et où les
invités y dorment aussi avec la mobylette bleue
de mon père sous nos pieds. Mon père était un journalier laborieux dont la devise était : «
A chaque jour suffit sa peine », nous n’avions ni l’électricité ni l’eau
potable, nous la cherchions chaque jour
à la citerne publique dans la
cruche que l'on portait sur le dos forcément mouillé. La table basse sur
laquelle on mangeait est la même sur
laquelle mes frères et moi préparions nos leçons à la lueur d’une lampe à carbure ou d'une bougie qui se consumait très rapidement, si bien qu’il est rare qu’on
puisse terminer nos devoirs la nuit et
la seule solution était de se lever tôt le matin pour les achever. Mon cher
maître, notre bibliothèque à la maison, est la niche dans laquelle nous mettons le pain frais
et le pain sec, les fournitures du café
et du thé, etc., à coté desquels nous
rangeons les livres, les cahiers, l'encre, le buvard, la craie, le ballon qu’on a fabriqué avec les sacs de ciment, la toupie de
l'automne et les billes du printemps. Je voulais lui dire que mon ardoise
appartenait à l'origine à Sidi c'est-à-dire à mon frère aîné, et voici mon
cartable usé et troué, témoin de la succession des générations, avec tout cela
mon père, fier et avec beaucoup d’amour-propre, refusait même de parler de l'aide du Omda, qu'il
détestait sans que nous connaissions la raison.
Maitre,
il n'y a pas dans mon entourage quelqu’un d’instruit qui était capable de m'encadrer et de
m’orienter, mon problème résidait dans l’absence de conditions qui aident à la
concentration dans notre maison - car
malgré sa modestie et son exiguïté, elle est toujours une destination d'hôtes
compte tenu de notre milieu rural d’origine
et la rareté des moyens de transport. Malgré tout cela, je sens que
j’étais injuste envers moi-même et envers ma famille laborieuse, ma situation
est bien meilleure que celle de cet orphelin qui est assis au fond de la salle
de classe, qui terminait ses devoirs sur le pas de la fenêtre des voisins pour profiter de la lumière électrique jaune
qui provenait de la chambre d'un gentil
voisin qui laissait exprès la lampe de
sa chambre allumée pour que les enfants
des voisins pussent préparer leurs leçons.
Combien
étiez-vous élégant mon maître, compréhensif, indulgent, miséricordieux,
omniscient, généreux. Quand vous parliez,
vous disiez la vérité et quand vous punissiez, vous pardonniez, c’était
avec un simple mot, bref et sérieux et avec un geste éloquent et symbolique que
vous m’aviez changé d’un état de désespoir et de
passivité à un état d’ambition, d’équilibre et de sérénité pour qui la réussite
est devenue le mot d’ordre.
Abdellatif
Hdhili Professeur de philosophie retraité
Traduction
Akrout Mongi&Abdessalam Bouzid
Tunis, octobre
2022
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