dimanche 10 mars 2024

"Je n'ai jamais arabisé l'enseignement de la philosophie"

 

 




Le blog pédagogique poursuit cette semaine la publication des extraits des mémoires
[1] de Mohamed Mzali dans lequel il évoque ses passages au ministère de l'éducation, dans cet extrait, tiré du chapitre IV, intitulé : Allers retours au Ministère de l'éducation nationale.


 Mzali a voulu comme il l'écrivait rétablir sa vérité et  se " faire justice d'une accusation infondée que certains …, n'ont pas hésité à reprendre ici et là", il commence par nier " la paternité de l'arabisation de l'enseignement de la philosophie" ensuite  il réfute "la disparition de Voltaire" des programmes , enfin Mzali  refute  l'accusation selon laquelle il "aurait défendu l'enseignement  zitounien  "tout en affirmant que d'après lui " en aucune façon l'enseignement zitounien ne pouvait être tenu pour le terreau de ce qui allait devenir plus tard le phénomène intégriste".

Telles étaient les vérités de Mohamed Mzali, puisse l'histoire en être  juge.

 

 

 

...»J'allais  pendant quatre ans, de 1976 à 1980, m'attaquer aux nombreux problèmes que j'ai trouvés en reprenant mes fonctions à la tête de l'éducation nationale.

Qu'il me soit permis de faire justice d'une accusation infondée que certains comme Charfi, n'ont pas hésité à reprendre ici et là.

Je n'ai jamais arabisé l'enseignement de la philosophie ni retirer du programme tel ou tel auteur jugé «dangereux». L'arabisation de l'enseignement de la philosophie fut l'œuvre  de Driss Guiga, comme en témoigne un des numéros du journal officiel de l'année 1975, une année avant ma reprise en charge du ministère de l'Éducation nationale [2] c'est pour réduire l'influence des philosophes rouges qu'il avait proposé l'arabisation de l'enseignement de la philosophie.  Au cours d'une réunion du bureau politique en juin 1974, en pleine période d'examens, il n'avait pas hésité à lire, devant nous quelques copies de dissertation de philosophie au ton révolutionnaire particulièrement exalté pour emporter l'adhésion  de Hédi Nouira à son projet d'arabiser l'enseignement de la philosophie, afin de créer, dans son esprit un contre-feu à l'influence dominante de la pensée marxiste et révolutionnaire parmi les élèves et les étudiants.

Les préjugés et les idées reçues ont la vie dure, un militant marxiste, rompu en principe à la dialectique et à l'esprit critique, Gilbert Naccache affirme simplement par ouï-dire dans un article intitulé "voyage dans le désert tunisien"[3] " (…) car un jour, on s'est aperçu qu'il y avait incompatibilité entre la nature du régime et la culture, c'était en 1976, le ministre de l'Éducation d'alors, Mzali, a considéré  que la culture française était porteuse de contestation et il a fait modifier en conséquence les programmes scolaires, il a notamment arabisé la philosophie, c'est-à-dire supprimer l'enseignement de la philosophie française en tant que philosophie du questionnement,(…)  Espérant qu'il est de bonne foi, je souhaite qu'il eu l'occasion de lire ma mise au point et qu'il se pose …des questions.

 

En conclusion, il faut laisser la paternité de l'arabisation de l'enseignement de la philosophie à son initiateur,          Driss Guiga et ne pas me l'attribuer, pour, pensent certains, aggraver mon cas.

Quand à la disparition de Voltaire, c'est de la part de Charfi,  une illusion d'optique, l'enseignement de l'œuvre de Voltaire a toujours fait partie du programme de littérature française en 6e année secondaire tout comme Montesquieu, Diderot et les encyclopédies.

On les a toujours enseignés dans ce cadre et on continue à le faire, je ne pense pas un seul instant que l'universitaire de la stature d'Abelwaheb Bouhdiba , qui avait présidé alors la Commission des programmes, aurait pu collaborer à une entreprise dérationalisation du contenu des programmes de philosophie, ni qu'il aurait pu cautionner d'élimination de Descartes, de Spinoza, de Freud ou même de Marx,  je ne pense pas non plus, que les nombreux professeurs français[4] qui avaient fait partie de cette commission, auraient pu accepter un virage vers l'obscurantisme! En réalité, il avait été décidé simplement d'ajouter l'étude de philosophes musulmans, tel  que Abu Hamed Al Ghazali[5], Avicenne[6], ou Avéroes[7].

 J'ajoute encore que les professeurs tunisiens de philosophie mais aussi bien dans l'enseignement secondaire que  supérieur, avaient gardé leurs postes et fait simplement l'effort de s'exprimer en arabe. Driss Guiga a dû remercier plusieurs enseignants français de philosophie ou  les reconvertir dans l'enseignement du français.

J'ajoute encore que le professeur Charfi, que j'apprécie en tant qu'homme et dont je respecte les convictions, s'est  laissé déborder par le ministre Charfi, puisqu'il a déclaré à Jeune Afrique[8] que: " … parfois dans le passé des mesures à caractère "démagogique" ! ou politicien ont été prises notamment en réaction à la montée de la gauche et contre laquelle on a cru bon d'infecter une dose d'arabisme et d'islamisme. Ce fut une erreur, jointe à beaucoup d'autres,  dont  on mesure désormais les conséquences…" .

Si je suis visé, je souhaiterai qu'il soit persuadé que je n'ai agi, sous l'autorité de Hédi Nouira, que par conviction et non par calcul politicien et que cela m'a beaucoup coûté ne serait-ce que parce que j'ai été renvoyé deux fois du ministère de l'Éducation.

Puisque nous sommes dans le rétablissement de certaines vérités, faisant justice de quelques autres contres vérités,  je voudrais réfuter une autre accusation que des contempteurs, peu soucieux du respect de la vérité historique, n'ont pas hésité à m'adresser en la truffant  en de sous-entendus infondés.  J'aurais défendu l'enseignement  zitounien  que ces mêmes critiques considéraient tout à fait à tort comme le ventre qui a enfanté l'intégrisme.[9]

 

 D'abord un rappel historique : l'université de la Zitouna, vieille de plus de 13 siècles[10] a joué de la même manière que sa sœur aînée du Maroc l'université Quarawyne (fondée par une princesse de kairouan)… le rôle de véritable conservatoire de l'identité culturelle tunisienne.

 D'éminents juristes, penseurs et écrivains Tunisiens y ont été formés. Ainsi le cheikh Ali Ibn Zyad ( son tombeau se trouve à la Casbah), qui a introduit dans notre pays le livre El Mouatta  de l'imam Malek  qui enseignait  à Médine, et qui a poussé le Cadi Assad Ibn Fourat,  le Conquérant de la Sicile, aller apprendre le malikisme[11] à Médine…

 

…Ainsi Ibn Khaldoun,  le père des sciences sociales, Salem Bouhajeb, Taher et Fadhel Ben Achour[12], Tahar Haddad, ou le poète Abou Kacem Chebbi… furent les produits de cet enseignement. D'un autre côté, il est prouvé statistiquement que les étudiants intégristes se sont multipliés au sein des facultés scientifiques et sur les bancs des universités européennes et non au sein de la Zitouna,  ni même majoritairement au sein des facultés littéraires de l'université tunisienne.

 Dans  la Zitouna, l'enseignement, certes traditionalistes, était marqué par quiétisme et une tempérance propre à la pratique majoritaire de l'islam populaire tout à fait modéré. En outre  l'enseignement littéraire pousse à la réflexion critique et aux questionnements interrogatifs. Il engendre des contre-feux naturels  à l'endoctrinement simplificateur.

 Tel ne paraît pas être le cas de l'enseignement scientifique qui semble pousser à l'affirmation catégorique ou tout au moins à la simplification opératoire, là réside, peut-être, l'explication de ce paradoxe étonnant mais indiscutablement prouvé par les statistiques objectifs et neutres: la masse des étudiants intégristes se recrutent en majorité au sein des facultés scientifiques et techniques.

En tout état de cause, au moment où j'exerçais  des responsabilités à la tête du ministère de l'éducation nationale, la question de l'intégrisme n'était pas à l'ordre du jour. En aucune façon d'enseignement zitounien ne pouvait être tenu pour le terreau de ce qui allait devenir plus tard le phénomène intégriste. Au contraire, ma ferme conviction demeure que l'enseignement traditionnel et non manipulé, d'une religion prônant la tolérance pouvait constituer un barrage devant ceux qui voulaient utiliser la religion pour des  objectifs politiques de conquête du pouvoir par la violence…»

Mohamed Mzali, ancien premier ministre

Extrait de son livre " Un premier ministre de Bourguiba témoignage"

 -Sud Edition – Tunis. avril 2010. P.p 201-204

Pour accéder à la version arabe, cliquer ICI

 

 

 



[1] Mohamed Mzali: Un premier ministre de Bourguiba témoignage -Sud Edition – Tunis. avril 2010

[2]  C'est à Driss Guiga qu'on doit l'orientation universitaire à partir de 1975, je regrette que le temps  m'ait manqué pour amender  ou perfectionner cette «innovation».

[3]  Paru dans une revue intitulée : les incorruptibles en 2003

[4] Je me rappelle avoir lu des rapports rédigés par des enseignants français qui se plaignaient de la faiblesse de leurs élèves en langue française! … je précise encore une fois que ces élèves de classes de philosophie en 1975 , ''tellement médiocre en français "étaient des élèves de première année secondaire en 1967 ou 1969 , c'est-à-dire qu'il étaient le produit de la décennie Messadi

[5] Théologien de l'Islam (1058-1111)

[6] Médecin et philosophe d'origine iranienne (980-1037)  dont les ouvrages furent des références jusqu'en Europe.

[7] Philosophe arabe (1126-1198).

[8] N° 1530 du 30 avril 1990.

[9]  Un décret beylical paru le 1er novembre 1842 porte institution de l'université de  la grande mosquée . Le 4 novembre 1884 parut un décret disposant que les examens des élèves de la grande mosquée seront passés à Dar El Bey de Tunis.

[10] Au  moment de mettre sous presse ce manuscrit, je viens de lire dans le syndrome autoritaire ( presse de Sciences Po, avril 2004), dont l'auteur, Michel Camau et vincent Geisser sont des chercheurs reconnus comme spécialistes du Maghreb : " … la thèse d'une hégémonie islamiste fabriquée par le pouvoir afin de casser l'influence de la gauche universitaire … le mythe du complot mzaliste contre la gauche laïcisante – nous semble non seulement caricatural mais aussi aveugle…"  et  ils ajoutent : " thèse rarement  étayée d'éléments historiques probants ( archives, preuves, témoignages…). Pour le cas de la Tunisie, ce type d'analyse grossière sera tenu jusqu'au début des années quatre-vingt-dix…"

[11]  L'un des quatre rites de la Sounna – dont les fidèles sont dits " sunnites" institué par Malek Ibn Anas, né et mort à Medine ( 715/795)

[12] Fadhel ben Achour a été mon professeur de philosophie musulmane en 7 ème année au collège Sadiki . Nous sommes devenus amis. J'eu le triste privilège de prononcer son oraison funèbre en avril 1970 au cimetière du Jellaz en présence de son père Cheikh Tahar et Béhi Ladgham, premier ministre.

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