Nous
poursuivons cette semaine la présentation
de la première école moderne pour
« les filles musulmanes tunisiennes », connue aujourd'hui sous le nom
du" lycée rue El Pacha", à
Tunis.
Après avoir présenté brièvement, la semaine passée, le contexte général qui a vu naître cette institution, nous analysons
dans cette deuxième partie les péripéties de l’école et sa contribution dans le développement de l'éducation des filles tunisiennes.
Deuxièmement : l’école des filles musulmane rue du Pacha
1.
Une école
intégrée dans le tissu social de la Médina
La nouvelle institution
est appelée souvent «école islamique pour les filles", ou « école Louise
Renée Millet", au nom de sa « bienfaitrice française » [1],
l'épouse du Résident général français de l'époque.
Depuis
sa création, les fondateurs de l’école avaient choisi de l’installer au cœur de
la Médina de Tunis, pour des raisons stratégiques et pratiques, afin qu’elle
soit proche des familles de la bourgeoise Tunisoise ; dans le palais[2]
d’Ismaïl Pacha qui appartenait à une riche famille tunisoise, spécialisée dans l’industrie
de la chéchia.
Depuis
1912, l’école déménagea à la rue al Pacha ( l’adresse actuelle), et s’installa
dans une demeure qui appartenait à la famille Bach Khoja, caractérisée par son
bon emplacement et sa splendide architecture qui attirent les familles tunisoises, et qui les rassurent sur la sécurité de leurs filles, vu la
proximité de l’école avec le Palais de
la Casbah, siège du gouvernement, et son
intégration dans le tissu social de la médina[3],
ce qui réduit les trajets que devaient
faire les jeunes filles chaque jour entre l’école et leur lieu d’habitation.
2.
Une
école au service du rapprochement entre deux cultures et deux civilisations
Pour
le Directeur de l’instruction publique, Louis Machuel, qui a soutenu et encouragé
le projet, l’ouverture de l’école visait deux finalités complémentaires :
§ d’abord،
améliorer l'état de l'éducation de la population tunisienne en
s’occupant de la scolarisation de fille musulmane
§ et permettre à l’influence française de pénétrer la société
tunisienne par la voie de la scolarisation des filles، et en leur apprenant la langue française.
Machuel,
esprit ouvert et tolérant, qui aspirait à offrir à la jeunesse tunisienne une
éducation moderne, voyait dans cette école, une école laïque, différente des écoles
des missionnaires chrétiens, un moyen capable de préparer le rapprochement entre
les tunisiens et les français ; il pense que les femmes instruites seront de
bons intermédiaires entre les deux sociétés et les deux civilisations.
À
cette position, s’oppose l’attitude des colons et surtout les prépondérants qui
affirmaient que les « indigènes » n’étaient prêts pour une éducation
moderne ; ils pensaient aussi que les enfants scolarisés de la bourgeoisie
tunisienne étaient les pires ennemis de la colonisation et des adversaires
acharnés.
Par
contre, l’élite Tunisienne, comme Béchir Sfar, président de l’administration
des Biens Habous, voyait dans cette
institution l'école tunisienne moderne qui répond aux aspirations des familles
tunisiennes qui désirent donner à leurs filles une éducation moderne, ouverte sur les langues,
les sciences et les arts, sans perdre de vue leurs racines et leur identité. C’est
ainsi qu’ils l’avaient soutenu matériellement[4]
et moralement ; et ils ont tenu, en même temps, à faire évoluer sa mission
et ses programmes ; à cette position favorable, une partie de l’élite (imbue
de la culture occidentale) avait exprimé une attitude opposée , une attitude
conservatrice surtout en ce qui concerne l’éducation de la femme musulmane ;
elle s’est traduite par des critiques virulentes à l’encontre de « l’école
des filles musulmanes ». M° Sadok
Zmerli s’est fait le porte parole de cette partie de l’élite tunisienne , en
s’exprimant au congrès de l’Afrique du
nord qui s’est tenu en 1908, pour dire que cette école ne répondait pas aux
désirs et aux attentes des élèves et de leurs parents , parce qu’elle avait
négligé l’enseignement de la langue arabe au profit de la langue française ;
Zmerli revendiquait des écoles sur le modèle turc ou syrien qui enseignent en
arabe ce dont une fille musulmane aura besoin pour éduquer ses futurs enfants,
selon les valeurs de sa religion
3.
