dimanche 22 février 2015

Discussion générale : L'enseignement primaire des indigènes tunisiens : Deuxième partie


Nous avons entamé la semaine passée la présentation du débat autour de la question de l’enseignement des tunisiens sous le protectorat, nous avons consacré la première partie à la vision du parti des colons qui a défendu le principe de la séparation entre l’élément européen et l’élément indigène musulman, dans cette deuxième partie nous présentons les  positions  de  deux français , la première  défendu par le représentant des colons français d’Algérie soutient la vision de De Carnières , la deuxième, défendue par un ancien fonctionnaire français au Sénégal,  est opposée à celle-ci.


Rappel :
Au cours de la première décennie du XXème  siècle, la question de l'enseignement des Tunisiens  dont le pays vivait sous le régime du protectorat français est devenue l’une des questions les plus importantes, elle fut   soulevée par l'élite tunisienne  formée au collège Sadiki ou  à l'école française, ou l’école franco-arabe, ou encore l'école Alaoui c'est-à-dire à l’école normales des instituteurs,
Ces voix, qui avaient appelé à la généralisation de l'enseignement  primaire moderne et à l’encouragement de la jeunesse tunisienne à poursuivre l'enseignement secondaire et l'enseignement technique, provenaient surtout d’un groupe d’intellectuels tunisiens connus pour
Leur acceptation du système du protectorat et par leur désir d’intégrer la  civilisation européenne et de  s’engager dans la culture et la langue française.
Pour faire entendre leurs voix, les membres de ce groupe veillaient à participer aux différentes manifestations et rencontres, et c’est dans cette optique qu’un groupe parmi les plus actifs  était présent   au congrès  de  l’Afrique du Nord, qui se tenait régulièrement  sous la supervision  de « l’Union coloniale française »  qui étaitune association fondée en  1893 par un groupe de commerçants français pour soutenir la politique coloniale de la France.
Ils étaient présent au congrès  tenu à Marseille du 6 au 9 Septembre 1906, au cours duquel  Mohammed Lasram[1] s’est illustré par une brillante communication  sur l’enseignement des tunisiens et au cours duquel il formula  les doléances[2] de la population tunisienne, d’ailleurs  ces doléances sont  devenues, plus tard, les demandes du mouvement  des jeunes Tunisiens et du parti  réformiste tunisien.
Ils ont également participé au congrès de  l’Afrique du Nord[3], tenue à Paris du 6 au 10 Octobre 1908,  avec une importante  délégation  composée entre autre par abdeljalil zaouche[4] et  Mustapha Khairallah[5] qui a présenté dans un remarquable rapport sur « l’enseignement des indigènes » dans lequel il prône la « mixité » dans les écoles franco- arabes mettant  les jeunes  européens et les jeunes tunisiens côte à côte pour leur apprendre   à vivre ensemble.
Le représentant des colons en Tunisie (Victor De Carnières) a vivement rejeté cette proposition, défendant  une autre vision  de l’enseignement  que l’autorité coloniale devrait assurer aux enfants musulmans, il s’agit d’un enseignement qui exclut toute mixité entre les deux communautés et qui doit être centré sur la formation d’une main d’œuvre pour les agriculteurs français.
Au  cours de  la deuxième session du congrès  qui s’était tenue le matin du 9 Octobre 1908, sous la présidence de M. René Millet, ancien résident général de Tunisie, et consacrée à la question de l'enseignement primaire pour les indigènes en  Tunisie[6],  l’opposition entre les deux visions avait  animé un vif débat entre les partisans de chaque option.
Nous avons trouvé  ces échanges très instructifs et très importants pour comprendre  la genèse de l'éducation moderne dans notre pays,  pour cette raison nous avons voulu les partager  avec les lecteurs du  blog pédagogique et rendre hommage aux bâtisseurs de l’école moderne en Tunisie  et à leur combat.

M. le Président : avant de donner la parole à un nouvel orateur, je vous demande s’il ne serait pas convenable d’entendre un algérien. Je ne voudrais pas que la discussion se bornât à la Tunisie ; mon cœur est avec elle sans doute, mais je dois me défier de mes propres entrainements. La Tunisie est très intéressante, parce qu’on y fait des méthodes nouvelles mais il faut entendre un algérien, M. le Commandant Longchamp est inscrit.
 M. le Commandant Longchamp : j’ai surtout habité la Tunisie.
Le Président : Si les algériens trouvent  que la question a été suffisamment traitée ?
M.Khairallah : il ya trente mille indigènes dans les écoles à l’heure actuelle. 
 M. Marchal : Je demande à présenter une observation d’un caractère très général. On a trop souvent accusé les colons d’être systématiquement les adversaires de tout enseignement des indigènes, je dois protester contre la généralité de ces accusations. Les colons sentent mieux que personnes l’utilité, je dirais plus, la nécessité de l’instruction des indigènes, avec lesquels ils sont en relations constantes. Ce qu’ils ont contesté, c’est la direction exclusivement, ou presque exclusivement pédagogique, qui a été pendant longtemps donnée à cet enseignement, cela a été souvent critiqué, même à la tribune on a reconnu le vice de ce système qui a été, je suis heureux de le reconnaître, amélioré depuis, dans un sens plus pratique et plus profitable à nos sujets. Les anciens programmes avait été établi par des pédagogues qui n’avait pas une expérience   sociale dépassant le cadre de leurs écoles primaires ou secondaires, de mentalité déjà française ou tout au moins européenne. Or, l’enseignement, quand il s’adresse à un peuple primitif et musulman comme nos indigènes, doit être dirigé avec une conception sociale et politique toute spéciale, ayant pour but de concilier l’intérêt de la domination française et l’intérêt des populations soumises ; ce n’est seulement  l’idée abstraite d’une élévation morale qu’il faut poursuivre, c’est une œuvre  politique nationale et une ouvre d’un caractère économique que l’on doit entreprendre. En se bornant à des considérations purement pédagogiques on s’expose aux erreurs funestes de sociologie générales signalées par des savants comme MM. Le Docteur Gustave  Le Bon et Saussure.  Ces auteurs  d’études remarquables et d’ailleurs très personnelles sur la psychologie de la colonisation, ont contesté l’importance de l’instruction appliquée à des collectivités, peuples ou races de concept primitif, trop éloignés de notre civilisation pour la comprendre. C’est là une opinion scientifique que je n’entends pas discuter, mais pour citer de mémoire. Je me bornerai à l’indication sommaire de certaines règles qui nous ont paru bonnes.
 Nous avons demandé que l’instruction ait une orientation pratique et utile d’abord pour les indigènes eux-mêmes, j’entends surtout l’utilité professionnelle. En ce sens nous avons été heureux d’entendre les déclarations de hautes expériences personnelles faites tout à l’heure : C’est en ce sens que se dirige l’instruction en Algérie. Heureuse Algérie, si elle avait dès le début des fonctionnaires sachant voir les choses comme M. l’Inspecteur Charléty nous a dit les avoir vues, car c’étaient des choses bien vues.
Il ne doit pas suffire de préférer sans discernement l’enseignement professionnel, en son appellation très large ou très vague. Dans l’enseignement professionnel des indigènes, il importe de choisir les professions malheureusement limitées dans les quelles il ya emploi certain de leur nouveau talent et de leur activité. D’abord et avant tout, les professions  agricoles ; dans ce pays d’agriculture qu’est essentiellement l’Afrique du Nord, il faut retenir à la terre   les hommes qui auraient tendance à s’en détacher.

Nous devons demander qu’on crée des écoles professionnelles, dans les quelles on apprendrait à faire, non des ouvriers raffinés : ravaleurs, serruriers, ébénistes etc qui n’aurait pas d’emploi, mais des agriculteurs qui seront toujours assurés de gagner leurs vies. Créer des professionnels n’ayant pas l’utilisation de leur métier, c’est du temps, du talent et de l’argent perdus ; car ce n’est pas dans la tribu, ni dans la montagne , même en Kabylie ( où l’on commence à bâtir de vraies maisons , mais en nombre restreint) que l’on peut utiliser toute ces spécialités. Les indigènes ne se servent pas de meubles ; ils n’ont à leurs maisons que des serrures en bois…, et il se passe bien de temps, avant qu’ils aient les mêmes besoins que nous.



Donc, si vous multipliez les élèves ayant un métier inutilisable dans leur propre pays, serruriers, ébénistes, etc, vous en ferez des déracinés qui viendront dans les centres européens concurrencer la main-d’œuvre française dont la situation est déjà difficile. Ils créeront une question sociale, une crise ouvrière, là où il n’y en a pas encore.
M. de Lamothe[7] : c’est leur droit, on leur doit la possibilité de gagner leur vie.
M.Marchal : il ne s’agit pas ici de leur droit, que personne ne conteste, il s’agit de leur intérêt, et surtout de l’intérêt de la société que nous avons crée là-bas.
M. de Lamothe : tant pis ! C’est le résultat du struggle for life !
M.Marchal : votre thèse tend à créer des luttes et des conflits, tandis que nous cherchons à les éviter, à les apaiser, ce n’est pas seulement dans l’intérêt des colons que je parle, c’est autant dans l’intérêt des indigènes et d’une sage administration française. Nous sommes de ceux qui ont passé leur vie à étudier la solution de ces difficiles questions avec la seule passion de la France et avec désintéressement.



M. de Lamothe : Notre désintéressement égale le votre, et pour mon compte, comme administrateur, je me suis constamment efforcé d’aimer les indigènes que j’administrais et de les amener à la hauteur de la civilisation que nous étions venus apporter chez eux.
M .le Président : veuillez  conclure et éviter de soulever des questions personnelles. Jusqu’ici la discussion a été un modèle de modération et une mine d’idées pratiques. On ne peut faire quelque d’utile que comme cela et non pas en se jetant à la tête les mots d’arabophones et d’arabophiles ; conservons à cette discussion son caractère pratique … et pacifique.
M.Marchal : j’ai terminé, et si je m’échauffe sous le coup répété de pareilles interruptions, c’est qu’on nous prête des intentions que j’ai toujours repoussées, pour ma part. Vous nous prêtez l’intention d’opprimer les indigènes, de les laisser dans l’ignorance pour les empêcher de gagner leur vie…C’est nous reprocher une opinion que je repousse. Laissez-moi, je vous prie le bénéfice de mes dénégations, car derrière elles, il y a tout un passé de désintéressement.
J’accepte le projet très intéressant, très étudié que vient de nous exposer le délégué des colons de Tunisie, en insistant sur la nécessité d’apprendre l’arabe aux français. J’ai été, en Algérie, un interprète longtemps isolé de cette thèse qu’il faut enseigner l’arabe à tous ceux de nos compatriotes qui sont ou doivent être en rapport avec les indigènes, fonctionnaires ou colons, il ya un intérêt général incontestable à répandre l’enseignement de l’arabe, non seulement chez les indigènes, mais chez les français. J’au amené M.Burdeau, qui fut le rapporteur en 1892 , à introduire dans le budget de l’Algérie un chapitre nouveau qui n’y existait pas, et qu’on a malheureusement trop restreint, pour multiplier l’enseignement de l’arabe chez les français. Cela faciliterait l’entente avec les indigènes et préparerait sans doute les esprits à mieux comprendre les nécessités de notre politique musulmane.
M.le Président : En somme, vous vous ralliez à l’ordre du jour présenté par M. De Carnières.
M.Marchal : On parle de politique musulmane, mais toute politique musulmane a pour base la religion, le Coran. On a dit tout à l’heure qu’on ne s’en occupait pas assez ; d’autres prétendent qu’on s’en occupe trop. C’est l’orientation de libres-penseurs que nous n’avons pas à renier, restons libres-penseurs entre nous, dans notre propre milieu intellectuel et social, mais non dans le pays d’Islam. Du moment que nous avons à administrer et à diriger l’enseignement d’un peuple chez lequel la religion est la base de tout, nous devons respecter sa manière de voir et de croire, et peut être, dans une certaine mesure, l’adopter nous même. C’était la pensée et l’exemple de tous ceux qui ont pu exercer une action efficace sur le monde musulman. Un de ceux qui, des premiers en France, ont compris la politique musulmane, un homme qui était, je suppose, un politique de quelque envergure, j’ai nommé Bonaparte, qui débarquant en Egypte, disait à tous ses collaborateurs et subalternes :  «  Persuadez les musulmans que vous respectez le Coran et que vous êtes des admirateurs de Mohamet » c’était , pensait-il la première condition pour se faire respecter et pour se faire aimer.
Nous avons perdu de vue ces conditions-là auxquelles notre éducation libre-penseuse et littéraire ne nous a guère préparés, mais il y a me semble quelques opportunité à les rappeler.
L’observation calme, attentive et l’étude consciencieuse des mœurs de ces pays nous obligent à constater que si l’on veut assurer à la France une durable influence vis-à-vis du musulman algérien, tunisien et des musulmans du monde entier, il faut leur prouver le respect, la sympathie même que nous avons pour leurs traditions religieuses. Mieux vaut ne pas oublier cette nécessité que de s’exposer à ce qu’ils nous la rappellent plus tard, ce qui serait trop tard…
M.le Président : Nous venons d’entendre un représentant des colons et un représentant, on peut le dire, de l’Algérie, qui ont conclu dans le même sens ; est-ce qu’il  ne serait pas  à propos,- et je fais juge l’assemblée- pour répondre aux arguments que l’on vient d’entendre,  de donner la parole à un représentant autorisé du milieu indigène, M .Zaouche.

A SUIVRE la troisième partie
Pour retrouver la première partie ; Cliquer ICI
Hédi Bouhouch et Mongi Akrout, Inspecteurs généraux de l’éducation, retraités.
Novembre  2014.

L’instruction de la femme musulmane ce qu'elle doit être Par SadokZmerli

Discussion générale sur l’enseignement primaire des indigènes tunisiens au congrès de l'Afrique du nord : première partie







[1] Mohamed Lasram , issue d’une vieille  famille kairouanaise , a fait ses études au collège Sadiki , puis en France , à son retour il enseigna  au collège Sadiki , il est aussi interprète et historien, il est parmi les  fondateurs de la Khaldounia en 1894 et de l’association des anciens sadikiens en 1906 , il proposa la création d’une université islamique moderne.
[2] Voir Compte Rendu des Travaux du congrès colonial de Marseille ; Publié sous la direction de M.J.Charles-Roux, par M .Ch.Depince, secrétaire général et rapporteur général des congrès, Tome III, 1907
[3] Congrès coloniaux quinquennaux organisés sous le patronage de L’union Coloniale Française ; Compte Rendu du Congrès de l’Afrique du Nord tenu à Paris du 6 au 10 octobre 1908 publie par M.CH. DEPINCE ; Tome III, 1909.
[4] Abdeljalil Zaouche ( 1873-1947) descendant d’une riche famille de Tunis, a fait ses études au lycée saint Charles ( lycée Carnot) puis à l’université de Paris où il a obtenu une licence en droit en 1900 , il a exercé le barreau de Tunis quelques temps puis a ouvert un bureau de comptabilité , fonda des sociétés et des usines , il présida la Khaldounia en 1911 , il fut nommé gouverneur de Sousse en 1917 , puis Maire de Tunis en 1934, Ministre de la plume en 1935 puis de la justice en 1943, connu pour sa modération et sa capacité d’écoute .
[5] Mustapha Khairallah ( 1867-1965) fils d’un ancien haut fonctionnaire proche de Khair-Eddine, fit ses étude au collège Sadiki et à l’école normale al Alaoui , connu pour ses compétences pédagogiques  et ses méthodes pour l’enseignement de la langue arabe , il fut un des membres  du mouvement réformiste tunisien , journaliste au journal francophone  LE Tunisien , interprète auprès des tribunaux , il est aussi parmi les fondateur de la Khaldounia , des anciens sadikiens et membre du mouvement des Jeunes Tunisiens  avec A.Zaouche , Ali Bach Hamba, Mohamed Lasram, il présenta au congrès de l’Afrique du Nord de Paris en 1908  un rapport remarquable sur l’enseignement des indigènes en Tunisie ( publié à Tunis en 1910) il fonda une école coranique moderne totalement arabisée mais où on apprend le français.

[6]  L’enseignement primaire des indigènes tunisiens ; discussion générale ; tome III.in compte rendu des travaux du congrès de l’Afrique du nord, Paris 1909.

[7] Henri Félix de Lamothe  (1843- 1926) , haut fonctionnaire avait été Gouverneur du Sénégal

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