dimanche 15 février 2015

Discussion générale sur l’enseignement primaire des indigènes tunisiens au congrès de l'Afrique du nord : première partie



Au cours de la première décennie du XXème  siècle, la question de l'enseignement des Tunisiens  dont le pays vivait sous le régime du protectorat français est devenue l’une des questions les plus importantes, elle fut   soulevée par l'élite tunisienne  formée au collège Sadiki ou  à l'école française, ou l’école franco-arabe, ou encore l'école Alaoui c'est-à-dire à l’école normales des instituteurs,

Ces voix, qui avaient appelé à la généralisation de l'enseignement  primaire moderne et à l’encouragement de la jeunesse tunisienne à poursuivre l'enseignement secondaire et l'enseignement technique, provenaient surtout d’un groupe d’intellectuels tunisiens connus pour
Leur acceptation du système du protectorat et par leur désir d’intégrer la  civilisation européenne et de  s’engager dans la culture et la langue française.
Pour faire entendre leurs voix, les membres de ce groupe veillaient à participer aux différentes manifestations et rencontres, et c’est dans cette optique qu’un groupe parmi les plus actifs  était présent   au congrès  de  l’Afrique du Nord, qui se tenait régulièrement  sous la supervision  de « l’Union coloniale française »  qui était une association fondée en  1893 par un groupe de commerçants français pour soutenir la politique coloniale de la France.
Ils étaient présent au congrès  tenu à Marseille du 6 au 9 Septembre 1906, au cours duquel  Mohammed Lasram[1] s’est illustré par une brillante communication  sur l’enseignement des tunisiens et au cours duquel il formula  les doléances[2] de la population tunisienne, d’ailleurs  ces doléances sont  devenues, plus tard, les demandes du mouvement  des jeunes Tunisiens et du parti  réformiste tunisien.
Ils ont également participé au congrès de  l’Afrique du Nord[3], tenue à Paris du 6 au 10 Octobre 1908,  avec une importante  délégation  composée entre autre par abdeljalil zaouche[4] et  Mustapha Khairallah[5] qui a présenté dans un remarquable rapport sur « l’enseignement des indigènes » dans lequel il prône la « mixité » dans les écoles franco- arabes mettant  les jeunes  européens et les jeunes tunisiens côte à côte pour leur apprendre   à vivre ensemble.
Le représentant des colons en Tunisie (Victor De Carnières) a vivement rejeté cette proposition, défendant  une autre vision  de l’enseignement  que l’autorité coloniale devrait assurer aux enfants musulmans, il s’agit d’un enseignement qui exclut toute mixité entre les deux communautés et qui doit être centré sur la formation d’une main d’œuvre pour les agriculteurs français.
Au  cours de  la deuxième session du congrès  qui s’était tenue le matin du 9 Octobre 1908, sous la présidence de M. René Millet, ancien résident général de Tunisie, et consacrée à la question de l'enseignement primaire pour les indigènes en  Tunisie[6],  l’opposition entre les deux visions avait  animé un vif débat entre les partisans de chaque option.
Nous avons trouvé  ces échanges très instructifs et très importants pour comprendre  la genèse de l'éducation moderne dans notre pays,  pour cette raison nous avons voulu les partager  avec les lecteurs du  blog pédagogique et rendre hommage aux bâtisseurs de l’école moderne en Tunisie  et à leur combat.
Nous consacrons la note de cette semaine à la première partie du débat qui a vu le représentant des colons défendre une politique proche de « l’apartheid scolaire » , basée sur le principe de la séparation entre enfants musulmans et enfants européens , voici le débat :

M. le Président : La parole est à M. de Carnières[7].

 M. de Carnières

Je commencerai par rendre justice au travail très intéressant que nous a soumis M.Khairallah :Il s’est montré dans cette étude un homme pratique et sérieux. Il a estimé que tout n’était pas à faire tout de suite :Il a indiqué qu’on devait procéder par étapes et faire les choses progressivement, de manière à arriver à un résultat certain. Je ne suis pas cependant d’accord avec lui sur tous les points.
Le rapporteur a recommandé tout particulièrement l’école franco - arabe.
Moi, je recommande l’école franco-arabe avec l’immense majorité des colons de Tunisie, et avec la conférence consultative[8] qui s’est prononcé dans la question. L’école franco-arabe présente, en effet, des inconvénients sérieux, un point sur lequel nous sommes tous d’accord, c’est qu’il faut donner aux indigènes une instruction utile, qui les mette à même de lutter et de gagner leur vie. Mais ce ci dit, l’école franco-arabe, me parait dangereuse pour plusieurs motifs :
Le premier, c’est que les enfants arabes arrivent à l’école dans les conditions où ils ne peuvent pas recevoir l’enseignement français, comme les petits français. Ils sont en retard sur ceux-ci et l’on se trouve alors dans l’obligation ou de négliger les élèves français pour faire avancer les arabes ou d’abandonner les arabes pour s’occuper utilement des français.
Le Président[9] : M.Khairallah a trouvé un remède, faire une casse inférieure dans  l’école franco-arabe.
 M.Khairallah : J’emprunte ce moyen à l’Amicale des Instituteurs.

M.de Carnières : Le second inconvénient, c’est que les jeunes arabes qui sont dans les écoles primaires sont beaucoup plus âgés que les petits français, avec lesquels ils se trouvent, il en résulte des inconvénients sur lesquels je n’ai pas besoin d’insister.
 En troisième lieu, et j’aborde ici une question délicate, mais je tiens essentiellement à ce qu’on ne voit pas dans mes paroles aucune attaque contre personne,j’ai constaté des faits, je les ai constatés d’une façon que je généraliserai dans une certaine limite, qui n’atteint sans doute pas la classe élevée de la société musulmane , mais , ceci dit, je peux révéler ce que j’ai sur le cœur, ce que nous avons vu tous. Eh bien, Messieurs, il ya des différences d’éducation familiale entre les indigènes et les français qui sont excessivement grandes, en France , à tort ou à raison, nous cachons à nos enfants toutes sortes de choses, or ces choses ne sont pas cachées aux indigènes, même dans les familles les plus élevées, c’est un système d’éducation tout différent du notre, et le petit indigène qui arrive à l’école à 4 ou à 5 ans, en sait plus sur bien des choses que nos enfants de 15 à 18 ans ; il y a donc, dans un pays où le climat pousse à une très grande précocité , un inconvénient à mettre ensemble sur les mêmes bancs des enfants d’éducation différente.    
M.Zmerli[10] . Cela  n’est pas prouvé
M.de Carnières. Je ne blâme pas les indigènes qui ont leur système d’éducation familiale, mais ce n’est pas le nôtre, c’est absolument prouvé.
M.Zmerli. vous appelez cela un système d’éducation.
M.le Président. L’orateur s’exprime avec parfaite mesure, Ecoute-le
M.de Carnières.Il y a un autre point de vue très délicat et pénible , si les indigènes qui sont ici se rapprochent de nous par leur civilisation, je dirai même, pour une certaine portion, par leurs mœurs, il n’en est pas  de même de l’indigène de la campagne. Or, les écoles franco-arabes doivent être faites non pas seulement dans les villes, là encore je les accepterais à la rigueur, mais dans les villages où c’est la population des douars, des tentes qui viendra à l’école primaire. Eh bien cette population-là est profondément démoralisée, la démoralisation est générale. Et vous voudriez mettre cette population indigène au contact avec la population française ! Mais vous obtiendriez des résultats déplorables.
Si vous aviez vu, comme moi, des pères et des mères de famille, car je suis un peu le confident de tous les colons en Tunisie, pleurer en me confiant les malheurs arrivés à leurs enfants à l’école franco-arabe, vous seriez convaincus ! Ces pauvres gens étaient profondément atteints dans leurs sentiments de famille, profondément humiliés dans leurs dignités de français.
Croyez-moi, il ne peut pas , il ne doit pas y avoir d’école primaire franco-arabe …( Applaudissements , Mouvements divers.)
Je passe à autre chose.
Que faut-il faire ? je vais vous présenter tout un système d’éducation primaire pour les indigènes. Il faut partir du principe que la société indigène tout entière est basée sur le Coran. Etes-vous de force à supprimer le Coran ? Voulez vous faire disparaître la religion chez les indigènes ?Non, d’abord vous ne le pourriez pas, et puis, ce serait le plus monstrueux des attentats contre la conscience humaine : La société civile est basée chez le musulman sur le Coran.
Ne pouvant pas supprimer le Coran, il faut l’utiliser, il faut l’enseigner dans des conditions telles que disparaissent les défiances confessionnelles et les haines de religion. C’est le gouvernement qui doit faire cela : Il doit préparer des professeurs indigènes, qui, au sortir d’une école normale spéciale  sauront, que, dans le Coran, à coté de maxime qui peuvent engendrer la haine, il ya toute une doctrine de charité, d’amour des uns pour les autres : on peut arriver à supprimer la partie de haine et à la remplacer par un enseignement de tolérance qui exercerait une heureuse influence et permettrait peut être le rapprochement des deux races  dans le pays où nous sommes installés. Je demande donc que l’école primaire soit coranique, mais coranique, entendons-nous : Ce n’est pas le Kouttab, même tel que l’a réformé M.Khairallah, c’est mieux. C’est une école où, avec l’interprétation libérale du Coran, on enseignerait à l’indigène qu’il peut aimer le roumi, où on lui apprendrait les éléments essentiels de la langue française. L’enseignement devrait être donné en arabe : cet enseignement devrait comprendre des notions de sciences et tout particulièrement d’agriculture, parce que la Tunisie est un pays agricole.
 J’écoutais tout à l’heure avec un vif intérêt M. Charlétty[11], qui n’est pas depuis longtemps en Tunisie, mais qui cependant beaucoup vu et étudié, et les considérations qu’il vient de nous  présenter tout à l’heure indiquent un homme en qui on peut avoir confiance pour l’avenir…(Applaudissements) ce qui le différenciera de son prédécesseur[12] permettez-moi de vous le dire.(nouveaux applaudissements).
Il ya vingt cinq ans que nous avons, en Tunisie, une direction de l’enseignement, et on compte les arabes qui parlent français et les français qui parlent arabe ! Et tout récemment, lorsqu’on a voulu installer cinq ou six commissaires du gouvernement auprès des tribunaux musulmans, on n’a pas pu trouvez pour remplir assez d’arabisants pour remplir ces fonctions.
M.Charléty nous a exprimé une idée qui semble être de M. Alapetite[13] et est aussi celle des représentants de la colonie agricole : c’est que l’enseignement professionnel doit être donné à l’école primaire ; or quand M.Charléty vous a dit qu’au sortir de cette école, on devrait ‘occuper spécialement de l’apprentissage, il a oublié d’ajouter que cel existe et que nous autres colons, nous avons former les indigènes, autour de nous, à des travaux qu’on ne les croyait pas susceptibles de faire. J’accomplis tous mes travaux avec l’aide d’indigènes : l’emploie des ouvriers arabes pour défoncer à la pioche, à 80 centimètres de profondeur les terrains où je plante de la vigne : c’est une besogne très dure … Et ils s’en acquittent fort bien, peut être rendent-ils moins de travail que les ouvriers italiens, mais ils sont moins payés. J’estime d’ailleurs qu’un colon ne doit employer d’italiens dans un pays arabe.
(Applaudissement) On est cependant réduit parfois à prendre des italiens : c’est que l’arabe est un nomade du travail ; comme l’a très bien dit M.Charléty , on trouve des indigènes quand ils ont besoin de travailler mais quand ils ont gagné quelque argent, ils nous quittent sans même nous prévenir, rentrent chez eux et ne reviennent que quand ils n’ont plus le sou.Il semble que ,dans un pays où il ya 1500000 habitants, on ne devrait pas avoir besoin de recourir à la main d’œuvre étrangère, la main d’œuvre indigène devrait suffire à tous nos besoins. Il n’y a pas de fermes française où l’on ne dresse des ouvriers indigènes, et je vois pas bien l’action du gouvernement s’exerçant dans ces fermes. Ne mettez pas l’état partout !
M .Charléty. C’est surtout à cela que j’ai pensé.
M. De Carnières. Je crois que l’intérêt du colon est de former des ouvriers qui puissent l’aider, mais ne mêlez pas le gouvernement à cette affaire ! L’intérêt public et l’intérêt du colon se rencontrant, les choses iront toutes seules : Nos associations et nos mutualités agricoles pousseront dans la voie que vous indiquez.
En résumé, je tiens à vous très nettement, au nom de toute la colonie agricole de Tunisie, que nous repoussons les écoles franco-arabes, nous trouvons excessivement dangereuse la promiscuité d’arabes de 10 à 15 ans avec des petits français de 4 à 5 ans. J’ai à vous déposer un ordre du jour où, pour ne froisser aucune susceptibilité, je ne prononce même pas le mot  d’écoles franco-arabes ; le voici :
Le congrès émet le vœu ;
Qu’une instruction utile soit largement donnée aux indigènes tunisiens dans des écoles primaires spéciales  où les cours faits en arabe comprendront, outre une interprétation libérale du Coran, des notions de français, de sciences et surtout d’agriculture. (Applaudissements)

Fin de l’intervention de M. De Carnières

source : Compte rendu des travaux  du congrès de l’Afrique du nord ( Paris du 6 au 10 octobre 1908 , publié par M.CH.Depincé ( Secrétaire général du congrès) Tome II ( Questions indigènes, Enseignement, justice, institutions religieuses , conditions de vie matérielle) ,pages 48 - 60
gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France, département Philosophie, histoire, sciences de l'homme, 4-LK9-1025 (2)


Hédi Bouhouch et Mongi Akrout, Inspecteurs généraux de l’éducation, retraités.
Novembre  2014.



 Autres communication au congrès de Paris

L’instruction de la femme musulmane ce qu'elle doit être ParSadok Zmerli






[1] Mohamed Lasram , issue d’une vieille  famille kairouanaise , a fait ses études au collège Sadiki , puis en France , à son retour il enseigna  au collège Sadiki , il est aussi interprète et historien, il est parmi les  fondateurs de la Khaldounia en 1894 et de l’association des anciens sadikiens en 1906 , il proposa la création d’une université islamique moderne.
[2] Voir Compte Rendu des Travaux du congrès colonial de Marseille ; Publié sous la direction de M.J.Charles-Roux, par M .Ch.Depince, secrétaire général et rapporteur général des congrès, Tome III, 1907
[3] Congrès coloniaux quinquennaux organisés sous le patronage de L’union Coloniale Française ; Compte Rendu du Congrès de l’Afrique du Nord tenu à Paris du 6 au 10 octobre 1908 publie par M.CH. DEPINCE ; Tome III, 1909.
[4] Abdeljalil Zaouche ( 1873-1947) descendant d’une riche famille de Tunis, a fait ses études au lycée saint Charles ( lycée Carnot) puis à l’université de Paris où il a obtenu une licence en droit en 1900 , il a exercé le barreau de Tunis quelques temps puis a ouvert un bureau de comptabilité , fonda des sociétés et des usines , il présida la Khaldounia en 1911 , il fut nommé gouverneur de Sousse en 1917 , puis Maire de Tunis en 1934, Ministre de la plume en 1935 puis de la justice en 1943, connu pour sa modération et sa capacité d’écoute .
[5] Mustapha Khairallah ( 1867-1965) fils d’un ancien haut fonctionnaire proche de Khair-Eddine, fit ses étude au collège Sadiki et à l’école normale al Alaoui , connu pour ses compétences pédagogiques  et ses méthodes pour l’enseignement de la langue arabe , il fut un des membres  du mouvement réformiste tunisien , journaliste au journal francophone  LE Tunisien , interprète auprès des tribunaux , il est aussi parmi les fondateur de la Khaldounia , des anciens sadikiens et membre du mouvement des Jeunes Tunisiens  avec A.Zaouche , Ali Bach Hamba, Mohamed Lasram, il présenta au congrès de l’Afrique du Nord de Paris en 1908  un rapport remarquable sur l’enseignement des indigènes en Tunisie ( publié à Tunis en 1910) il fonda une école coranique moderne totalement arabisée mais où on apprend le français.

[6]  L’enseignement primaire des indigènes tunisiens ; discussion générale ; tome III.in compte rendu des travaux du congrès de l’Afrique du nord, Paris 1909.

[7]  Victor de Carnières  représentant des colons français en Tunisie et leur porte parole , et chef du parti des prépondérants
[8] La Conférence consultative est un organe consultatif, présidée par  ou son représentant. sa première session s’ouvre en janvier 1891 y siègent les bureaux des chambres de commerce et d’agriculture et les vice-présidents français des municipalités des villes. Le 22 février 1896, on y ajoute des représentants des Français non commerçants ni agriculteurs (ouvriers, fonctionnaires, professions libérales, etc.). Le nombre de délégués s’élève alors à 37 , en Février   1907,  fut crée une section tunisienne( 16 membres ) Pendant trois ans, les sections indigène (seize délégués) et française (45 délégués) siégent ensemble mais c'est un échec. 27 avril 1910, il est décidé que les deux sections siègent séparément.
[9] Il s’agit du président de la séance qui était René Millet , l’ancien Résident général de Tunisie ( 27 septembre 1894- 15 novembre 1900), voir Alain Goinand
www .memoireaftiquedunord.net / biog/biog06 Millet htm

[10] Sadok Zmerli (1893- 1983)  étudia au collège Sadiki puis à l’Institut supérieur de langue et de littérature arabe ,a travaillé au journal la Tunisien , il traduisait en arabe les articles de Ali bach Hamba et Youssef Guallati , il a quitté e pays en compagnie de Bach hamba puis il rentre  en 1919 pour occuper plusieurs fonctions , il participa au congrès où il présenta une communication sur l’enseignement de la fille musulmane appelant à utiliser la langue arabe dans cet enseignement avant le français.
[11] Sébastien Charléty (1867-1945), historien et haut fonctionnaire, est né à Chambéry ... Entre 1908 et 1919, il fut inspecteur général de l'Enseignement professionnel des Indigènes  puis succéda  Louis Machuel  et devient directeur de l'Instruction publique et des Beaux-Arts à Tunis , puis directeur général de l'Instruction publique en Tunisie.
[12] Il s’agit de Louis Machuel, qui  fut le premier Directeur de l'Instruction Publique en Tunisie de  1883 à 1908.Très attaché au bilinguisme, il fut le créateur des écoles franco-arabes  " Machuel désire que les enfants tunisiens et les enfants des colons s'assoient sur les mêmes bancs dès leur plus jeune âge, chacun apprenant à comprendre l'autre"..
[13] Gabriel Alapetite résident général de la Tunisie entre janvier 1907 et Novembre 1918

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