Une école au
statut intermédiaire entre le public et privé
L’école
de filles musulmanes n’étaient « pas totalement sous la tutelle » de la
Direction de l'enseignement public, mais elle n’était pas non plus une école privée
comme les écoles des missionnaires étrangers qui utilisaient des langues
étrangères dans l'enseignement (français, italien ou anglais), mais c’était une
école semi-privée liée directement au secrétariat général du gouvernement
tunisien.
Depuis
1902, un Conseil franco-tunisien a pris en charge la gestion de ses ressources
de bienfaisance, la partie tunisienne du conseil, représentée par Béchir Sfar,
Président de l’association des habous, a doublé son soutien financier sous la
condition de l’engagement de la direction de l’école d’introduire
l’enseignement du Coran, de la langue et de la littérature arabe.
Et
c’est, peut-être, cette association qui explique le succès de l’école: en effet,
la cogestion, la gratuité des études et la prise en charge des frais des études et de
la cantine par l’association des Habous ont
permis à l’école de se développer, et ont encouragé les familles tunisoises à y envoyer leurs enfants.
4.
L’éducation
assurée par l’école était une synthèse entre l’éducation françaises et les
traditions tunisiennes
La
direction de l'école a tenu, depuis le début, à en faire une école différente
des autres écoles existantes, « son but n’était pas d’enseigner
aux jeunes filles l’art des travaux domestiques ou l’artisanat, ni de faire du prosélytisme
comme les écoles religieuses libres mais d’offrir une véritable éducation
moderne » (Smith, 2005),
La
direction étudia les programmes des autres écoles de filles « surtout
celles des missionnaires anglaises et de l’Alliance Israélite
Universelle », pour éviter les questions qui étaient à l’origine des
réticences des parents tunisiens à scolariser leurs filles dans ces écoles ;
elle a aussi bénéficié de l’expérience du collège Sadiki qui avait réussi de
faire une synthèse intelligente entre les exigences d’une éducation moderne
et la culture arabo-musulmane. Elle a enfin emprunté à l’école française
ses programmes et ses méthodes pédagogiques.
À
la demande de la partie tunisienne, la direction de l’école avait inclus dans
ses programmes, l’enseignement du Coran, du Hadith et la langue arabe, ainsi
que les mathématiques, la science, et la langue française.
Ainsi, l’école des filles musulmanes adoptait un
programme spécifique, sa directrice Mme Charlotte Eigenschneck
n’a pas cessé de développer les programmes et les méthodes, chaque année en
rentrant de vacances elle ramenait de France les innovations, dans le domaine
de l'éducation des filles en Europe.
C’est
ainsi que, depuis 1910, les examens de
fin d’année sont devenus semblables aux examens
des écoles françaises, avec les adaptations
nécessaires, et en 1912 , lorsque l’école déménagea dans ses
nouveaux locaux Rue du Pacha, les programmes de français appliqués sont devenus
similaires aux programmes des écoles de filles en France, avec quelques
adaptations pour ménager « les susceptibilités de la population locale »
ainsi l’enseignement du chant, « fut
suspendu car les parents craignaient
l’association négative entre chant et « comportement immoral »(Smith, 2005)
Les
journées d’études comportaient deux séances : la séance
matinale consacrée « à la composition
et la dictée en français » et
le calcul , et la séance de l’après midi consacrée à « l'éducation islamique ,
la langue arabe, l'histoire, la géographie ,l’expression orale en français et les
règles de l’hygiène et surtout, à la puériculture ». (Smith,
2005)
5.
La structure de
l’école avait connu une lente évolution.
Conçue
an début comme une école primaire, l’école l’est restée jusqu’au 22 Août 1945[5],
date à laquelle elle devient un collège secondaire publicة relevant de la Direction
Générale de l’enseignement public comprenant une section primaire, un centre
de formation professionnelle, ainsi que des cours qui préparent pour l’examen de
la première partie du baccalauréat. Aujourd'hui, l’école est devenue lycée secondaire.
6.
Une
direction fortement engagée et très vigilante
L’école a connu, depuis
sa création jusqu’à la veille de l’indépendance, trois directrices :
- Mme Charlotte Eigenschneck، [6]qui
est la fondatrice de 1900 à 1941
- Mme Gérardin: de 1941 à 1952,
- Mme Charifa Messadi : 1952 à 1955 ,
- Mme Zoubeïda Amira[7]
1955 à 1974.( première directrice après l’indépendance)
La première Directrice,
Charlotte Eigenschneck, restée au poste 41
années, avait joué un rôle de premier ordre aussi bien au sein de l'école qu’en dehors d’elle:
A
l’intérieur de l’école, elle veillait à choisir les meilleurs enseignants, par
exemple pour l’enseignement islamique et la langue arabe, elle recrutait les professeurs
renommés pour leur compétence
scientifique et pédagogique, parmi des personnes âgées, afin d'apaiser les
craintes des parents. Elle veilla aussi
à assurer le confort pour ses élèves en organisant un système de cantine à l'école,
afin d'éviter aux filles de se déplacer quatre fois par jour.
Elle
tenait aussi à respecter les coutumes locales et évitait de les heurter c’est
ainsi qu’elle permettait aux de venir à l’école voilées
« Elles
arrivaient voilées à huit heures du matin, accompagnées d’un parent ou d’une
servante, et, en fin d’après midi, elles repartaient, voilées de nouveau et
chaperonnées. »
Ou
encore, en retouchant les photos souvenirs de la fin de l'année scolaire à la
demande des parents « Surtout d’un père qui ne voulait pas que le visage de sa fille soit
exposé au public ».
Ne
limitant pas ses actions à l’intérieure de l’enceinte de l’école, la directrice
cherchait à tisser des liens avec les familles de ses élèves (elle parlait
couramment la langue arabe), les visitant chez eux, parlant aux mères pour les
rassurer et les encourager à envoyer leurs filles à l'école, et il lui est
arrivée d’inviter les mères à la fête de fin d’année.
Elle n’a cessé aussi d’intervenir auprès des
autorités et des organismes de bienfaisance pour obtenir des fournitures
scolaires et du matériel d'enseignement, ou pour assainir les environs de
l’école comme pour fermer un café mal fréquenté qui se trouvait sur le chemin
de l’école « Un
père fit directement appel à Madame Eigenschneck, l’implorant de faire fermer,
à proximité de l’école, un café populaire qui servait de l’alcool aux ouvriers
méditerranéens du quartier ».
Il
semble que le succès de la première Directrice s’explique par son engagement à concilier
entre la culture européenne et la culture de arabo-islamique, « Madame
Eigenschneck parlait couramment l’arabe tunisien et manifestait un véritable
respect pour les gens et la culture du pays »
elle a joué un rôle de médiation
fructueuse entre les autorités et l'école, et entre l’éducation de fille
musulmane et l’éducation de fille européenne.
Et
c’est, peut-être, que cet équilibre qu’elle a réussi à établir qui explique que
les familles tunisiennes aient accepté son école, et que les prépondérants
l’avaient toléré et n’avaient pas exigé sa fermeture.
Peut-être que, c’est cette modération qui est le
secret de la bonne réputation de l’école et des bons commentaires qui circulent à son sujet, dont les échos avaient dépassé les frontière de la Tunisie pour arriver au pays du Maghreb et la capitale
française français, cette école est
devenue un modèle de réussite « de la
colonisation éclairée » ; la meilleure preuve du succès de cette
œuvre l'évolution continue du nombre d'élèves qui se multiplia
par 100 en moins de 30 année d’existence , comme l’indique le tableau suivant[8],amenant
l’ouverture de nouveaux annexes « Très lentement, les familles
musulmanes prirent confiance et petit à petit s’enhardirent à envoyer leurs
filles. On dut créer une première annexe rue Sidi-Essourdou, puis un peu plus
tard une deuxième au 9, rue Monastiri, actuellement Dar Monastiri. En 1910, l’école
fut installée au 20, rue Monastiri dans un vieux palais arabe. Enfin, la même
année, la Jemaîa des Habbous accorda un crédit assez considérable pour la construction
du bâtiment primaire dont le portail donnait rue du Pacha. Le bâtiment fut
inauguré en 1912, il comportait même une petite infirmerie. [9]
Nombre d’élèves
|
Année
|
5
|
1900
|
18
|
1901
|
25
|
1902
|
40
|
1903
|
100
|
1905
|
420
|
1922
|
456
|
1925
|
501
|
1927
|
565
|
1928
|
Conclusion
De nombreux facteurs ont contribué aux succès
de cette institution éducative moderne pour les filles musulmanes parmi
lesquels on peut citer :
-
Le soutien et
les encouragements continus de la part de l’autorité administrative
-
L’engagement
des habitants de la ville de Tunis et surtout celles qui appartenait à la
classe aisée, qui ont soutenu le projet financièrement et moralement,
-
Le rôle de la première directrice qui a réussi,
par son engagement et son ouverture d’esprit, à concevoir des programmes qui
concilient les deux cultures et les deux civilisations, et qui servent de pont
entre les deux sociétés.
-
Enfin l'attitude
positive des familles tunisiennes vis-à-vis de ce nouveau type d’école et
d’enseignement pour la fille musulmane, d’ailleurs le succès de l’école de la rue du Pacha
avait amené la direction de l’enseignement public à fonder de nouvelles écoles
du même genre depuis 1908 pour répondre à la demande croissante des familles
tunisiennes, en 1929 on comptait 3173 filles musulmanes scolarisées.
Hédi Bouhouch et Mongi Akrout,
Inspecteurs généraux de l’éducation, retraités.
Août 2013.
Articles sur le
même thème
L’instruction de la femme musulmanece qu'elle doit être Par Sadok Zmerli
AAA - L'enseignement de la Tunisienne du début duXXe siècle à l'Indépendance
Baccar Bournaz Alia «La Dame de Dar El Bacha» ZoubeïdaAmira, première éducatrice tunisienne (1917-2006) la presse de la femme , 17-09-2010
Bakalti,
Souad, 1990, « L’enseignement féminin dans le primaire au temps de la Tunisie
coloniale » , revue de l’institut des Belles Lettres Arabes
,53 ,166 :249-273.
Bakalti ,Souad. (1996). La
femme tunisienne au temps de la colonisation 1881-1956. Paris: l'Harmattan.
Julia Clancy Smith, « L'École Rue du Pacha,Tunis : l'enseignement de la femme arabe et « la Plus GrandeFrance » (1900-1914) », Clio. Histoire‚ femmes et
sociétés [En ligne], 12 | 2000, mis en ligne le 08 février 2005,
consulté le 09 janvier 2015. URL : http://clio.revues.org/186 ;
DOI : 10.4000/clio.186
Julia Clancy Smith, l’éducation des jeunes filles
musulmanes en Tunisie :
Missionnaires religieux et laïques , in Le pouvoir du genre :Laïcité et religions1905-2005 ; PUM 2007 Florence
Rochefort
Presses Univ.
du Mirail, 2007 - 272 pages
[1] Julia Clancy Smith, « L'École
Rue du Pacha, Tunis : l'enseignement de la femme arabe et « la Plus
Grande France » (1900-1914) », Clio. Histoire‚ femmes et
sociétés [En ligne], 12 | 2000, mis en ligne le 08 février
2005, consulté le 09 janvier 2015. URL :
http://clio.revues.org/186 ; DOI : 10.4000/clio.186
[2] Ce palais se trouve aujourd’hui Rue al monastiri à proximité du mausolée qui
est l'approche de Sidi Mehrez bin Khalaf
(Sidi Mehrez).il abrite actuellement le centre national de la traduction
[4] « Bashir
Sfar s’occupa lui-même de trouver, dans la médina, un local pour
l’école. » « Les
dépenses en grande part couvertes par l’administration des Biens Habous, un
conseil franco-tunisien gérant les revenus considérables provenant des œuvres
pieuses musulmanes. Cette association contribua à légitimer l’établissement aux
yeux des parents musulmans qui y envoyaient leurs filles. En 1902 les Tunisiens
du conseil augmentèrent leur soutien financier à l’école Millet, mais à condition que la langue
et la littérature arabes et le Coran soient enseignés »(Smith, 2005) Op,Cité
[5] A.B.B., L'enseignement
de la Tunisienne du début du XXe siècle à l'Indépendance
http://www.leaders.com.tn/article/l-enseignement-de-la-tunisienne-du-debut-du-xxe-siecle-a-l-independance?id=9053
[6] Mme Charlotte
Eigenschneck est la veuve d’un officier français décédé en 1899 qui
occupait la fonction d’officier de liaison entre le palais du BEY et l’administration du protectorat, quand
elle fonda l’école elle avait déjà 16
ans de vie en Tunisie, elle parlait couramment l’arabe et avait beaucoup de
respect pour la culture, la religion et les traditions du pays
[7]Alia Baccar bournaz «La Dame de
Dar El Bacha» Zoubeïda Amira, première éducatrice tunisienne (1917-2006) la presse de la femme , 17-09-2010
http://www.lapresse.tn/22122014/12554/la-dame-de-dar-el-bacha.html
[8] Le tableau a été confectionné à partir des informations
puisées dans l’œuvre de S. Bakali , op.cite , pp 135 et 136.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire