lundi 22 juin 2015

Problématique de l’évaluation des dissertations au baccalauréat


L’évaluation de la production écrite de type dissertation (philosophique, littéraire ou en histoire géographie…) soulève beaucoup de questionnements dont le plus frappant est celui de l’écart entre les correcteurs ; cet écart, confirmé par plusieurs recherches, traduit en réalité des conceptions et des représentations différentes entre les correcteurs ; en schématisant à l’extrême, on pourrait distinguer deux grandes catégories de correcteurs :

- les « sévères[1] » qui ne permettent pas la moindre défaillance au niveau des idées ou au niveau méthodologique et de l’expression ; cette catégorie limite ses notes dans un intervalle qui se situe dans la partie basse de l’échelle théorique de la notation qui s’étale entre 0 et 20.
- les « généreux ou les indulgents » qui laissent passer certaines insuffisances, car, pour eux, les conditions particulières de l’examen pourraient affecter les possibilités du candidat ; cette deuxième catégorie de correcteurs aurait tendance à choisir d’utiliser l’intervalle de notation qui se situe dans le niveau supérieur de l’échelle.
Plusieurs recherches effectuées sur des copies réelles de baccalauréat en France   avaient toutes confirmé ce phénomène. [2]
Dans une récente étude de l’IREDU[3] (Institut de recherche sur l'éducation en France ), le chercheur  « a soumis six copies de sciences économiques et sociales (SES) des sessions 2006 et 2007 du bac à la correction de soixante-six professeurs de deux académies différentes. Les copies sont celles de candidats reçus à l'examen : deux sont des bons devoirs ayant reçu la note de 15/20 et quatre sont moyens, notés de 9 à 11/20. Le résultat est sans appel puisqu'un même devoir peut, selon le correcteur, être noté de 4 à 14/20 ou de 8 à 18/20 ! » La démonstration du chercheur est d'autant plus aboutie que dans les appréciations justifiant la note qu'ils ont attribuée, "les jugements professoraux diffèrent tout autant que les notes". Par exemple, une copie est notée 14/20 et qualifiée de "bon devoir, les connaissances sont maîtrisées", tandis qu'un autre correcteur lui attribue la note de 4/20, estimant que "l'élève ne maîtrise pas les notions".[4]

Nous avons pu constater le même phénomène au cours d’une formation de jeunes enseignants stagiaires de philosophie, où la même copie a obtenu des notes qui variait entre  6/20 et 15/20 ;  quant aux observations qui ont accompagné les notes, un premier stagiaire a mentionné qu’il s’agit d’un «  bon devoir , profond et argumenté , le deuxième  parle d’un « devoir moyen en général », et  enfin,  pour le troisième,  c’est un « devoir superficiel qui a négligé les aspects de la problématiques »[5] .
Comment faire face à ces « aléas » ?
Les chercheurs ont proposé plusieurs mesures pour limiter ces écarts dans la notation de ce type classique d’épreuves, car il serait prétentieux de pouvoir les enrayer[6], parmi ces mesures, il faudrait :
Ø Elaborer un  corrigé et un barème de correction et de distribution de la note aussi précis que détaillés et les discuter par les membres du jury avant le démarrage de la correction.
Ø Adopter la technique de la modération et de l’harmonisation des notes[7].
Ø constituer des commissions de correction équilibrées où siègeraient un correcteur « sévère » et un correcteur « indulgent ».
Ø Fournir à chaque correcteur  ou à chaque commission un feed back sur la distribution des notes qu’il (ou qu’elle)  a accordées avec la courbe des autres correcteurs  ou des autres commissions pour se situer , l’outil informatique peut rendre de grands services dans ce domaine)
Que fait on en Tunisie ?
§  Le recours à la double correction : Dès l’organisation des premiers examens nationaux  , Les autorités pédagogiques tunisiennes étaient conscientes de l’importance de cette question  et de son impact sur les résultats des élèves , c’est ainsi que l’article 25 de l’arrêté de 1957 relatif à l’organisation du premier bac tunisien[8]  avait prévu un mécanisme pour éviter les éventuelles sous évaluations, en précisant «  qu’en ce qui concerne la rédaction arabe ( et dans les séries transitoires la composition française) de toutes les séries de la première partie , et la dissertation philosophique de toutes les séries de la deuxième partie, il est procédé à une deuxième correction si la note donnée par le premier correcteur est égale ou inférieure à 6/20 ; si la deuxième note est différente de la première , la note de l’épreuve en est la moyenne. »
Cette mesure d’effectuer une deuxième correction intéresse la rédaction arabe et française et la dissertation philosophique, est considérée comme un mécanisme qui tend  vers une évaluation plus juste ( objective) et cherche à réduire les effets des différences entre les correcteurs ; l’arrêté  organisant le baccalauréat de 1963[9] a ajouté l’épreuve d’histoire géographie à la liste des matière concernée par d’éventuelle double correction  , en 1970[10] la liste fut restreinte à la rédaction arabe et à la dissertation philosophique lorsque la note attribuée par le premier correcteur serait inférieure à 5/20.
Il semble que ce mécanisme s’est avéré  insuffisant pour réduire les écarts entre les correcteurs ,  ce qui explique la décision d’instituer la double correction systématique depuis 1981 ou la mise en place de « commissions consultatives  de contrôle » pour les matières spécifiques de chaque section[11] , c'est-à-dire les épreuves de mathématiques et de sciences physiques pour les sections : «  Mathématiques et sciences » et «  Mathématiques technique » et  l’épreuve de littérature et de civilisation arabe et l’épreuve de philosophie pour la section « Lettres ». mais dans la pratique la double correction ne fut appliquée que pour les épreuves de dissertations, pour les autres matières ( les disciplines scientifiques) on s’est limité à recourir aux commissions de contrôle.
Dès 1992 , les matières concernées par la double correction sont fixées par arrêté [12] ,il s’agit des épreuves de l’épreuve de littérature et de civilisation arabe  pour la section « Lettres » et l’épreuve de philosophie pour toutes les sections, et l’épreuve d’économie pour la section « Economie et gestion » ,le procédé de contrôle par des commissions fut généralisées à toutes les autres épreuves  quant aux autres épreuves . 
§    Le regroupement des correcteurs : En plus de ces mesures, et dans un souci d’assurer les meilleures conditions de correction, il fut décidé de regrouper les correcteurs dans des centres de correction où s’effectue la correction sous la supervision d’un chef de jury (généralement un inspecteur ou à défaut un professeur expérimenté) à partir d’un barème et un corrigé unique conçu par une commission nationale.

§    L’adoption de grille d’évaluation : Quelques spécialités ont décidé , pour réduire les écarts et rapprocher les évaluations, d’adopter des grilles d’évaluation, les inspecteurs de philosophie étaient les pionniers dans ce domaine, suivi par les inspecteurs d’arabe , il s’agit de grilles détaillées qui essayent de fixer des intervalles de notes pour chaque domaine ou compétence à évaluer , l’expérience a donné la preuve de l’efficacité de cet outil , d’autre part , les différentes commissions nationales chargées d’élaborer les corrigés et les barèmes travaillent de plus en plus dans cette voie , les corrigés qu’on peut consulter sur le WEB ou dans la presse écrite en sont la preuve.
Toutes ces mesures visent la rationalisation de l’opération  de correction des copies des candidats, surtout pour les épreuves de dissertation qui continuent à être au centre d’une polémique quant à l’objectivité, la fiabilité et l’équité de l’évaluation.

Hédi bouhouch & Mongi Akrout
Tunis , Juin 2015


Articles sur la question

   La note de philo : une loterie ? (Lettre au journal Le Monde)

http://www.rencontres-philo.com/billets/billet/25

http://www.lefigaro.fr/actualite-france/2011/06/16/01016 20110616ARTFIG00727-comment-se-fabriquent-les-notes-du-baccalaureat.php

  De l'harmonisation du bac au sens ducollectif - Les Cahiers ...

    http://www.cahiers-pedagogiques.com/De-l-harmonisation-du-bac-au-sens-du-collectif

    Baccalauréat général - Textes de référence - Harmonisation ...










[1] Pour le chercheur Bruno Suchaut , il n’existait pas de correcteurs «  indulgents » ou «  sévères » , ils ne sont pas constants dans leurs pratiques de notation , ils peuvent noter très sévèrement une copie puis généreusement les deux autres ou inversement » figaro
[2]  Voir les études d’ Henri Poiron ,  de Maurice Reuchlin , et de  Gilbert De Lansheere  sur la question  
[3] En savoir plus sur http://www.lemonde.fr/societe/article/2008/03/11/la-loterie-de-la-notation-au-bac-soulignee-par-une-etude_1021758_3224.html#k3UcGlGSrazE1Y53.99
[4] La "loterie" de la notation au bac soulignée par une étude de l'Iredu - Le Monde.fr avec AFP | 11.03.2008 à 19h44 • Mis à jour le 11.03.2008 à 20h01
[5] Akrout, les variations de l’évaluation de la production des élèves par les correcteurs , publication du Créfoc  de Sfax - 1990

[6]  Un professeur de philosophie « Lassé de lire dans la presse au mieux des approximations dommageables et au pire des calomnies sur la correction de l'épreuve de philosophie du bac »  a écrit une lettre au journal  « le Monde »  dans la quelle  il reconnait   «  qu’un écart est inévitable … la seule façon de le supprimer serait de ne plus proposer des dissertations comme exercice d’examen »  pour justifier ces écarts , il écrit «  la dissertation est un exercice difficile qui suppose la saisie du problème posé , la compréhension de ses enjeux , la mise en œuvre d’une réponse grâce à une argumentation, comment évaluer un tel exercice ? »
[7] L’harmonisation de la notation est pratiquée en France «   La réunion d'harmonisation complète la réunion d'entente. Elle permet la comparaison des résultats (des moyennes et des répartitions des notes entre correcteurs et par sujet...), une nouvelle lecture de telle ou telle copie ou type de copie, la recherche des causes objectives susceptibles d'expliquer les écarts de notes importants, la révision éventuelle de certaines notes après discussion. Elle doit avoir lieu en fin de correction, mais de façon à permettre encore d'ultimes modifications. »
Harmonisation de la notation aux épreuves écrites du baccalauréat, http://eduscol.education.fr/cid46485/textes-de-reference-harmonisation-de-la-notation.html

[8] Arrêté du Ministre de l’éducation nationale en date du 17 avril 1957 relatif à l’organisation du baccalauréat de l’enseignement secondaire, jort n° 32 du 19 avril 1957 .
[9] Arrêté  du secrétaire d’état à l’éducation nationale  du 1 avril 1963 relatif à l’examen du baccalauréat de l’enseignement secondaire. jort n° 16  du   2 avril 1963 .( article 12)

[10] Arrêté du ministre de l’éducation,  de la jeunesse et du sport  du 14 avril 1970  modifiant l’arrêté  du secrétaire d’état à l’éducation nationale  du 1 avril 1963 relatif à l’examen du baccalauréat de l’enseignement secondaire.( article 12 nouveau)

[11]  L’article 13 Arrêté du  ministre  de l’éducation  nationale  du 16 avril 1981 relatif à l’examen du baccalauréat de l’enseignement secondaire, (jort n°28 du 24 avril 1981) a précisé la manière de trancher les cas où un écart excessif est constaté entre les deux correcteurs
[12] Arrêté du 30 avril 1994 et l’arrêté du 28 mars qui l’a modifié (article 1)

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