dimanche 5 novembre 2023

Représentation des enseignants et le métier d’enseigner.

 

 

Mohamed Debbabi

Le blog pédagogique partage avec ses amis(es) des réflexions de l'un des pionniers de l'inspection pédagogique, M°Mohamed Debbabi, l'inspecteur principal des sciences physiques, qui publie depuis quelques années des réflexions et des études  sur le métier d'enseignant et sur les pratiques pédagogiques, il a traité entre autre les questions de la transposition didactique, des conceptions spontanées des élèves, de
l'évaluation des compétences pédagogiques du professeur, des expériences de cours et les travaux pratiques …


Nous avons choisi cette semaine de reprendre une étude très intéressante intitulée: "Les représentations des enseignants et le métier d'’enseigner". M° Debbabi dénonce dans cette étude" la  culture pédagogique du milieu scolaire,  qui a souvent tendance à survaloriser la formation sur le tas, ou l’expérience quotidienne au détriment des connaissances théoriques sur l’apprentissage et l’enseignement. " et affirme que pour améliorer leurs pratiques pédagogiques, les enseignants doivent se fonder, "non seulement sur l’expérience personnelle, mais aussi sur les résultats des recherches en psychopédagogie et en didactique ".

Nous remercions M°Debbabi  pour  sa confiance .  

 

 

A-  Est-il nécessaire d’exiger une formation des enseignants adaptée aux besoins des élèves ?

 

I-   Le métier  d’enseigner : les conceptions des enseignants

 

Pour répondre à cette question, je voudrais me référer  à des constatations que j’ai eu souvent l’occasion de relever au cours des discussions sur la représentation de la plupart des enseignants sur le « métier d’enseigner » entre autres :

Rares sont les enseignants qui fondent leurs activités sur les résultats de recherches dans les domaines de la psychopédagogie, de la didactique, de la psychologie, de l’histoire des sciences.

La  culture pédagogique du milieu scolaire, a souvent tendance à survaloriser la formation sur le tas, ou l’expérience quotidienne au détriment des connaissances théoriques sur l’apprentissage et l’enseignement. On entend souvent des enseignants, ayant de nombreuses années d’expériences, inviter les stagiaires à oublier rapidement les connaissances  théoriques acquises à l’université, ou à remettre en question l’efficacité et la pertinence de « la formation  pédagogique » donnée aux futurs enseignants, alimentant ainsi, un préjugé défavorable à l’égard  de l’éducation.

 

Derrière ces attitudes se cache une conception encore dominante d’un métier qui s’apprend à force d’essais et d’erreurs, qui exige essentiellement de connaître sa matière pour bien l’enseigner et que, plus on a d’expérience mieux on enseigne. Cette conception de l’enseignement justifie à tort, une grande résistance à l’innovation et à la remise en question des explications apportées aux difficultés d’apprentissage des élèves : «  Ils ne sont pas motivés, ils n’écoutent pas, les enseignants des années précédentes ont mal travaillé, les élèves ne possèdent pas les bases nécessaires pour avancer et réussir, les parents ne s’occupent plus de leurs enfants, les jeunes ne recherchent que le plaisir, ils ont la vie trop facile, ils ne veulent pas faire les efforts nécessaires à leur apprentissage… », Cette liste de jugements pourrait s’allonger, elle dénote une vision négative de la société des adultes à l’égard de la société des jeunes. Autrement dit, c’est l’élève qui est le problème dans l’institution scolaire. Si celui-ci était différent, s’il se pliait aux exigences véhiculées par le monde de l’éducation, il n’y aurait pas de problème.

 

Implicitement les parents adhèrent à cette vision négative des jeunes ; ils veulent une institution rigide, réglementée, exigeante et axée sur le rendement et l’excellence. Ils veulent aussi que les jeunes apprennent à  respecter les adultes et se soumettent aux directives de ceux-ci. Ce qui provoque une réaction similaire des jeunes à l’égard des adultes. Nous assistons ainsi à des tensions réelles qui deviennent de plus en plus marquées entre les adolescents d’une part,  les professeurs et les parents d’autre part. Ainsi s’installe un clivage entre les générations qui devient profond et dont les conséquences se répercutent particulièrement dans le monde scolaire, sur la discipline des élèves, leur motivation en classe et l’intérêt apporté aux contenus enseignés.  

     

1-   Le cadre de référence de l’enseignant.

 

Pour comprendre la réalité et intervenir dans l’univers  propre dans lequel ils sont appelés à évoluer, univers qui les met  en contact des jeunes, les enseignants se réfèrent  à des représentations mentales de cette réalité perçue ; chacun construit ainsi son propre « cadre de référence » sous la forme d’un ensemble plus ou moins organisé de connaissances, d’idées, de concepts abstraits qui lui permet d’observer les évènements et les phénomènes  d’enseignement et d’apprentissage. Ces conceptions sont leur référence pour lire la réalité de la  classe, l’interpréter et intervenir efficacement en ce qui la concerne.

Les enseignants ne sont pas différents de tous les êtres  humains : leurs conceptions s’alimentent à des sources diverses ; certaines sont construites spontanément et intuitivement, d’autres sont issues de l’expérience, c'est-à-dire de l’observation, d’autres sont finalement le produit d’une démarche méthodique de réflexion.

 

 Ainsi bon nombre de conceptions que l’on trouve chez les enseignants sont en fait des théories spontanées, des connaissances immédiates qui ne font pas appel au raisonnement, mais qui tirent leur origine du sens commun (croire, par exemple que souhaiter bonne chance aux élèves avant un examen est une bonne façon de les encourager).

  Certaines de nos conceptions nous viennent de la tradition (beaucoup d’enseignants croient qu’il suffit de connaître sa matière pour pouvoir l’enseigner ; ils croient aussi que plus on enseigne mieux on enseigne.)

 

Ces conceptions spontanées sont certainement valables dans certains contextes, mais elles sont de valeur inégale et même parfois d’une utilité relative lorsqu’il s’agit de comprendre, de prédire et d’agir. Ainsi certaines recherches sur les représentations des élèves montrent que leur souhaiter bonne chance la veille d’un examen renforce l’idée que la chance plutôt que l’effort permet de réussir. Bon nombre de travaux ont montré que l’expérience de  l’enseignant ne constitue pas en soi une meilleure adaptation aux pratiques pédagogiques et aux techniques de la classe. Finalement, les recherches confirment qu’enseigner «  ce n’est pas seulement savoir quelque chose ; c’est savoir quelque chose et faire en sorte que quelqu’un d’autre l’apprenne également. »

 

2-) Le savoir théorique de l’enseignant (dans le domaine psychopédagogique).

 

 Les recherches en psychopédagogie montrent que l’expérience personnelle, comme il a été signalé plus haut, n’engendre pas automatiquement la construction des représentations rationnelles de la réalité. Ainsi au-delà de la pratique d’enseignement qui ne semble pas toujours  produire les résultats souhaités, on peut se demander sur quoi s’articule cette pratique et s’interroger sur la valeur de ses fondements théoriques. Ces recherches ont montré que ceux qui sont efficaces, se distinguent par une pratique qui s’appuie sur : 

 

·       Un savoir  conceptuel étendu et bien organisé dans le domaine de la discipline.

·       Des procédures automatisées (des procédés et des techniques routiniers d’enseignement exécutées avec souplesse et sans grand effort.)

·       Un ensemble stratégique  d’interventions facilitant l’apprentissage.

 

Ils ont montré aussi que la façon d’enseigner repose en grande partie sur certaines  préconceptions de l’enseignant : Jerome Bruner[1] (1996) affirme à ce propos que «  si l’on considère que l’esprit humain est avant tout pouvoir d’association et formation d’automatismes, on privilégie les batteries d’exercices répétitifs et l’on décrète que c’est la vraie pédagogie. En  revanche si l’on considère que l’esprit humain est avant tout capacité à réfléchir et à discuter sur la nature des vérités nécessaires, on leur préfèrera le dialogue. Chacune de ces deux  approches est fonction de notre conception de la société idéale et du citoyen idéal. »

Certaines conceptions mal fondées du savoir et de la cognition, encore très présentes chez les enseignants, expliqueraient des pratiques à  efficacité douteuse, notamment la persistance des cours exclusivement magistraux, sans supports expérimentaux, l’engouement pour les batteries d’exercices et une obsession de l’évaluation normative et certificative. Une étude menée par Barth (1993)[2] montre que « la représentation la plus fréquente des enseignants du savoir est celle d’une matière extérieure à l’élève qu’il faut découper de manière à ce que ça rentre et puisse être stockée dans la mémoire de l’élève. Le savoir est vu comme indépendant de l’apprenant. »  

 

3-   Conclusion : enseigner en connaissance de cause.

 

Il est certain que fonder l’enseignement sur la connaissance de la matière, le bon sens, l’expérience, l’intuition, le talent, ne favorise en aucune façon la formation des savoirs et des savoirs faire spécifiques pour exercer le métier.

