lundi 16 mars 2015

L’éducation préscolaire et l’année préparatoire ou les germes de l’inégalité des chances entre les élèves.



Le Ministère tunisien de l’Éducation vient de publier récemment le Rapport national sur l'éducation pour l'année 2014[1] ; c’est un rapport de 131 pages avec 31 graphiques, 45 tableaux 4 et annexes ; le rapport est composé de quatre chapitres : l'éducation pré-scolaire- l'éducation et la réhabilitation - l'alphabétisation et l'éducation des adultes- les leçons tirées et les perspectives pour l'après-2015.
Les chercheurs dans le domaine de l'éducation et tous ceux qui s’intéressent aux questions de l'éducation en Tunisie trouveront dans ce rapport un matériau riche et varié, sous forme de statistiques, de graphiques, ainsi que des analyses et des commentaires se rapportant aux différents aspects de l'éducation dans notre pays.

Nous avons pensé utile de traiter, dans le blog pédagogique, certaines questions importantes soulevées dans ce rapport, et nous avons choisi de commencer par la question de l'éducation préscolaire.
I.      L’éducation préscolaire : Définition, sa place dans le SE tunisien
1.       Définition : « l’éducation préscolaire… s’entend, au niveau international, comme l’éducation avant l’âge, variable selon les pays – 4, 5, 6, 7 ans –, de la scolarité obligatoire et se pense dès le début de la vie, dépassant et englobant les seules dimensions de garde des très jeunes enfants et de soins à leur prodiguer » [2] .
En Tunisie, la loi d’orientation de l’éducation et l’enseignement scolaire de 2002 avait défini l’éducation préscolaire et ses objectifs  dans les termes  suivants «  l’éducation préscolaire est dispensée dans des établissements et des espaces spécialisés ouverts aux enfants de trois à six ans  … elle permet de développer :
§   La capacité de la communication orale,
§   Les sens, les capacités psychomotrices et la saine perception   du corps.
Elle permet, en outre, d’initier les enfants à la vie collective. (Titre 1, art 16 de la loi d’orientation de l’éducation et l’enseignement scolaire.
de 2002).
Le rapport nous indique qu’il existe plusieurs types d’institutions dépendantes de ministères différents, qui assurent l’éducation préscolaire en Tunisie, on y trouve aujourd'hui:
§ les garderies et jardins d'enfants, ce sont des institutions socio - éducatives appartenant à des privés, des associations ou des organisations ; elles dépendent du Ministère de la femme, et leurs activités sont régies par le cahier de charges du 28 mars 2003.
§ Les Kouttabs ou écoles coraniques : ces institutions dépendent du ministère des affaires religieuses, elles accueillent les enfants entre 3 et 6 ans , leur mission principale est d'enseigner le Coran, la lecture, l’écriture et le calcul,
§ L’année préparatoire : elle relève du Ministère en charge de l'éducation ; elle est assurée par les écoles primaires publiques et privées. Elle accueille les enfants à partir de cinq ans.
2.             Historique de l’éducation préscolaire : L'éducation préscolaire a une longue histoire dans notre pays ; déjà le règlement scolaire[3] de 1886 stipulait que «les écoles sont divisées en écoles maternelles (les enfants de 3 ans), écoles enfantines (enfants entre 4 et 6 ans), écoles primaires élémentaires et écoles primaires supérieures. »
Avec l'indépendance, les différentes lois sur l'éducation ont confirmé l'éducation préscolaire ; en effet, la Loi sur l'éducation[4]  de 1958 a indiqué dans les articles 8 et 9 que l’enseignement primaire «pourra être précédé par un court cycle d’éducation enfantine … dans les écoles maternelles et les classes enfantines ».  On retrouve presque la même orientation avec la loi de 1991,[5] (chapitre II, art 5)  qui parle d’«une formation préscolaire préparant  à l’enseignement de base peut être organisée par une des institutions spécialisées  dont les conditions d'ouverture ainsi que les programmes sont fixés par décret."
La loi de 2002[6] a constitué une évolution  importante , en  consacrant l’intégration de l’année préparatoire dans l’enseignement de base  (art18),  mais sans lui accorder le caractère obligatoire , et se limitant de souligner que « l'état veille à généraliser  l'année préparatoire, qui accueille  les enfants de cinq année à six ans , dans le cadre de la complémentarité  entre l’enseignement  public  et les initiatives des collectivités locales , des associations et du secteur privé. " (Art 17)
