Avant propos
Cette semaine nous ouvrons notre Blog aux contributions de ceux qui souhaiteraient
réagir à ce que nous publions dans les différentes rubriques (Point de
vue, notes ou au fil de l’actualité), où l’on traite de questions en rapport avec l'éducation et
la pédagogie.
Or, nous avons constaté que l'une des questions qui a poussé certains de nos
collègues à s'engager dans un débat, c’était le sujet traité par la note n°4 du
10 mars 2014 que nous avons consacrée à
la genèse de l’inspection en Tunisie.
Dans
ce cadre là, nous avons reçu de la part de notre collègue Brahim ben Salah, Inspecteur Général
de l'Education et militant des droits de l’homme, le texte d’une communication intitulée «L’Inspecteur en Tunisie :
Autorité ou simple fonctionnaire? » qu’il avait présentée en
janvier 2013 au cours des journées d’études organisées par le syndicat national
des inspecteurs de l’enseignement secondaire autour du projet du statut des inspecteurs.
Indépendamment
de ce que seront les réactions des
inspecteurs et des autres lecteurs vis à
vis de la conception et des points de vue défendus
par notre collègue concernant
l'inspection et les inspecteurs ; l'importance de cette communication réside, d’après nous, essentiellement dans la lecture spécifique qu’elle fait du statut et des missions de
l'inspecteur, à travers une analyse
des réformes éducatives successives
, et à travers l’expérience
personnelle de son auteur , laquelle expérience
fut marquée par une participation
efficace et novatrice dans les divers domaines de l'inspection , sans
omettre les positions de principe de l’auteur qu’il avait toujours eu
pour défendre et pousser le système
éducatif dans le sens du progrès .
Hédi
Bouhouch & Mongi Akrout . Inspecteurs généraux de l’Education Nationale
Tunis.
mars 2014
Texte de la communication
Le corps de l’inspection en
Tunisie a connu d'importants changements dans sa nature et dans sa mission, en
fonction des lois successives depuis l’indépendance, telles la loi du 4
Novembre 1958, la loi du 29 Juillet 1991, et la dernière en date, celle du 23
Juillet 2002.
Dans les années soixante-dix et
quatre-vingt du siècle dernier, l’inspecteur était une autorité pédagogique, morale,
administrative, scientifique et politique. Il était un observateur, un contrôleur,
un accompagnateur et un évaluateur ; il était un auditeur et un valorisant ;
c’était un créatif et un initiateur et un conseiller.
L’inspecteur était un créatif, car il
révèle les réussites de l’enseignant quand il fait cours, mettant en valeur les
points forts dans ses pratiques, et les moments d’excellence dans son approche ;
et c’est de l’inspecteur que vient la confirmation et la crédibilité.
L’inspecteur est initiateur (générateur)
dans son évaluation, car, quand il apprécie le travail de l’enseignant, il ne
le fait pas parce que le travail était
bon en soi, mais parce qu'il était conforme aux normes techniques,
scientifiques et pédagogiques. Car l'inspecteur
a ses propres points de vue sur l'éducation et sur la pédagogie, lesquels sont
le fruit de sa formation et le résultat de son expérience en classe et son
expertise dans l’art d’enseigner.
L’inspecteur est le conseiller et
l’assistant qui aide le professeur débutant à découvrir l’essence de sa mission,
qui le guide vers les fondements de sa profession, et qui aide ceux qui se sont
trompés de voie, ou qui ont fait une erreur à s’auto corriger.
L’inspecteur était l'autorité, car il
était consulté par le Ministre et conseille les directeurs ; il assiste le
professeur novice, et même l’expert sollicite son avis. C’est une référence,
parce qu’on fait confiance à son savoir ; et grâce à lui, on
apprend les principes de la profession ; son expérience rassure ; il est
le premier responsable des affaires des enseignants, et le dernier mot lui
revient, au sujet de leur parcours professionnel, (affectation, mutations). Il
est le responsable de cette lourde
mission devant l’Etat qui lui a confié
la formation des personnes qui auront la
charge d’éduquer sa jeunesse, et l’a chargé de les préparer pour être de bons enseignants, capables de remplir leur
noble mission.
L'inspecteur est une autorité parce
qu’il est le dépositaire des secrets de l’éducation, garant du sort de la jeunesse
peuple, à qui on confie les tâches importantes, sur lequel on compte pour
élaborer les programmes et assurer leur mise en œuvre. Et on fait appel à lui
pour concevoir les sujets des examens nationaux qui hantent son esprit et son
cœur jusqu’au jour de l’examen, tout en veillant sur le secret.
L’inspecteur est une autorité, car il
est lui-même un militant, un militant responsable. L’inspecteur est un militant
responsable parce que, quand on lui pose une question, il sait quoi, comment et
quand répondre.
Il est le militant responsable car il
est conscient des défis, à chaque situation et à chaque moment. Il saisit le
sens de la prospective, de l’anticipation et l’art de la gestion ; et il sait
comment être habile dans toutes les tâches.
Il est le militant responsable, noble de caractère, qui connait la valeur de la rhétorique
et le pouvoir de la parole ; il choisit ses mots et soigne ses paroles et se
démarque des styles malveillants.
Il est le militant responsable car il ne
cherche que la vérité ; et il ne conçoit son travail que dans l’amour, bien
que les gens ne le voient pas ainsi. Si ce n'était pas le cas ainsi, comment expliquer
ses périples et ses voyages, par temps de pluie et par temps de froid et de chaleur,
et bravant les obstacles et les risques de la route " ? Comment
pourrait-il traverser les oueds chargés, usant son corps et sa voiture ? Et
comment brave- t-il la mort tous les jours, ce voyageur qui ne recule pas, et
n’hésite pas dans l’exercice de son devoir ?
Pour tout cela l’inspection est une
autorité.
Pourquoi alors l’inspection est- elle
devenue une fonction ? Et quelle est la place de l’inspecteur depuis la loi
de 1991 ?
En fait, la place de l’inspecteur fut
définie par le projet de la nouvelle école et ses enjeux ; ce projet a été
conçu et monté par les professeurs universitaires avant tout ; même si on a
impliqué un certain nombre d’inspecteurs, ce ne fut qu’en deuxième position, en
tant que gens du terrain.
Les défis de l'école dans la loi de 1991[1] étaient de :
- transposer des savoirs précis et inspirés des
siècles de lumières ;
- fixer un plafond
élevé de sorte que seule l'élite pourrait y accéder, " parce que, selon
Mohammed Charfi[2], ministre
de l’époque, " les communautés ne se dirigent que par
les élites ".
D'où le choix de la qualité
à la place de la quantité ; l’examen de neuvième année [3] qui clôture l’enseignement
de base et permet d’accéder à l’enseignement secondaire , était un examen
sélectif, de sorte que l'enseignement
secondaire n’est accessible qu’au plus méritant,
préparant ainsi
les conditions pour un enseignement supérieur de haut niveau, et dont
les diplômes traduisent effectivement le
niveau scientifique acquis .
Pour ces raisons, l’approche appropriée
était la pédagogie par objectifs qui place les savoirs au dessus de tout (apprenant
et enseignant) ; et c’est pour les mêmes raisons que l’inspecteur fut délaissé au profit du professeur universitaire, devenant un simple
fonctionnaire exécutant ce que les autres décidaient ,qu’il en était ou non convaincu.
Dans ce contexte, les relations entre les
inspecteurs et les professeurs d’université ont été marqué par une tension
et une polarisation, tantôt pour les uns, tantôt pour les autres, avec beaucoup
d’insinuations et de dénis, arrivant jusqu’à la contestation des compétences de
certains inspecteurs et même de leur intégrité professionnelle.
La situation s’est dégradée avec l’orientation
prise par l’inspection générale de l'éducation, nouvellement mise en place, contrairement
aux attentes de l’amicale des inspecteurs de l’enseignement secondaire,
présidée à l’époque par notre collègue Hedi Bouhouch.
La demande ( de l’amicale) de créer cette nouvelle structure, formulée depuis 1989, visait
la mise en place d’une institution qui se chargerait de superviser les différents départements avec lesquels
travaille l'inspecteur ; elle assurerait ainsi la coordination , la
programmation et la conception ; mais il s’est avéré que cette nouvelle structure était là pour contrôler l’inspecteur et lui demander de
rendre des comptes de ses actions et ses activités.
C’est
ainsi que l'inspecteur perdit, à nouveau, une part du crédit et de l’autorité
qui lui revenait de part le système éducatif et de part la nature des tâches
qu'il accomplissait, avec une certaine indépendance. L’Inspecteur se voit
éloigner des centres de décision, remplacé par l’inspection générale ;
l’apparition de l’inspecteur-coordinateur pour chaque discipline a achevé le travail
d’exclusion de l’inspecteur des centres de décisions ; et depuis ses
rapports avec l’autorité centrale passe par ce nouvel intermédiaire, et n’étant
plus au courant des fondements des décisions et des choix éducatifs, il n'est
plus en mesure de les défendre.
C’est ainsi que l’inspecteur se trouvait
errant entre les différentes directions du Ministère ; chacune le charge d’une
tâche, sans aucune coordination avec les autres directions, apparaissant aux
yeux de certains départements comme quelqu’un qui néglige ses devoirs et
tombant ainsi sous la coupe de l’inspection générale ; pour éviter cela, tous
les inspecteurs se sont mis à faire du comptage et du chiffre, au détriment de l’essentiel.
Et puis, ce fut la loi de Juillet 2002,
qui est venue transformer de fond en comble le système éducatif, donnant la priorité à la pédagogie au dépens
des savoirs, et mettant fin à la fonction première de l’examen de neuvième année et ouvrant les portes de l’enseignement secondaire à tous les élèves ;
et le tout
accompagné par des mesures secondaires au niveau du baccalauréat , ainsi le quantitatif a pris le devant sur le qualitatif ; l’enseignement professionnel
est rétabli de nouveau , et l’approche par les compétences a pris la place
de la pédagogie par objectifs. Et ce fut l’éclipse des universitaires et la
réhabilitation de l’inspecteur, son salaire et ses primes ont été améliorés ;
mais quel fut le prix de tout cela ?
Malheureusement, le corps des inspecteurs
n’était pas suffisamment conscient des raisons réelles qui étaient derrière ces
choix. L’école de 2002 est née dans un nouveau contexte international
caractérisé principalement par :
La chute des murs de l’école, avec la chute du mur de
Berlin ; et elle s’est ouverte au marché capitaliste et à ses lois, surtout
à la loi de la concurrence où il n’ya de place qu’aux plus forts.
L’orientation vers la privatisation de l’enseignement,
et l'uniformisation des systèmes éducatifs selon les besoins définis par le
système capitaliste.
L’école a abandonné le devoir de veiller à l’employabilité de ces diplômés ; et elle s’est limité à leur
donner les compétences qui permettent de s’assurer une
formation continue tout au long de la
vie , d'une part , et de gérer son avenir dans le travail, selon les projets qu’il pourrait entreprendre , d'autre part
.
Cette nouvelle orientation a été à l’origine de la
mutation du statut de l’inspecteur , qui est passé du statut d’un haut cadre supérieur au rang d'un expert neutre chargé de la recherche
en pédagogie , en didactique, dans les types d'approches d'apprentissage, mais
exclu des choix et des conceptions ;
cette mutation a contribué à déstabiliser l’inspecteur et à l’embarrasser .
L’inspecteur est embarrassé, à juste
titre, car les choix et les approches pédagogiques contradictoires sont adoptées
en même temps.
Et il est embarrassé et confus dans une
école où l'éducation est devenue une marchandise. Enfin il est embarrassé
car il se retrouve désarmé, aux premières lignes, en face de ces choix.
Que pouvait-il faire quand il voit de
ses propres yeux l’égoïsme sévir dans l’établissement jusqu'à devenir la valeur
suprême qui s’impose à tous les acteurs ?
Et comment peut-il préserver les valeurs
de l’honneur, du sacrifice ou de la solidarité, tombées en désuète et faisant
références à des idéologies malades ou mortes ?
Et que peut faire face à un enseignant,
qui a vu son statut se dégrader et des élèves qui n’ont plus confiance et qui
ont peur de l'avenir ? N’est – il pas injuste de demander à l’inspecteur de construire
l’avenir dans un environnement dominé par la peur, le désespoir et le mépris ?
L’inspecteur est désarmé, et les
barrières entre lui et les différentes parties de l'éducation ne cessent de s’élever ;
se sentant de plus en plus comme un étranger à l’école ; pourtant il se
doit de continuer à rester un militant responsable.
Il le restera, tant qu’il fera face à la
mondialisation sauvage , et tant que la révolution est pour lui une source
de la vie ; il le restera, tant qu’il considère l’éducation comme un
droit qui ne sera pas souillé par les lois de la production et de la
consommation ; il le restera, tant que l’éducation est pour lui culture humaine, loin de la notion de services
et des cadeaux ; enfin il restera un militant, tant qu’il
croit à l’humain et à la chose publique, défenseur du Ministère de l'Éducation ,,s’opposant à sa mutation en Ministère des Services éducatifs ;
L'inspecteur est le dernier espoir pour que l'école reste une institution publique de qualité , même
s’il ne fut jamais bien servi , car il ne satisfait personne, même si tout le
monde soit mécontent de lui ; mais il
restera fort, parce qu'il dit le vrai de
dire , et parce qu’il est sincère , au service d’une cause plus grande que la satisfaction des personnes ou leur mécontentement ,
accomplissant une fonction parmi les plus importantes de la vie , celle de faire le tri entre le bon et l’ivraie.
Brahim Ben Salah
Hammamet - 25 – 26 – 27 Janvier
2013
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