 

 Les savoirs relatifs à la cognition ( عملية الادراك), à sa dynamique, aux catégories des connaissances, au traitement de l’information par l’apprenant, à la transposition didactique, constituent un cadre référentiel précieux pour enseigner. Une formation dans ces domaines permet de mieux comprendre les difficultés de certains élèves notamment celles qui sont liées à leur motivation.

 

 La rapide progression de la recherche dans les différents domaines liés à l’apprentissage pendant ces dernières années a mené à des découvertes fascinantes pour ceux qui ont « la  mission de faire apprendre ». Fonder la pratique pédagogique, non seulement sur l’expérience personnelle, mais aussi sur les résultats des recherches, devrait contribuer à améliorer la pratique pédagogique des enseignants.

 

L’enseignant n’échappe pas à la règle générale de toutes les disciplines et professions : l’expérience personnelle doit être source de savoir mais,  pour apprendre d’elle,  on doit chercher à comprendre les déterminants, à construire des concepts propres à la profession, à se doter d’un vocabulaire permettant de décrire la réalité vécue. Ce cadre, issu des recherches dans les domaines relatifs à l’apprentissage et appelé «cadre conceptuel » met à notre disposition des énoncés, des faits, des concepts, des théories validées et des modèles qui constituent des apports nécessaires dans l’exercice de notre profession. 

 

4-  EXEMPLES.

Premier exemple : Quelques questions issues  de la recherche pour aider le professeur à adapter son cours :

Plusieurs chercheurs avancent que l’apprentissage est un exercice de pensée et de réflexion  qui se situe à deux niveaux : le savoir et son élaboration. L’action pédagogique exige la prise en compte de ces deux niveaux. Autrement dit, il y a dans les programmes scolaires un savoir qui est à enseigner.  Avant de le transmettre il faut le rendre transmissible : c'est-à-dire délimiter le contenu en fonction d’un niveau donné, pour un public donné. Puis commence l’apprentissage proprement dit, qui déclenche chez les apprenants les opérations mentales visées. Ce travail intellectuel suscité par les activités proposées par l’enseignant, va permettre aux élèves de percevoir l’information,  de la  traiter ensuite et finalement atteindre le niveau d’abstraction. Ce processus pourrait être représenté par le schéma suivant :

 

·       1ere étape : Savoir de l’enseignant : rendre ce savoir transmissible.

·       2èmeétape : Savoir transmissible : exercer l’acte pédagogique (transmettre ce savoir).

·       3ème étape : quel est le savoir qui sera acquis et transféré ?

        Cela exige de l’enseignant à travailler quatre concepts :

1.    Le savoir et sa transformation  (transposition didactique)

2.    L’acte pédagogique.

3.    Les opérations mentales (le traitement de l’information au cours de l’apprentissage).

4.    L’évaluation du savoir acquis par l’élève avec transfert.

 

Dans le temps, nous pouvons délimiter l’action pédagogique par trois étapes : La préparation,  la réalisation,  l’intégration. (Voir tableau ci-dessous).

 

 

AVANT :   la mise en situation 

L’enseignant fait-il une mise en situation ? En quoi consiste-t-elle ?

Quelle forme de sensibilisation doit-il utiliser pour introduire l’apprentissage ?

A quels niveaux de complexité doit-il proposer le savoir à acquérir ?

Quels types de supports peut-il utiliser dans les différentes phases de l’apprentissage ?

Avec quel vocabulaire, quels exemples, quels auxiliaires pédagogiques va-t-il le présenter ?

 

PENDANT :la réalisation.

Comment les élèves travaillent-ils ?

 Quels genres d’activités sont proposés  aux élèves ?

Ces activités permettent-ils aux élèves d’atteindre les objectifs du programme ?

Les élèves sont-ils actifs ?

Quel est le rôle de l’enseignant ?

Le matériel didactique est-il approprié ? Est-il adéquatement exploité pour permettre aux élèves d’apprendre ?

 

 

APRES :   l’intégration.

 

 Les élèves ont-ils l’occasion d’éprouver qu’ils ont appris quelque chose durant ce cours ? Comment ?

Les élèves ont-ils l’occasion d’éprouver que ce qu’ils ont appris puisse  leur être utile ? Comment ?

 Les élèves ont-ils l’occasion d’améliorer leur façon d’apprendre ? Comment ?

Les élèves ont-ils l’occasion de réinvestir ce qu’ils ont appris ? Comment ?

 

 

 

Deuxième exemple : Quelques  réflexions sur nos représentations de l’évaluation.

 

Dans nos lycées, ce sont le contenu et la forme des examens de fin d’étapes et fin d’année qui déterminent les techniques adoptées par l’enseignant ; on prépare alors les élèves à les réussir. Examens uniformes imposés à tous les élèves au même moment et plusieurs fois par année, résultats chiffrés et consignés tels quels au bulletin avec  des appréciations et des jugements de valeurs parfois blessants ;   «  élève nul, élève peu doué, élève passable, ne fournit aucun effort… » Répartition  gaussienne  des élèves ( en fonction de notes  obtenues) ; il y a d’un côté  les mauvais élèves, les cancres, ceux qui ne travaillent pas, de l’autre côté nous trouvons ceux qui sont excellents, tandis que la majorité se répartit,  comme sur une courbe de Gauss, autour de la moyenne ! Telle est l’évaluation que nous avons subie lorsque nous étions élèves et telle est l’évaluation que nous pratiquons.   Nous oublions  (ou nous faisons semblant  d’oublier) les mauvais souvenirs et les injustices d’une telle évaluation normative.

 

Une telle représentation de l’évaluation, qui s’appuie sur une conception de l’apprentissage  renvoie à l’idée d’un récipient vide  que l’application et l’attention permettraient d’ouvrir à des savoirs que l’on déverserait méthodiquement ; elle renvoie aussi à la métaphore de la pyramide, bien régulière où heure après heure, leçon après leçon viendraient se poser les connaissances acquises et qui permettrait  de se hisser jusqu’à la classe supérieure. Cette représentation, conforme à l’affirmation implicite que les connaissances sont des choses  et que, comme toutes les choses on les acquiert et on les possède, on les accumule, ou bien on les abandonne pour leur en substituer d’autres toutes neuves et parfaitement adaptées. Comme toutes les choses, les connaissances sont considérées comme des biens que le travail permet d’obtenir et qu’il faut mériter. En toute justice si vous n’avez pas  ces connaissances (ou choses), il ne faut vous en prendre qu’à  vous-même puisque les occasions vous ont été offertes et que vous les avez laissées s’échapper.

 

Dans cette perspective la classe est  conçue comme le cadre où sont dispensées des connaissances…Il suffit de les entendre, de les revoir, de les appliquer avec attention jusqu’à l’appropriation  (batterie d’exercices similaires, série d’exercices, cours particuliers…) .Or  cette conception si elle est facile à mettre en œuvre, se heurte à deux réalités : la prise d’information n’est pas, d’une part, une opération de simple réception, d’autre part l’appropriation d’un savoir ne peut être renvoyée à la simple répétition même intensive.

Devant une telle situation, chaque professeur doit sortir de  «  l’inertie » qui le tient toujours accrocher aux mêmes conceptions de l’apprentissage  et de l’évaluation. N’est-il pas indispensable, après critique de nos pratiques évaluatives actuelles, de voir quels sont les outils que nous apportent les recherches dans ce domaine ?  N’est-il pas indispensable de préciser le sens de certains concepts-clés propres au discours pédagogique ?  Je pense, entre autres, aux concepts-clés : apprentissage, élève acteur, situation problème et d’analyser leurs incidences sur l’évaluation.

 

Mohamed Debbabi. Inspecteur principal des sciences physiques.

  Pour accéder à la version AR, Cliquer ICI



[1] Jerome Seymour Bruner, né le 1er octobre 1915 à New York et mort le 5 juin 2016 à Manhattan, est un psychologue américain ( ). Bruner propose une théorie de l'apprentissage basée sur la découverte de soi. Autrement dit, l'enfant acquiert des connaissances par lui-même. Il a observé que l'esprit n'était pas passif et que la motivation et les conditions sociales et culturelles permettent une compréhension globale de la réalité

[2]  Britt-Mari-Barth  : Professeur émérite à la Faculté d’éducation de l’Institut Supérieur de Pédagogie à l’Institut Catholique de Paris où elle enseigne depuis 1976. Elle est aussi actuellement professeur invité à l’Université Catholique de l’Ouest. Auteur de deux ouvrages principaux, L’Apprentissage de l’abstraction et Le savoir en construction (éditions Retz) qui sont considérés comme des textes de référence pédagogique, elle dirige également le Laboratoire de recherche pour le développement socio-cognitif.  https://www.babelio.com/auteur/Britt-Mari-Barth/82133

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire