lundi 31 mars 2014

L'Inspecteur de l'enseignement secondaire : Autorité ou simple fonctionnaire ?


Avant propos
Cette semaine nous ouvrons notre Blog aux contributions de ceux qui souhaiteraient  réagir à ce que nous publions dans les différentes rubriques (Point de vue, notes ou au fil de l’actualité), où l’on traite  de questions en rapport avec l'éducation et la pédagogie.
Or, nous avons constaté que l'une des questions qui a poussé certains de nos collègues à s'engager dans un débat, c’était le sujet traité par la note n°4 du 10 mars 2014  que nous avons consacrée à la genèse de l’inspection en Tunisie.

Dans ce cadre là, nous avons reçu de la part de notre  collègue Brahim ben Salah, Inspecteur Général de l'Education et militant des droits de l’homme, le texte d’une communication intitulée «L’Inspecteur en Tunisie : Autorité ou simple fonctionnaire? » qu’il avait présentée en janvier 2013 au cours des journées d’études organisées par le syndicat national des inspecteurs de l’enseignement secondaire autour du projet du statut  des inspecteurs.
Indépendamment de ce que seront les réactions  des inspecteurs et des autres  lecteurs vis à vis  de la conception et des  points de vue  défendus    par  notre collègue concernant l'inspection et les inspecteurs ; l'importance de cette communication  réside,  d’après nous,  essentiellement dans la  lecture spécifique  qu’elle fait du statut et des missions de l'inspecteur, à travers  une  analyse  des réformes éducatives successives  , et à travers  l’expérience personnelle de son auteur , laquelle expérience  fut marquée  par une participation efficace et novatrice  dans les  divers domaines de l'inspection , sans omettre  les positions de principe de l’auteur qu’il avait toujours eu pour  défendre et pousser le système éducatif dans le sens du progrès .
Hédi Bouhouch & Mongi Akrout . Inspecteurs généraux de l’Education Nationale
Tunis. mars 2014
Texte de la communication
 Le corps de l’inspection en Tunisie a connu d'importants changements dans sa nature et dans sa mission, en fonction des lois successives depuis l’indépendance, telles la loi   du 4 Novembre 1958, la loi du 29 Juillet 1991, et la dernière en date, celle du 23 Juillet 2002.
Dans les années soixante-dix et quatre-vingt du siècle dernier, l’inspecteur était une autorité pédagogique, morale, administrative, scientifique et politique. Il était un observateur, un contrôleur, un accompagnateur et un évaluateur ; il était un auditeur et un valorisant ; c’était un créatif et un initiateur et un conseiller.
L’inspecteur était un créatif, car il révèle les réussites de l’enseignant quand il fait cours, mettant en valeur les points forts dans ses pratiques, et les moments d’excellence dans son approche ; et c’est de l’inspecteur que vient la confirmation  et la crédibilité.
L’inspecteur est initiateur (générateur) dans son évaluation, car, quand il apprécie le travail de l’enseignant, il ne le fait pas  parce que le travail était bon en soi, mais parce qu'il était conforme aux normes techniques, scientifiques et pédagogiques.  Car l'inspecteur a ses propres points de vue sur l'éducation et sur la pédagogie, lesquels sont le fruit de sa formation et le résultat de son expérience en classe et son expertise dans l’art d’enseigner.
L’inspecteur est le conseiller et l’assistant qui aide le professeur débutant à découvrir l’essence de sa mission, qui le guide vers les fondements de sa profession, et qui aide ceux qui se sont trompés de voie, ou qui ont fait une erreur à s’auto corriger.
L’inspecteur était l'autorité, car il était consulté par le Ministre et conseille les directeurs ; il assiste le professeur novice, et même l’expert sollicite son avis. C’est une référence, parce qu’on fait confiance à son savoir ; et grâce à lui,   on apprend les principes de la profession ; son expérience rassure ; il est le premier responsable des affaires des enseignants, et le dernier mot lui revient, au sujet de leur parcours professionnel, (affectation, mutations). Il est  le responsable de cette lourde mission devant l’Etat qui lui  a confié la formation  des personnes qui auront la charge d’éduquer sa jeunesse, et l’a chargé  de les préparer pour  être de bons enseignants, capables de remplir leur noble mission.
L'inspecteur est une autorité parce qu’il est le dépositaire des secrets de l’éducation, garant du sort de la jeunesse peuple, à qui on confie les tâches importantes, sur lequel on compte pour élaborer les programmes et assurer leur mise en œuvre. Et on fait appel à lui pour concevoir les sujets des examens nationaux qui hantent son esprit et son cœur jusqu’au jour de l’examen, tout en veillant sur le secret.
L’inspecteur est une autorité, car il est lui-même un militant, un militant responsable. L’inspecteur est un militant responsable parce que, quand on lui pose une question, il sait quoi, comment et quand répondre.
Il est le militant responsable car il est conscient des défis, à chaque situation et à chaque moment. Il saisit le sens de la prospective, de l’anticipation et l’art de la gestion ; et il sait comment être habile dans toutes les tâches.
Il est le militant responsable, noble  de caractère, qui connait la valeur de la rhétorique et le pouvoir de la parole ; il choisit ses mots et soigne ses paroles et se démarque des styles malveillants.  
Il est le militant responsable car il ne cherche que la vérité ; et il ne conçoit son travail que dans l’amour, bien que les gens ne le voient pas ainsi. Si ce n'était pas le cas ainsi, comment expliquer ses périples et ses voyages, par temps de pluie et par temps de froid et de chaleur, et bravant les obstacles et les risques de la route " ? Comment pourrait-il traverser les oueds chargés, usant son corps et sa voiture ? Et comment brave- t-il la mort tous les jours, ce voyageur qui ne recule pas, et n’hésite pas dans l’exercice de son devoir ?
Pour tout cela l’inspection est une autorité.
Pourquoi alors l’inspection est- elle devenue une fonction ? Et quelle est la place de l’inspecteur depuis la loi de 1991 ?
En fait, la place de l’inspecteur fut définie par le projet de la nouvelle école et ses enjeux ; ce projet a été conçu et monté par les professeurs universitaires avant tout ; même si on a impliqué un certain nombre d’inspecteurs, ce ne fut qu’en deuxième position, en tant que gens du terrain.
Les défis de l'école dans la loi de 1991[1] étaient de :
- transposer des savoirs précis et inspirés des siècles de lumières ;
-  fixer un plafond élevé de sorte que seule l'élite pourrait y accéder, " parce que, selon Mohammed Charfi[2], ministre de l’époque, " les communautés ne se dirigent que par les élites ".
D'où le choix de la  qualité  à la place de la  quantité ;  l’examen de neuvième année [3] qui clôture l’enseignement de base et permet d’accéder à l’enseignement secondaire , était un examen sélectif,  de sorte que l'enseignement secondaire n’est accessible  qu’au plus méritant,  préparant  ainsi  les conditions pour un enseignement supérieur de haut niveau, et dont les diplômes traduisent effectivement  le niveau scientifique acquis .
Pour ces raisons, l’approche appropriée était la pédagogie par objectifs  qui  place les  savoirs au dessus de  tout  (apprenant et enseignant) ; et c’est pour les mêmes raisons que  l’inspecteur fut délaissé au profit  du professeur universitaire,  devenant un  simple  fonctionnaire exécutant  ce  que les autres décidaient ,qu’il en  était  ou non convaincu.
Dans ce contexte, les relations entre les inspecteurs et les professeurs d’université ont été marqué par une tension et une polarisation, tantôt pour les uns, tantôt pour les autres, avec beaucoup d’insinuations et de dénis, arrivant jusqu’à la contestation des compétences de certains inspecteurs et même de leur intégrité professionnelle.
La situation s’est dégradée avec l’orientation prise par l’inspection générale de l'éducation, nouvellement mise en place, contrairement aux attentes de l’amicale des inspecteurs de l’enseignement secondaire, présidée à l’époque par notre collègue Hedi Bouhouch.
La demande  ( de l’amicale) de  créer  cette nouvelle  structure, formulée depuis 1989,  visait la mise en place d’une institution qui se chargerait  de superviser les  différents départements avec lesquels travaille l'inspecteur ; elle assurerait ainsi la coordination , la programmation et la conception ; mais il s’est avéré que  cette nouvelle structure était là  pour contrôler l’inspecteur et lui demander de rendre des comptes de ses actions et ses activités.
 C’est ainsi que l'inspecteur perdit, à nouveau, une part du crédit et de l’autorité qui lui revenait de part le système éducatif et de part la nature des tâches qu'il accomplissait, avec une certaine indépendance. L’Inspecteur se voit éloigner des centres de décision, remplacé par l’inspection générale ; l’apparition de l’inspecteur-coordinateur pour chaque discipline a achevé le travail d’exclusion de l’inspecteur des centres de décisions ; et depuis ses rapports avec l’autorité centrale passe par ce nouvel intermédiaire, et n’étant plus au courant des fondements des décisions et des choix éducatifs, il n'est plus en mesure de les défendre.
C’est ainsi que l’inspecteur se trouvait errant entre les différentes directions du Ministère ; chacune le charge d’une tâche, sans aucune coordination avec les autres directions, apparaissant aux yeux de certains départements comme quelqu’un qui néglige ses devoirs   et tombant ainsi sous la coupe de l’inspection générale ; pour éviter cela, tous les inspecteurs se sont mis à faire du comptage et du chiffre, au détriment de l’essentiel.