3.             l'importance de l'éducation préscolaire et son rôle dans la réussite des enfants
Les études récentes, réalisées dans plusieurs pays,   sont arrivées dans la plupart du temps aux mêmes conclusions suivantes qui s’accordent sur l’importance de l’éducation préscolaire ; nous reproduisons certaines de ces conclusions :
a.              L'éducation préscolaire a un impact positif sur l'éducation de base. « Les enfants qui ont fréquenté le préscolaire sont mieux préparés pour l’enseignement élémentaire. C’est donc un moyen efficace de maintien, d’amélioration de la qualité éducative, de réduction des redoublements et d’abandons scolaires. »[7]
b.             L'éducation préscolaire contribue à une plus grande équité, et aussi à « l’égalité des chances entre les enfants ayant des caractéristiques socioéconomiques différentes » ; il est démontré que le caractère sélectif et l'élitiste de certains systèmes éducatifs trouvent leurs racines dans la situation de l'éducation préscolaire. Beaucoup de pays l’ont reconnu et ont décidé d'investir dans l’éducation préscolaire (généralisation et obligation), et aujourd’hui, ils récoltent les fruits de leurs efforts en réalisant des résultats impressionnants dans les évaluations mondiales (comme les pays de l’Europe du Nord).
c.              Enfin , l’éducation préscolaire a une grande rentabilité , «  des études américaines, ont avancé que l’investissement mis dans le secteur du préscolaire engendre un bénéfice – en termes de capital social – de huit fois supérieur au coût engagé, y compris son impact sur le réussite  des élèves à court terme (réussite dans les études), et  sur le moyen et long terme (augmentation des chances de succès dans les études de l'enseignement supérieur, et d'accès  à un meilleur   emploi. »[8]        
II.   l’état de l'éducation préscolaire[9] en Tunisie en 2013
il faudrait préciser que nous allons nous limiter à l’année préparatoire qui, comme nous l’avons déjà précisé, relève du ministère de l’éducation.
1 : L'évolution du nombre d’inscrits en première année de l’enseignement de base qui ont fait l’année préparatoire
Le taux des nouveaux inscrits en première année de l'enseignement primaire qui ont suivi une année préparatoire est passé de 69%, au cours de l’année scolaire 2008/2009 ( année de son démarrage), à 80,50% au cours de l'année scolaire 2013/2014 ; soit un accroissement de 11 points en 5 ans, ce qui est assez important, mais cette augmentation ne devrait pas occulter certaines insuffisances :
§   un enfant  sur cinq  rejoint les bancs de l’école primaire  avec un «retard dans l'apprentissage » estimé à une année complète,  c’est un retard si important qu’il serait difficile de rattraper  , surtout si  certains d'entre eux se retrouvent  dans des classes  constituées par  une majorité d’enfants qui avaient bénéficié  d’une formation préscolaire de qualité.
§   Une triple disparité :   la première interrégionale, la deuxième   entre le milieu urbain et le milieu rural   d’une même région, et enfin la troisième entre quartiers aisés et quartiers défavorisés de la même ville.
Le rapport nous permet de saisir la première disparité ; en effet,  si la taux  national est de  77,8%,  nous trouvons une douzaine délégations régionales de l’enseignement[10] qui  affichent des taux inférieurs à la moyenne nationale, (le taux le plu bas est  de 44,2%) , et  quatorze délégations régionales  dépassent le taux national , ( le plus élevé  est de 96,8 %), ainsi l’écart dépasse 50 points , ce qui  constitue à notre avis une grande anomalie ;(Le graphique 11 ,page 22 du rapport),   le tableau  suivant illustre cet état de fait :
Taux des premiers inscrits en 1ère année de l’école primaire ayant suivi une formation préscolaire en année préparatoire (année scolaire 2012- 2013)
Les cinq premières classées en %
Les cinq dernières classées%
Tunis II
96.8
Jendouba
67.7
Tunis I
96.2
Siliana
67.2
Monastir
93.3
Sidi bouzid
64.2
Ben Arous
91.3
Kairouan
54.7
Gabes
91.1
Kasserine
44 .2

