Au cours
de la première décennie du XXème siècle,
la question de l'enseignement des Tunisiens dont le pays vivait sous le régime du
protectorat français est devenue l’une des questions les plus importantes, elle
fut soulevée par l'élite tunisienne formée au collège Sadiki ou à l'école française, ou l’école franco-arabe, ou
encore l'école Alaoui c'est-à-dire à l’école normales des instituteurs,
Ces voix,
qui avaient appelé à la généralisation de l'enseignement primaire moderne et à l’encouragement de la jeunesse
tunisienne à poursuivre l'enseignement secondaire et l'enseignement technique,
provenaient surtout d’un groupe d’intellectuels tunisiens connus pour
Leur acceptation du système du protectorat et par leur désir d’intégrer
la civilisation européenne et de s’engager dans la culture et la langue
française.
Pour faire entendre leurs voix, les membres de ce groupe veillaient
à participer aux différentes manifestations et rencontres, et c’est dans cette
optique qu’un groupe parmi les plus actifs
était présent au congrès de l’Afrique
du Nord, qui se tenait régulièrement sous la supervision de « l’Union coloniale française » qui était une association fondée en 1893
par un groupe de commerçants français pour soutenir la politique coloniale de
la France.
Ils étaient présent au congrès tenu à Marseille du 6 au 9 Septembre 1906, au
cours duquel Mohammed Lasram[1] s’est
illustré par une brillante communication sur l’enseignement des tunisiens et au cours
duquel il formula les doléances[2] de la
population tunisienne, d’ailleurs ces
doléances sont devenues, plus tard, les
demandes du mouvement des jeunes
Tunisiens et du parti réformiste tunisien.
Ils ont également participé au congrès de l’Afrique du Nord[3], tenue à Paris du 6 au 10 Octobre 1908, avec une importante délégation
composée entre autre par abdeljalil zaouche[4] et Mustapha Khairallah[5] qui a
présenté dans un remarquable rapport sur « l’enseignement des indigènes »
dans lequel il prône
la « mixité » dans les écoles franco- arabes mettant les jeunes européens et les jeunes tunisiens côte à côte
pour leur apprendre à vivre ensemble.
Le représentant des colons en Tunisie (Victor De Carnières) a
vivement rejeté cette proposition, défendant une autre vision de l’enseignement que l’autorité coloniale devrait assurer aux enfants
musulmans, il s’agit d’un enseignement qui exclut toute mixité entre les deux
communautés et qui doit être centré sur la formation d’une main d’œuvre pour les
agriculteurs français.
Au cours de la deuxième session du congrès qui s’était tenue le matin du 9 Octobre 1908,
sous la présidence de M. René Millet, ancien résident général de Tunisie, et
consacrée à la question de l'enseignement primaire pour les indigènes en Tunisie[6], l’opposition entre les deux visions avait animé un vif débat entre les partisans de
chaque option.
Nous avons trouvé ces
échanges très instructifs et très importants pour comprendre la genèse de l'éducation moderne dans notre
pays, pour cette raison nous avons voulu
les partager avec les lecteurs du blog pédagogique et rendre hommage aux bâtisseurs
de l’école moderne en Tunisie et à leur combat.
Nous consacrons la note de cette semaine à la première partie du
débat qui a vu le représentant des colons défendre une politique proche de « l’apartheid
scolaire » , basée sur le principe de la séparation entre enfants
musulmans et enfants européens , voici le débat :
M. le Président : La parole est à M. de Carnières[7].
M. de Carnières
Je commencerai par rendre justice au travail
très intéressant que nous a soumis M.Khairallah :Il s’est montré dans
cette étude un homme pratique et sérieux. Il a estimé que tout n’était pas à
faire tout de suite :Il a indiqué qu’on devait procéder par étapes et
faire les choses progressivement, de manière à arriver à un résultat certain. Je
ne suis pas cependant d’accord avec lui sur tous les points.
Le rapporteur a recommandé tout particulièrement l’école franco - arabe.
Le rapporteur a recommandé tout particulièrement l’école franco - arabe.
Moi, je recommande
l’école franco-arabe avec l’immense majorité des colons de Tunisie, et avec la
conférence consultative[8]
qui s’est prononcé dans la question. L’école franco-arabe présente, en effet,
des inconvénients sérieux, un point sur lequel nous sommes tous d’accord, c’est
qu’il faut donner aux indigènes une instruction utile, qui les mette à même de
lutter et de gagner leur vie. Mais ce ci dit, l’école franco-arabe, me parait
dangereuse pour plusieurs motifs :
Le premier, c’est que
les enfants arabes arrivent à l’école dans les conditions
où ils ne peuvent pas recevoir l’enseignement français, comme les petits
français. Ils sont en retard sur ceux-ci et l’on se trouve alors dans
l’obligation ou de négliger les élèves français pour faire avancer les arabes
ou d’abandonner les arabes pour s’occuper utilement des français.
Le
Président[9] : M.Khairallah a trouvé un remède, faire une casse
inférieure dans l’école franco-arabe.
M.Khairallah :
J’emprunte ce moyen à l’Amicale des Instituteurs.
M.de Carnières : Le second inconvénient, c’est que les jeunes arabes qui sont dans les écoles primaires sont beaucoup plus âgés que les petits français, avec lesquels ils se trouvent, il en résulte des inconvénients sur lesquels je n’ai pas besoin d’insister.
En
troisième lieu, et j’aborde ici une question délicate, mais je tiens
essentiellement à ce qu’on ne voit pas dans mes paroles aucune attaque contre
personne,j’ai constaté des faits, je les ai constatés d’une façon que je
généraliserai dans une certaine limite, qui n’atteint sans doute pas la classe
élevée de la société musulmane , mais , ceci dit, je peux révéler ce que j’ai
sur le cœur, ce que nous avons vu tous. Eh bien, Messieurs, il ya des
différences d’éducation familiale entre les indigènes et les français qui sont excessivement
grandes, en France , à tort ou à raison, nous cachons à nos enfants toutes
sortes de choses, or ces choses ne sont pas cachées aux indigènes, même dans
les familles les plus élevées, c’est un système d’éducation tout différent du
notre, et le petit indigène qui arrive à l’école à 4 ou à 5 ans, en sait plus
sur bien des choses que nos enfants de 15 à 18 ans ; il y a donc, dans un
pays où le climat pousse à une très grande précocité , un inconvénient à mettre
ensemble sur les mêmes bancs des enfants d’éducation différente.
M.de
Carnières. Je ne blâme pas les indigènes qui ont leur
système d’éducation familiale, mais ce n’est pas le nôtre, c’est absolument
prouvé.
M.Zmerli. vous appelez cela un système d’éducation.
M.le Président. L’orateur s’exprime avec parfaite mesure, Ecoute-le
M.Zmerli. vous appelez cela un système d’éducation.
M.le Président. L’orateur s’exprime avec parfaite mesure, Ecoute-le
M.de Carnières.Il y a un autre point de vue très délicat et pénible , si les
indigènes qui sont ici se rapprochent de nous par leur civilisation, je dirai
même, pour une certaine portion, par leurs mœurs, il n’en est pas de même de l’indigène de la campagne. Or, les
écoles franco-arabes doivent être faites non pas seulement dans les villes, là
encore je les accepterais à la rigueur, mais dans les villages où c’est la
population des douars, des tentes qui viendra à l’école primaire. Eh bien cette
population-là est profondément démoralisée, la démoralisation est générale. Et
vous voudriez mettre cette population indigène au contact avec la population française !
Mais vous obtiendriez des résultats déplorables.
Si vous aviez vu, comme moi, des pères et des
mères de famille, car je suis un peu le confident de tous les colons en
Tunisie, pleurer en me confiant les malheurs arrivés à leurs enfants à l’école
franco-arabe, vous seriez convaincus ! Ces pauvres gens étaient
profondément atteints dans leurs sentiments de famille, profondément humiliés
dans leurs dignités de français.
Croyez-moi, il ne peut
pas , il ne doit pas y avoir d’école primaire franco-arabe …( Applaudissements
, Mouvements divers.)
Je passe à autre chose.
Que faut-il faire ? je vais vous
présenter tout un système d’éducation primaire pour les indigènes. Il faut
partir du principe que la société indigène tout entière est basée sur le Coran.
Etes-vous de force à supprimer le Coran ? Voulez vous faire disparaître la
religion chez les indigènes ?Non, d’abord vous ne le pourriez pas, et
puis, ce serait le plus monstrueux des attentats contre la conscience humaine :
La société civile est basée chez le musulman sur le Coran.
Ne pouvant pas supprimer le Coran, il faut l’utiliser,
il faut l’enseigner dans des conditions telles que disparaissent les défiances confessionnelles
et les haines de religion. C’est le gouvernement qui doit faire cela : Il
doit préparer des professeurs indigènes, qui, au sortir d’une école normale
spéciale sauront, que, dans le Coran, à
coté de maxime qui peuvent engendrer la haine, il ya toute une doctrine de charité, d’amour des
uns pour les autres : on peut arriver à supprimer la partie de haine et à
la remplacer par un enseignement de tolérance qui exercerait une heureuse
influence et permettrait peut être le rapprochement des deux races dans le pays où nous sommes installés. Je
demande donc que l’école primaire soit coranique, mais coranique, entendons-nous :
Ce n’est pas le Kouttab, même tel que l’a réformé M.Khairallah, c’est mieux.
C’est une école où, avec l’interprétation libérale du Coran, on enseignerait à
l’indigène qu’il peut aimer le roumi, où on lui apprendrait les éléments
essentiels de la langue française. L’enseignement devrait être donné en
arabe : cet enseignement devrait comprendre des notions de sciences et
tout particulièrement d’agriculture, parce que la Tunisie est un pays agricole.
J’écoutais tout à l’heure avec un vif intérêt
M. Charlétty[11], qui n’est pas depuis longtemps en Tunisie, mais qui cependant
beaucoup vu et étudié, et les considérations qu’il vient de nous présenter tout à l’heure indiquent un homme
en qui on peut avoir confiance pour l’avenir…(Applaudissements) ce qui le
différenciera de son prédécesseur[12] permettez-moi de vous le dire.(nouveaux applaudissements).
Il ya vingt cinq ans que nous avons, en
Tunisie, une direction de l’enseignement, et on compte les arabes qui parlent
français et les français qui parlent arabe ! Et tout récemment, lorsqu’on
a voulu installer cinq ou six commissaires du gouvernement auprès des tribunaux
musulmans, on n’a pas pu trouvez pour remplir assez d’arabisants pour remplir
ces fonctions.
M.Charléty
nous a exprimé une idée qui semble être de M. Alapetite[13] et est aussi celle des représentants de la colonie
agricole : c’est que l’enseignement professionnel doit être donné à
l’école primaire ; or quand M.Charléty vous a dit qu’au sortir de cette
école, on devrait ‘occuper spécialement de l’apprentissage, il a oublié
d’ajouter que cel existe et que nous autres colons, nous avons former les
indigènes, autour de nous, à des travaux qu’on ne les croyait pas susceptibles
de faire. J’accomplis tous mes travaux avec l’aide d’indigènes : l’emploie
des ouvriers arabes pour défoncer à la pioche, à 80 centimètres de profondeur
les terrains où je plante de la vigne : c’est une besogne très dure …
Et ils s’en acquittent fort bien, peut être rendent-ils moins de travail que
les ouvriers italiens, mais ils sont moins payés. J’estime d’ailleurs qu’un
colon ne doit employer d’italiens dans un pays arabe.
(Applaudissement) On est cependant réduit
parfois à prendre des italiens : c’est que l’arabe est un nomade du
travail ; comme l’a très bien dit M.Charléty , on trouve des indigènes
quand ils ont besoin de travailler mais quand ils ont gagné quelque argent, ils
nous quittent sans même nous prévenir, rentrent chez eux et ne reviennent que
quand ils n’ont plus le sou.Il semble que ,dans un pays où il ya 1500000
habitants, on ne devrait pas avoir besoin de recourir à la main d’œuvre
étrangère, la main d’œuvre indigène devrait suffire à tous nos besoins. Il n’y
a pas de fermes française où l’on ne dresse des ouvriers indigènes, et je vois
pas bien l’action du gouvernement s’exerçant dans ces fermes. Ne mettez pas
l’état partout !
M .Charléty.
C’est surtout à cela que j’ai pensé.
M. De
Carnières. Je crois que l’intérêt du
colon est de former des ouvriers qui puissent l’aider, mais ne mêlez pas le
gouvernement à cette affaire ! L’intérêt public et l’intérêt du colon se rencontrant,
les choses iront toutes seules : Nos associations et nos mutualités
agricoles pousseront dans la voie que vous indiquez.
En
résumé, je tiens à vous très nettement, au nom de toute la colonie agricole de
Tunisie, que nous repoussons les écoles franco-arabes, nous trouvons
excessivement dangereuse la promiscuité d’arabes de 10 à 15 ans avec des petits
français de 4 à 5 ans. J’ai à vous déposer un ordre du jour où, pour ne
froisser aucune susceptibilité, je ne prononce même pas le mot d’écoles franco-arabes ; le voici :
Le congrès émet le vœu ;
Qu’une instruction
utile soit largement donnée aux indigènes tunisiens dans des écoles primaires
spéciales où les cours faits en arabe
comprendront, outre une interprétation libérale du Coran, des notions de
français, de sciences et surtout d’agriculture. (Applaudissements)
Fin de
l’intervention de M. De Carnières
gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France, département Philosophie, histoire, sciences de l'homme, 4-LK9-1025 (2)
Hédi Bouhouch et Mongi
Akrout, Inspecteurs généraux de l’éducation, retraités.
Novembre 2014.
Autres communication au congrès de Paris
L’instruction de la femme musulmane ce qu'elle doit être ParSadok Zmerli
[1] Mohamed Lasram , issue d’une vieille famille kairouanaise , a fait ses études au
collège Sadiki , puis en France , à son retour il enseigna au collège Sadiki , il est aussi interprète et
historien, il est parmi les fondateurs
de la Khaldounia en 1894 et de l’association des anciens sadikiens en 1906 , il
proposa la création d’une université islamique moderne.
[2] Voir Compte Rendu des Travaux du congrès colonial de
Marseille ; Publié sous la direction de M.J.Charles-Roux, par M .Ch.Depince,
secrétaire général et rapporteur général des congrès, Tome III, 1907
[3] Congrès coloniaux quinquennaux
organisés sous le patronage de L’union Coloniale Française ; Compte Rendu
du Congrès de l’Afrique du Nord tenu à Paris du 6 au 10 octobre 1908 publie par
M.CH. DEPINCE ; Tome III, 1909.
[4] Abdeljalil Zaouche ( 1873-1947) descendant
d’une riche famille de Tunis, a fait ses études au lycée saint Charles ( lycée
Carnot) puis à l’université de Paris où il a obtenu une licence en droit en
1900 , il a exercé le barreau de Tunis quelques temps puis a ouvert un bureau de
comptabilité , fonda des sociétés et des usines , il présida la Khaldounia en
1911 , il fut nommé gouverneur de Sousse en 1917 , puis Maire de Tunis en 1934,
Ministre de la plume en 1935 puis de la justice en 1943, connu pour sa
modération et sa capacité d’écoute .
[5] Mustapha Khairallah ( 1867-1965) fils
d’un ancien haut fonctionnaire proche de Khair-Eddine, fit ses étude au collège
Sadiki et à l’école normale al Alaoui , connu pour ses compétences pédagogiques
et ses méthodes pour l’enseignement de
la langue arabe , il fut un des membres du
mouvement réformiste tunisien , journaliste au journal francophone LE Tunisien , interprète auprès des tribunaux ,
il est aussi parmi les fondateur de la Khaldounia , des anciens sadikiens et
membre du mouvement des Jeunes Tunisiens avec A.Zaouche , Ali Bach Hamba, Mohamed
Lasram, il présenta au congrès de l’Afrique du Nord de Paris en 1908 un rapport remarquable sur l’enseignement des
indigènes en Tunisie ( publié à Tunis en 1910) il fonda une école coranique
moderne totalement arabisée mais où on apprend le français.
[6] L’enseignement primaire des indigènes tunisiens ;
discussion générale ; tome III.in compte rendu des travaux du congrès de
l’Afrique du nord, Paris 1909.
[7] Victor de Carnières représentant des colons français en Tunisie
et leur porte parole , et chef du parti des prépondérants
[8]
La Conférence
consultative est un organe consultatif, présidée par ou son représentant. sa première session
s’ouvre en janvier 1891
y siègent les bureaux des chambres de commerce et d’agriculture et les
vice-présidents français des municipalités des villes. Le 22 février 1896, on y ajoute des
représentants des Français non commerçants ni agriculteurs (ouvriers, fonctionnaires,
professions libérales, etc.). Le nombre de délégués s’élève alors à 37 , en
Février 1907, fut crée une section tunisienne( 16 membres ) Pendant
trois ans, les sections indigène (seize délégués) et française (45 délégués)
siégent ensemble mais c'est un échec. 27 avril 1910, il est décidé que
les deux sections siègent séparément.
[9] Il s’agit du président
de la séance qui était René Millet , l’ancien Résident général de Tunisie ( 27
septembre 1894- 15 novembre 1900), voir Alain Goinand
www .memoireaftiquedunord.net
/ biog/biog06
Millet htm
[10] Sadok Zmerli (1893- 1983) étudia au collège Sadiki puis à l’Institut
supérieur de langue et de littérature arabe ,a travaillé au journal la Tunisien
, il traduisait en arabe les articles de Ali bach Hamba et Youssef Guallati ,
il a quitté e pays en compagnie de Bach hamba puis il rentre en 1919 pour occuper plusieurs fonctions , il
participa au congrès où il présenta une communication sur l’enseignement de la
fille musulmane appelant à utiliser la langue arabe dans cet enseignement avant
le français.
[11] Sébastien Charléty (1867-1945), historien et haut fonctionnaire, est né à
Chambéry ... Entre 1908 et 1919, il fut inspecteur général de l'Enseignement professionnel des Indigènes puis succéda Louis Machuel et devient directeur de l'Instruction publique et des
Beaux-Arts à Tunis , puis directeur général de l'Instruction publique en Tunisie.
[12] Il s’agit de Louis
Machuel, qui fut le premier Directeur de
l'Instruction Publique en Tunisie de 1883 à 1908.Très attaché au bilinguisme,
il fut le créateur des écoles franco-arabes " Machuel désire que les enfants tunisiens et les enfants
des colons s'assoient sur les mêmes bancs dès leur plus jeune âge, chacun
apprenant à comprendre l'autre"..
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