Et puis, ce fut la loi de Juillet 2002, qui est venue transformer de fond en comble  le système éducatif,  donnant la priorité à la pédagogie au dépens des savoirs, et mettant fin à la fonction première de l’examen  de neuvième année et ouvrant les portes de  l’enseignement secondaire à tous les élèves ;  et  le tout  accompagné par des mesures secondaires au niveau  du baccalauréat , ainsi  le quantitatif a pris le devant  sur le qualitatif ; l’enseignement professionnel est rétabli de nouveau , et   l’approche par les compétences a pris la place de la pédagogie par objectifs. Et ce fut l’éclipse des universitaires et la réhabilitation de l’inspecteur, son salaire et ses primes ont été améliorés ; mais quel fut le prix de tout cela ?  
Malheureusement, le corps des inspecteurs n’était pas suffisamment conscient des raisons réelles qui étaient derrière ces choix. L’école de 2002 est née dans un nouveau contexte international caractérisé principalement par :
   La chute des murs de l’école, avec la chute du mur de Berlin ; et elle s’est ouverte au marché capitaliste et à ses lois, surtout à la loi de la concurrence où il n’ya de place qu’aux plus forts.
   L’orientation vers la privatisation de l’enseignement, et l'uniformisation des systèmes éducatifs selon les besoins définis par le système capitaliste.
    L’école  a abandonné le  devoir de veiller à l’employabilité  de ces diplômés ; et elle s’est limité à leur  donner les  compétences qui permettent de s’assurer une formation continue tout au long de la  vie , d'une part , et de gérer son avenir  dans le travail, selon les  projets qu’il pourrait entreprendre , d'autre part .
Cette  nouvelle orientation a été à l’origine  de la  mutation du statut de l’inspecteur , qui est passé du statut d’un haut  cadre supérieur  au  rang d'un expert neutre chargé de la recherche en pédagogie , en didactique, dans les types d'approches d'apprentissage, mais exclu  des choix et des conceptions ; cette mutation a contribué à déstabiliser  l’inspecteur et à l’embarrasser .
L’inspecteur est embarrassé, à juste titre, car les choix et les approches pédagogiques contradictoires sont adoptées en même temps.
Et il est embarrassé et confus dans une école où l'éducation est devenue une marchandise. Enfin il est embarrassé car il se retrouve désarmé, aux premières lignes, en face de ces choix.
Que pouvait-il faire quand il voit de ses propres yeux l’égoïsme sévir dans l’établissement jusqu'à devenir la valeur suprême qui s’impose à tous les acteurs ?
Et comment peut-il préserver les valeurs de l’honneur, du sacrifice ou de la solidarité, tombées en désuète et faisant références à des idéologies malades ou mortes ?
Et que peut faire face à un enseignant, qui a vu son statut se dégrader et des élèves qui n’ont plus confiance et qui ont peur de l'avenir ? N’est – il pas injuste de demander à l’inspecteur de construire l’avenir dans un environnement dominé par la peur, le désespoir et le mépris ?
L’inspecteur est désarmé, et les barrières entre lui et les différentes parties de l'éducation ne cessent de s’élever ; se sentant de plus en plus comme un étranger à l’école ; pourtant il se doit de continuer à rester un militant responsable.
Il le restera, tant qu’il fera face à la mondialisation sauvage , et tant que la révolution est pour lui une source de la  vie ; il le restera,  tant qu’il considère l’éducation comme un droit qui ne sera pas souillé par les lois de la production et de la consommation ; il le restera, tant que l’éducation est pour lui  culture humaine, loin de la notion de services et des cadeaux ; enfin il restera un militant, tant qu’il croit à l’humain et à la chose publique, défenseur du Ministère de l'Éducation  ,,s’opposant à sa mutation en  Ministère des Services éducatifs ;
L'inspecteur est le dernier espoir  pour que l'école reste  une institution publique de qualité , même s’il ne fut jamais bien servi , car il ne satisfait personne, même si tout le monde soit mécontent de lui ;  mais il restera fort, parce qu'il dit le vrai  de dire , et parce qu’il est sincère  ,  au service d’une cause  plus  grande que la satisfaction  des personnes ou leur mécontentement , accomplissant  une  fonction  parmi les plus importantes de la vie ,  celle de faire le tri entre le bon et l’ivraie.
Brahim Ben Salah 
 Hammamet - 25 – 26 – 27  Janvier  2013






[1] la loi n° 91 - 65 du 29 juillet 1991 relative au système éducatif
[2] Ministre de l’éducation et de l’enseignement supérieur entre  avril 1989 – et 20 mai 1994
[3] Diplôme de fin d’études de l’enseignement de base 
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