 Ce tableau nous rappelle curieusement le classement des délégations au baccalauréat.[11] Est-ce une coïncidence que les délégations qui ont enregistré les taux de réussite les plus faibles à l'examen du baccalauréat, comme Sidi Bouzid, Seliana et Zaghouan et Jendouba, sont presque les mêmes que ceux qui ont les taux les plus faibles dans le tableau ci dessus, alors que les délégations qui occupent les taux de réussite plus élevés, sont les mêmes qui affichent des taux élevés dans ce même tableau.  
Nous pensons que la situation n’est en réalité que le reflet de la disparité, qui a commencé avant même la première année de l'enseignement primaire, laquelle disparité n’a pu être enrayée ou même atténuée par les différentes actions pédagogiques, administratives et sociales.
2.    Evolution du nombre d’écoles qui ont une année préparatoire
a.     Une forte croissance jusqu’en 2010-2011 :Le rapport montre une  nette augmentation du nombre d'écoles primaires  publiques qui possèdent  une année préparatoire ; leur nombre est passé  de 362 écoles (soit 8,1% de l’ensemble)  en 2001/2002 à 2055 écoles au cours de l’année scolaire  2013/2014.( soit 45,4% de l’ensemble) ; seulement le rapport montre un essoufflement du mouvement depuis 2011-2012 ! après une phase de croissance et d’expansion entre 2000-2001 et 2010- 2011 ( 47,7%) ,  
b.    Priorité aux régions rurales : La répartition de ces écoles entre le milieu urbain et le milieu rural ou semi rural, montre un net avantage pour  ce dernier (  58,7% des écoles primaires rurales possèdent une classe préparatoire soit 1207 classes préparatoires,  alors que dans le milieu urbain le taux n’est que de 41,3% et 848 classes) ; cette distribution est le résultat d’une politique déclarée du Ministère depuis la création de l'année préparatoire qui a choisi de  concentrer ses efforts sur les zones rurales et semi  rurales et laisser le milieu  urbain  à l’initiative privée et aux associations , ce choix , qui parait à première vue justifiée ,doit être révisée pour assurer une meilleure équité, car une proportion importante de la population urbaine n’a pas les moyens de financer les frais de l’année préparatoire dans les écoles privées.
c.     Une grande disparité entre les régions
Le graphique 9 de la page 18 du rapport, relatif aux taux des écoles primaires publiques possédant une classe préparatoire par délégation régionale de l’enseignement, montre une  grande disparité entre les délégations ; douze Délégations Régionales enregistrent des taux en dessous de la moyenne nationale (45.4%), avec un minimum de 23,9 %, tandis que quatorze délégations ont des taux supérieurs à la moyenne nationale, avec un maximum de 65,5%. ( voir le tableau suivant)
Extrait du graphique n°9 : Taux des EP possédant des classes préparatoires
les cinq derniers classés
les cinq mieux classées
35.8 %
Ben Arous
65.5 %
Gabès
35.7 %
Bizerte
60.1 %
Sousse
35.2 %
Zaghouan
59 %
Kebili
29.9 %
Kasserine
58.4 %
Sidi Bouzid
23. 9 %
Monastir
55.8 %
Nabeul


En guise de bilan et perspectives
Ces données statistiques sur l'enseignement public sont très importantes ;  elles nous aident à identifier l'un des obstacles à la réalisation du principe de l'égalité des chances entre les enfants et entre les régions, lequel  principe proclamé  par les lois scolaires successives en Tunisie depuis la Loi 1958 qui disait qu’  «en vue d’assurer à tous les enfants des conditions et des  chances égales devant l’instruction et l'éducation, l’enseignement sera dispensé  gratuitement sur tout le territoire tunisien » (art 3),
La loi de 1991   reprend le même principe dans les termes suivants : « l’état offre à tous les élèves … le maximum d'égalité de chances dans le bénéfice du droit à l’éducation scolaire...» (Chapitre II, art 4), enfin la loi de 2002 a souligné dans l’article 4 que l’état " garantit à tous les élèves l’égalité des chances pour la jouissance du droit à l'éducation gratuite, dans les établissements d'enseignement, public ... ».
Mais quand nous examinons le graphique n° 11 du rapport, qui donne la proportion des inscrits en première année de l'enseignement primaire ayant, suivi  l’année préparatoire, selon les délégations régionales de l'éducation, pour l'année scolaire 2012-2013 - on se rend compte que ce principe n’a pas été respecté depuis le début, ou n’a pas trouvé les conditions qui permettaient de le garantir.
Et c’est à partir de ce niveau que commencent les disparités entre les régions , les écoles et les élèves ; nous pensons que la lutte contre ces disparités aura des retombées bénéfiques sur le système éducatif tunisien en améliorant la qualité de son produit par la réduction de l'échec scolaire ,  du redoublement , de l'abandon et de la détérioration du niveau général de la formation et des acquis des élèves.
Et Maintenant, que 15 années sont passées depuis que l’année préparatoire est devenue une partie intégrante de l'éducation de base, et que les diverses recherches et études ont confirmé l'importance de l'éducation préscolaire dans l’avenir scolaire de l’enfant, nous estimons que le moment est venu pour revoir la politique de l’état dans ce domaine pour reconquérir l’espace urbain par l’école publique.
Nous pensons qu’il est temps de rendre la classe préparatoire gratuite et obligatoire ; c’est la priorité de la  prochaine réforme scolaire, et en attendant, il faudrait penser à des mesures pédagogiques pour faire face à l’hétérogénéité de la population scolaire de la première année , en regroupant les nouveaux inscrits selon qu’ils aient fait ou non l’année préparatoire, une telle mesure facilitera la mission de l’enseignant en lui évitant le risque de s’occuper d’un groupe au dépens d’un autre.


Hédi Bouhouch et Mongi Akrout, Inspecteurs généraux de l’éducation, retraités.

Tunis, Mars  2015.







[2] Rayna, S : « Quoi de neuf du côté de l’éducation préscolaire ? Qualité, équité et diversité dans le préscolaire », Revue internationale d’éducation de Sèvres [En ligne], 53 | avril 2010, mis en ligne le 01 avril 2013, consulté le 20 février 2015. URL : http://ries.revues.org/879
[3] Règlement scolaire du 20 décembre 1886 tel qu’il a été modifié en 1906,   in Procès Verbal du Conseil de l’instruction publique, Bulletin Officiel de l’Instruction Publique, juin 1906, p 97.
[4] Loi 58-118 du 4 novembre 1958 relative à l’enseignement, jort 89 - 7 novembre 1958
[5] Loi n°91-65 du 29 juillet 1991 relative au système éducatif. Jort 65  du 29 juillet 1991 ;
[6] la loi 2002- 80 du 23 juillet 2002 , la loi  d’orientation de l’éducation et l’enseignement scolaire.
[7] Mr Diallo, M. et al : « L’impact de l’éducation préscolaire sur la performance des élèves au primaire en Guinée » http://www.rocare.org/grants/2010/grants2010gn2.pdf 
[8] Op.cité
[9] Notre étude se limite au secteur public seulement, le rapport ne fournit pas de données statistiques relatives au secteur privé et associatifs.
[10] Le pays est divisé en 26  délégations régionales de l’enseignement à raison d’une délégation par gouvernorat sauf  pour les délégations de Tunis et de Sfax où il ya deux délégation pour chaque gouvernorat.
[11] Hédi Bouhouch et Mongi Akrout : Echec et disparités au baccalauréat tunisien :1° partie - le blog pédagogique http://bouhouchakrout.blogspot.com/2014/07/echec-et-disparite-au-baccalaureat.html
 Hédi Bouhouch et Mongi Akrout : Echec et disparités au baccalauréat tunisien :2° partie - le blog pédagogique http://bouhouchakrout.blogspot.com/2014/07/echec-et-disparite-au-baccalaureat_21.html


Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire