Hédi Bouhouch |
Le blog pédagogique poursuit la publication des articles dédiés à la plus vieille institution d'enseignement qui remonte au moyen âge, il s'agit du Koutteb qui était l'unique lieu où les jeunes tunisiens musulmans apprenaient le Coran et les rudiments de la langue arabe. Cette vieille institution a bien résisté au temps malgré l'apparition de nouvelles institutions modernes surtout avec le protectorat français.
L'article de cette semaine est consacré aux
controverses autour de l'existence même du Kouttab à l'époque du protectorat, entre les partisans de la
poursuite de sa mission en dépit de l'existence des nouvelles écoles et ses
détracteurs qui appellent à sa disparition du paysage scolaire.
Les
positions des différents acteurs vis-à-vis des Kouttebs
Au début
du XXème siècle, le pays a connu un débat très animé autour de l'avenir des
Kouttebs. Les positions et les avis des différentes acteurs étaient opposés,
variant entre ceux qui tenaient à les conserver, les considérant comme le moyen
pour sauvegarder la personnalité arabo musulmane de la Tunisie et pour
contrecarrer la politique d'assimilation et de naturalisation, et ceux qui
appellent à leur disparition et leur remplacement par les écoles modernes qui sont le meilleur moyen pour permettre à
la jeunesse tunisienne de faire face à la concurrence des jeunes européens
installés dans le pays.
* Une
majorité des tunisiens tenait à cette institution car d'après eux,
elle permet de conserver leur religion et de protéger leurs enfants de
l'invasion chrétienne (surtout que les premières écoles étaient dirigées par
des missions chrétiennes qui ne cachaient par leur prosélytisme). Il est vrai
qu'il y avait une minorité qui faisait l'exception tel ce Cheikh Al Islam qui
confia au directeur de l'instruction publique qu'il tenait à ce que ses enfants
apprennent le français[1] ou les personnalités
politiques et les familles aisées qui vivaient dans les villes et surtout à
Tunis qui avaient choisi d'envoyer leurs
enfants aux écoles françaises et aux écoles franco-arabes. Mais la majorité de
la population de l'intérieur du pays, des campagnes et des villes a préféré les
Kouttebs, si bien que certaines écoles franco-arabes étaient peu fréquentées
par les enfants musulmans. Certaines d'entre elles étaient totalement
boycottées comme ce fut le cas de l'école de la ville de Slimane au Cap bon en
1890 parce que les notables de la ville avaient refusé d'envoyer leurs enfants
à cette école.
Les
statistiques qui remontent à 1907[2] montrent l'importance du
réseau des Kouttebs dans le sud tunisien en comparaison avec la situation dans
la capitale, Tunis et sa banlieue (voir tableau ci-dessous). L'écart très
important relève de plusieurs facteurs en même temps, comme le niveau de
conservatisme de la population et de méfiance vis-à-vis des français,
l'importance de la présence des colons, la présence ou non des écoles modernes
dans la région…
%
par rapport à l'ensemble |
Nbr
d'élèves |
% par rapport à l'ensemble |
Nombre
de Kouttebs |
région |
10.82% |
2193 |
7.22% |
90 |
Tunis
et banlieue |
27.09% |
5487 |
26.18% |
326 |
Tout
le sud |
18.98% |
3845 |
13.09% |
163 |
Le
sahel |
|
20254 |
|
1245 |
Ensemble
du pays |
* Selon l'historien Taher Sraieb, il semble que
dans les premiers temps les autorités françaises n'avaient pas un projet
précis sur ce que devrait être l'école coloniale, notamment concernant la
population musulmane. Par contre, il y avait une unanimité autour du maintien
du système d'enseignement musulman qui était en place dont la
principale composante était les Kouttebs millénaires et la grande Mosquée
Azzaitouna, tout en cherchant à les contrôler et en essayant de le réformer
comme nous l'avons vu plus haut, puis dans un deuxième temps, les autorités
françaises avaient opté pour la mise en place
d'un système parallèle et concurrent représenté par les écoles franco-arabes.
Le parti des colons appellent au maintien des
Kouttebs et à leur multiplication.
Depuis la création de la DIP (décret du 6 mai 1883) et la
nomination de L. Machuel à sa tête, le parti des colons, connu sous
l'appellation du parti des prépondérants, était opposé à la politique scolaire
de mixité préconisée et appliquée par le Directeur de l'instruction publique.
Machuel était partisan d’une école laïque qui
regroupe les enfants indigènes et les enfants européens sans distinction, où
l’on enseignera la langue arabe aux enfants européens et la langue française
aux enfants tunisiens afin de faciliter le rapprochement, l’entente et l’association.
Il désirait que les enfants tunisiens et les enfants des colons s'assoient sur
les mêmes bancs dès leur plus jeune âge, chacun apprenant à comprendre l'autre". Cette opposition s'était
manifestée clairement au congrès colonial tenu à Marseille en 1906 auquel ont
participé entre autres des représentants tunisiens et des représentants des
colons. Les congressistes ont débattu la question de l'enseignement des enfants
indigènes et l'avenir des Kouttebs en Tunisie. Le débat était tendu et
l'opposition entre les congressistes tunisiens et les représentants des colons,
dont le point de vue s'est imposé puisque le congrès avait adopté les vœux
suivants :
« Que le
gouvernement tunisien, dans le but d'inculquer aux indigènes des notions de
morale tirées de leur propre religion et d'étouffer ainsi en eux le germe du
fanatisme des ignorants ;
1.
encourage la création de Kouttebs dans tous les
centres et tribus qui en sont dépourvus
2. réforme les Kouttebs existants, en y
introduisant l’étude de la langue française, principalement dans les régions
agricoles livrées à la colonisation européenne".
La
question est devenue plus explicite dans les débats du congrès d'Afrique du
Nord tenu à Paris du 6 au 10 octobre 1908, au cours desquels Victor de
Carnières, le chef de file des colons prépondérants, a appelé clairement pour
les Kouttebs en argumentant son point de vue par le fait qu'on ne peut pas
séparer les indigènes de leur religion. Donc il faudrait encourager
l'enseignement des enfants indigènes dans les Kouttebs " où, avec l'interprétation
libérale du Coran, on enseignerait à l'indigène qu'il peut aimer le roumi, où
on lui apprendrait les éléments essentiels de la langue française.
L'enseignement devrait être donné en arabe : cet enseignement devrait
comprendre des notions de sciences et tout particulièrement d'agriculture,
parce que la Tunisie est un pays agricole…" Il faudrait quand même
ajouter que de Carnières parle plutôt d'école arabe et non de Koutteb comme il
l'avait précisé au cours des débats en rappelant ceci : « Je demande donc que l'école primaire soit coranique, mais
coranique, entendons-nous : ce n'est pas le Kouttab, même tel que l'a réformé
M. Khairallah même s'il est meilleur que
le Koutteb traditionnel. »
Ce
point de vue défendu par les colons qui refusaient la scolarisation des
enfants indigènes dans les écoles françaises à coté de leurs enfants et
s'opposaient aux écoles franco-arabes, est devenu dans une certaine mesure en
accord avec la position de la nouvelle direction de l'instruction publique qui
a changé de politique depuis l'arrivée de Charletty et le départ de Machuel, la
nouvelle équipe voulait réhabiliter les
Kouttebs. On assistait alors à une
véritable campagne orchestrée pour montrer les bienfaits de l'enseignement des
Kouttebs, à laquelle a contribué le Directeur du Collège Alaoui lui-même qui a
fait l'éloge des Kouttebs et des méthodes utilisées pour faire apprendre le
Coran qui s'appuient sur la mémoire, affirmant qu'il n'y a pas de mal à
apprendre le Coran sans le comprendre[3].
La presse de droite a elle aussi fait campagne dans le même sens, le journal
très conservateur -La Tunisie française- affirmait que le Kouttab est
parfaitement adapté aux indigènes [4].
L'élite
tunisienne : accord sur l'inefficacité de l'enseignement des Kouttebs mais
désaccord autour des solutions
Face à la position des
colons, il y avait au sein des représentants de l'élite tunisienne une
unanimité sur l'inefficacité des Kouttebs dans leur état actuel, où
l'enseignement se réduit à répéter à longueur de journée les versets du Coran
pour les mémoriser sans les comprendre
dans la plupart du temps, et où l'enfant n'est jamais exercé à abstraire, à
généraliser, à juger, à raisonner. Le journal arabe Al Hadhira (La capitale)
publiait en 1888 un article très critique à l'encontre de l'enseignement donné
dans les Kouttebs et à la grande Mosquée où il considérait que l'enseignement
de la langue arabe y était fait « selon une méthode stérile, inefficace,
voire même repoussante. On y voit une personne atteindre l'âge de vingt-cinq
ans sans être capable de lire un livre ou d'écrire une lettre cohérente, même à
son père, alors qu'il vient de passer environ huit ans à l'école primaire. Cela
ne peut s'expliquer que par la carence du corps enseignant. … Les plus intelligents
d'entre ces élèves, qui en sortent après avoir passé dix ans à mémoriser le
Coran sans en comprendre la signification, étaient incapables de lire un texte
d'un livre, à moins que ce ne soit voyellé et écrit à la manière du livre saint"[5].
Cette
unanimité au niveau de l'évaluation, nous ne la retrouvons pas quand il s'agit
des solutions et de l'avenir des Kouttebs traditionnels. On se trouvait devant
trois courants, le premier propose de les annexer aux écoles franco-arabes, le
deuxième opte plutôt pour leur disparition, et le troisième est pout leur
maintien mais en les réformant profondément.
* Le premier courant : annexer
les Kouttebs aux écoles franco-arabes.
Ce point de vue
a été défendu par Mohamed Lasram[6]
lors du congrès colonial de Marseille (1906), à l'instar des autres jeunes
tunisiens, Lasram réclamait que les jeunes tunisiens puissent apprendre
simultanément le français et l'arabe qu’ils soient dans les écoles françaises
ou dans les écoles franco-arabes. Quant aux
Kouttebs, Lasram propose de les réorganiser « selon des méthodes
rationnelles » et de les annexer aux écoles franco-arabes « pour permettre
aux élèves d'acquérir les notions de français et les connaissances générales
correspondant au
programme du certificat d'études.
Dans les campagnes dépourvues d'écoles franco-arabes, dans les tribus éloignées
de tout centre, on devra se contenter provisoirement du Kouttab réformé, en
ajoutant au programme que j'ai rapporté plus haut quelques notions de calcul,
d'histoire et de géographie»[7]. Pour Lasram, il va de soi
que les Kouttebs traditionnels vont disparaitre au fur et à mesure que les
Kouttebs réformés se multiplient. On peut considérer l'approche de Mohamed
Lasram comme une tentative d'unifier le système d'enseignement en intégrant les
Kouttebs dans le réseau des écoles publiques. Cette approche provoqua de vives
réactions des colons et de la presse coloniale de Tunisie.
*
Le deuxième courant : appel à l'extinction des Kouttebs
Ce courant est défendu par la majorité des jeunes
tunisiens qui rejettent catégoriquement les propositions des colons de créer
davantage de Kouttebs. Abdeljalil Zaouch avait écrit à ce propos : «Lors de
la réunion des membres de l'association des anciens sadikiens, et après la
lecture du rapport qu'avait présenté Khairallah devant le congrès de l'Afrique
du nord, la question de l'avenir des Kouttebs a fait l'objet d'un débat. La
question se résumait ainsi : faut-il maintenir les Kouttebs ou les supprimer
? Après de vives discussions, la
majorité des présents s'était ralliée à la motion présentée par Ali Bach Hamba
qui demandait la suppression des Kouttebs (au rythme du décès des Meddebs
actuellement en exercice) et leur remplacement par des écoles franco-arabes où
la langue arabe sera enseignée d'une manière plus appliquée et meilleure que
celle qui est appliquée jusqu'à maintenant dans ces écoles. … Cependant une
minorité des membres avait appelé au maintien des Kouttebs, mais en les
réformant sur le modèle de l'école créée pat Khairallah. »[8]
De son côté, Ali Bach Hamba avait consacré une série
d'articles dans le même journal dans lesquels il critiquait ceux qui défendent
" ce vétuste Koutteb aux murs délabrés et critiqué par tout le monde.
Nous acceptons qu'il continue à exister pour quelques temps, mais nous voulons
sa fin, nous ne demandons pas sa fermeture immédiate par respect pour les
droits acquis, nous voulons que chaque fois qu'un Moueddeb décède, ses élèves
soient transférés dans la plus proche école franco-arabe, ce sera bénéfique
pour les parents et les élèves qui vont profiter d'un enseignement qui, tout en
étant gratuit, est meilleur. Ainsi, d'ici vingt ou trente ans, nous allons
enfin nous débarrasser de ces foyers dans lesquels se propagent les maladies
infectieuses et où nos enfants meurent, et il ne nous restera que les écoles
franco-arabes publiques ou privées, où que nos enfants reçoivent un
enseignement unique pour tous et conforme à nos besoins et nos aspirations.
»[9]
Pour une grande partie des Jeunes Tunisiens, c'est le seul enseignement capable
de relever le niveau du tunisien et de lui permettre de rivaliser avec
l'étranger résidant en Tunisie.
* le troisième courant : Réformer les Kouttebs, une
solution provisoire.
C'était le point de vue défendu par Khairallah Ben
Mustapha, fervent défenseur de l'école franco-arabe, avec ses amis du mouvement
Jeunes Tunisiens. Il était un brillant enseignant qui avait mis au point de
nouvelles méthodes pour enseigner la langue arabe et il était parmi ceux qui
critiquaient l'enseignement donné dans les Kouttebs, rejetant les positions de
ceux qui les défendaient et montrant leurs échecs. Seulement contrairement à
Bach Hamba, il n'appelait pas à la disparition des Kouttebs, mais plutôt à leur
réforme (c'est à peu près la position de M.Lasram vue plus haut), en attendant
la généralisation des écoles franco-arabes.
C'est ce point de vue qu'il a défendu avec acharnement
au cours des débats du congrès d'Afrique du Nord tenu à Paris en 1908, rappelant aux
congressistes que « dans son rapport,
il y a deux choses : l'école franco arabe, je la demande avec toute l'énergie
dont je suis capable, dans les centres où les indigènes sont en contact avec
l'élément européen ; dans les centres où les indigènes ne sont pas en contact
avec l'élément européen, je me contente d'une école coranique réformée. Si ma
proposition ne déplaît pas au parti des colons, je fais appel à leur
patriotisme pour voter ce vœu, sous la condition expresse que l'enfant indigène
n'ait pas plus de sept ans.»[10]
Aucune des trois positions n'a pu se réaliser d'une manière
satisfaisante. Il y a bien eu quelques expériences de coupler des kouttebs et
des écoles franco arabes. Pour le deuxième point de vue, les Kouttebs
traditionnels n'ont jamais disparu et ils ont continué à accueillir entre 16 et
20% des enfants tunisiens scolarisés à la veille de l'indépendance. Enfin les
kouttebs réformés ou les écoles coraniques modernes sont devenus une composante
importante du système éducatif depuis l'apparition du premier Koutteb réformé
en 1906 seulement cela n'a pas empêché les kouttebs traditionnels de se
développer.
Fin de la 3ème partie- A
suivre. Pour revenir à la 1er partie, cliquer ici , et pour la 2ème
partie, cliquer ici.
Mongi Akrout & Abdessalam
Bouzid, Inspecteurs généraux de l'éducation.
Tunis, février 2023.
Pour accéder à la version AR,cliquer ICI
[1] Dans un rapport au président de la République du 2 février 1885, L. Machuel rapportait en ces termes les paroles du cheïkh al-Islam : "Je tiens à ce que mes enfants apprennent la langue française, parce que de notre temps, on n'a pas le droit d'ignorer ce qui se passe dans les pays voisins et principalement en Europe, et votre langue est naturellement celle que nous devons étudier,.. Quant aux musulmans de Tunisie, ils s'habituent à votre présence et ne voient plus d'un mauvais œil les progrès que fait votre influence. Traitez-les avec justice ; respectez leurs croyances et leurs usages ; évitez de les froisser par des mesures arbitraires ou inopportunes ; vous aurez vite achevé de les conquérir moralement- rapporté par T.Sraieb
[2] Ministère des affaires étrangères. Rapport au président de la République Française sur la situation en Tunisie , Année 1907. Société anonyme de l'imprimerie . Tunis 1908. https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k64771278
[3] " Le point de
vue de la direction de l'enseignement rejoignait celui des colons, dont l'idéal
était de réhabiliter le kouttab que La Tunisie française affirmait parfaitement
adapté aux indigènes. Le directeur du collège Alaoui, que sa compétence et ses
conceptions pédagogiques devaient porter à la direction de l'enseignement
primaire, fit même l'apologie des écoles coraniques et du recours exclusif à la
mémoire, en invoquant les auditeurs des poèmes d'Homère et de Virgile et les
élèves des collèges anglais récitant des odes d'Horace sans en saisir le
sens" … II n'importe qu'il récite sans comprendre car « la pédagogie arabe
répond qu'elle veut surtout cultiver et meubler la mémoire pour l'avenir et,
encore une fois, c'est une méthode qui a pour elle l'autorité des âges. » Le
profit viendra plus tard, quand l'esprit des adultes s'ouvrira".
Ch.A.Julien,opt cit .p.115.
[4] Ch.A.Julien
, opt cité p.115
[5] Al Hadhira . 14.12.1888
[6] M.Lasram (1866-1925) descendant d'une grande famille kairouanaise , ancien sadikien , il a fait des études en France , à son retour il a exercé en tant professeur au Sadiki, il fut aussi interprète et historien , il a occupé le poste de chef de service à la direction de l'agriculture de Tunis. Il a participé au congrès colonial de Marseille en 1906 et au congrès d'Afrique du Nord de Paris en 1908 ; Lasram est l'un des fondateur de la Khaldounia en 1894 et de l'association des anciens Sadikien en 1906, il a proposé la création d'une Université Islamique moderne en 1906.
[7] Ch. A. Julien, opt cité. p. 123.
[8] L'éditorial du numéro 10 du journal le Tunisien - Décembre 1908 , de la plume de Abdeljalil Zaouch.
[9] Ali Bach Hamba, le journal le Tunisien , mars 1909.
[10] Khairallah Ben Mustapha, débat du Congrès de Paris1908
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