dimanche 7 novembre 2021

La question de langue d'enseignement depuis l'indépendance : La première période 1955 -1958

 

                   

Hédi BOUHOUCH
Tout le monde pensait qu'avec l'indépendance la question de la langue de l’enseignement allait être tranchée définitivement, mais cela ne s'était pas passé comme on s'y attendait. Le débat évoqué dans le deuxième chapitre s'est poursuivi avec la même ardeur et parfois avec virulence entre les deux camps (pour l'arabisation totale ou pour le bilinguisme). Ni la réforme de 1958 ni celles qui l'ont suivie n'ont réussi à mettre un terme à ce débat.



Une conjoncture de crise

  La division de la société tunisienne 

En 1955, le pays traversait une grave crise politique suite au rejet de l'accord de l'autonomie interne par une partie du Néo destour sous la houlette du Secrétaire général Salah Ben Youssef. Les partisans de ce dernier contestaient l'accord et appelaient à poursuivre la lutte armée. L'agitation qui s'en est suivie s'est vite transformée en une résistance armée surtout dans certaines régions du sud tunisien. Ainsi, la concurrence entre les deux leaders du parti (Bourguiba et Ben Youssef) est devenue une opposition idéologique. Bourguiba avait opté pour une politique pro occidentale alors que Ben Youssef avait pris la tête du clan pro arabe soutenu de l'intérieur par les partisans du vieux Destour et des Zitouniens et de l'extérieur par Le Caire.

Devant la gravité de la situation et le risque de l'éclatement d'une guerre civile, Bourguiba avait fait appel aux forces françaises pour rétablir la paix. Mais malgré la fin de l'insurrection armée, ses séquelles sont restées. La société tunisienne est gravement affectée, et tout cela allait avoir un impact certain sur les choix de Bourguiba en particulier au sujet de la question de la langue d'enseignement qui nous intéresse ici.

 

L'accord de 1955 impose le maintien de la langue française

L'accord et les conventions du 3 juin 1955 qui ont accordé à la Tunisie l'autonomie interne avaient reconnu que "la langue arabe est la langue nationale officielle de la Tunisie", mais ils ont précisé que "la langue française n'y est pas considérée comme une langue étrangère et bénéficie d'un statut régi par les conventions (art 7 de la convention générale, art 5 de la convention sur les conditions des personnes, convention culturelle)[1]. D'un autre côté, la convention culturelle reconnait que la liberté du gouvernement tunisien est entière (art 2, convention culturelle V) mais il assume des obligations précises : obligation d'enseigner le français, obligation d'organiser un enseignement conforme aux programmes français". En plus de cela, au cours de la réunion du conseil de la république française tenu le 2 aout 1955 pour ratifier l'accord de l'autonomie interne, la question du statut de la langue française a été débattue. Le PV de la séance a inclus les points suivants : "Les français ont le droit d'utiliser leur langue dans leurs rapports avec l'administration tunisienne qui doit communiquer avec eux en français, en outre les français résidents dans le pays ont le droit d'avoir à leur disposition un enseignement français". Les termes de ces conventions vont réduire les marges d'action pour le gouvernement de l'indépendance pour une longue période.

La nationalisation des écoles coraniques modernes

En 1956, le gouvernement a décidé de nationaliser par décret[2] (art premier) les écoles coraniques modernes qui étaient détenues et gérées par le secteur privé. Ce décret avait laissé le choix aux propriétaires de ces écoles entre en faire don au bénéfice de l'état ou les céder sous la forme de location au ministère de l'éducation nationale. (art. 8).

Le débat autour de la langue d'enseignement reprend de nouveau

On retrouve au cours de cette période les mêmes courants que nous avons présentés dans le chapitre II. Bou Gamra avait écrit à ce propos : " un siècle est déjà passé et le débat autour du choix linguistique en Tunisie continue encore, y compris à propos de la langue maternelle en tant que langue nationale et aussi à propos de la langue française en particulier et les autres langues étrangères, les débats portent aussi sur la langue arabe littéraire (Al fosha), la langue arabe parlée (Addarija) et le bilinguisme. Les questions et les problématiques sont restées les mêmes, ainsi que les propositions et les solutions qui sont identiques à celles d'hier" (Bou Gamra)

Mais, il faudrait signaler que depuis très longtemps, l'arabisation est une revendication populaire. C'était aussi une demande des élites de tout bord. Les différentes personnalités étaient d'accord sur l'objectif (c'est du moins ce qu'on peut conclure à partir des discours et des positions des différents acteurs politiques de l'époque), mais ce qui les divisait ce sont le degré d'arabisation (totale ou partielle) et le timing (immédiate ou après une période transitoire). Pour simplifier nous pouvons distinguer deux grands courants :

*Les partisans de l'arabisation totale et immédiate

Ce camp est composé de différents éléments qui demandaient au gouvernement de décréter l'arabisation totale et immédiate, on y trouve :

- Les partisans de l'enseignement classique ou traditionnel (les Zitouniens).

Ce groupe demandait la généralisation de l'enseignement zitounien, un enseignement arabisé en totalité. Seulement les premières décisions du gouvernement de l'indépendance ont déçu leurs attentes (nationalisation des écoles coranique modernes puis réorganisation de l'enseignement de la grande Mosquée, certains parlent de fermeture). Ces décisions ont provoqué une vaste campagne de contestation dans la presse.

* Le syndicat de l'enseignement public

En janvier 1956, la revue "Al Mourabbi"[3] avait consacré son éditorial à la question de l'arabisation sous le titre : Le renouvellement des contrats des coopérants français représente un danger pour l'arabisation. L'éditorial condamne le maintien du statuquo par le ministère au moment où tout le monde ne cesse de réclamer l'arabisation de l'enseignement. L'éditorialiste avait écrit : "La question de l'arabisation est pour nous une question qui touche l'avenir de la culture, l'unification de l'orientation, le symbole de notre entité et l'expression de notre libération. Nous avons fait des sacrifices pour elle et nous nous sommes battus pour elle. Nous sommes encore fidèles aux principes et nous persistons sur la voie de sa réalisation". Le syndicat a lancé cet avertissement quand il a constaté qu'un tiers de l'année scolaire vient de s'achever sans que le Ministère ne manifeste aucun signe sur la voie de l'arabisation, comme si la question n'était plus une question essentielle et qu'elle nécessite du temps, de l'étude et beaucoup d'efforts. C'est l'inertie et le relâchement qui prédominent au sein du ministère qui vient de renouveler les contrats des coopérants français pour cinq nouvelles années alors que leurs contrats sont arrivés à leurs termes". Le syndicat a vu dans ce geste une volonté de la part du ministère de laisser trainer les choses et d'oublier l'essentiel. Le ministère s'occupe du présent au détriment de l'avenir, la situation est grave et préoccupante".

 

Les partisans de l'arabisation progressive et l’ouverture aux langues étrangères et surtout à la langue française

 Cette position est apparue clairement depuis 1954 lorsque la revue Annadwa avait posé la question suivante à un certain nombre de personnalités politiques : Comment percevez-vous le maintien de la langue française dans l'enseignement ?

Les réponses de ces personnalités qui vont occuper plus tard des postes de responsabilité étaient très proches. Taieb Mhiri, directeur du bureau politique du Néo Destour avait affirmé ceci : "nous sommes d'accord sur le principe d'un enseignement avec notre langue arabe, et nous nous battons jusqu'à la réalisation de cet objectif sacré, mais le néo Destour est un parti réaliste et pratique. Nous avons en Tunisie un fait qu'on ne peut pas effacer d'un trait, c'est la raison pour laquelle nous allons opter pour une approche progressive  pour avancer dans la voie qui soit conforme à nos programmes futurs dans l'enseignement, des programmes qui  prévoient l'apprentissage des langues étrangères et en particulier la langue française en raison des liens  solides et rationnels qui nous lient  à cette langue et au peuple français."[4]

Ahmed Ben Salah, secrétaire général de l'UGTT, avait exprimé un avis similaire en affirmant "qu'il n'y a aucune gêne à ce que la langue française reste en tant que langue seconde essentielle à coté d'autres étrangères surtout l'anglais et l'espagnol qu'on doit encourager."

Chedly Klibi avait exprimé en 1955 une position identique en disant qu'il est essentiel que nos responsables soient convaincus que l'éducation doit être en symbiose avec l'esprit de la nation, de son passé historique et culturel, de sa réalité sociale et avec sa langue nationale. … Il n'y a d'unification de l'enseignement que sur la base d'une arabisation totale de l'enseignement sans toucher les langues vivantes qui doivent occuper une place importante".[5]

Deux ans après le référendum de la revue « Al Nadwa », la revue « Al-Fikr » a consacré un numéro spécial sur le même sujet sous le titre « Notre éducation entre hier et aujourd'hui. » Ben Salah, alors secrétaire général de l'Union générale tunisienne du travail, a résumé cette seconde position. Pour lui : « Notre enseignement national et arabe doit aider à comprendre le monde et la culture universelle dans toutes ses dimensions. Nous devons préserver la langue arabe, notre particularité nationale et la particularité des sociétés africaines et arabes auxquelles nous appartenons. Nous devons aussi préserver nos spécificités méditerranéennes qui ont une glorieuse profondeur historique. Mais tout en préservant ces diverses particularités, les esprits doivent être ouverts sur le monde et sur le progrès. La nouvelle génération doit vivre son temps, mais cela ne sera possible que si l'éducation elle-même est adaptée aux structures économiques et sociales que l'on veut mettre en place "[6].  Les propos d'Ahmed Ben Salah résument assez bien la position de ce groupe qui appelle à la préservation de la langue arabe tout en s'ouvrant sur le monde.[7]

On retrouve la même idée chez Lamine Chebbi, le deuxième secrétaire d'état de l'éducation après l'indépendance. Le professeur Mohamed Mzali qui était son chef de cabinet a rapporté le témoignage suivant[8] : « Lamine Chebbi travaillait pour préserver les fondements de l’identité, tout en s’ouvrant sur les autres … Il avait arabisé l’administration et tunisifié ses cadres en nommant des cadres tunisiens à la tête des différents départements pédagogiques et administratifs… A cette époque, la question était de savoir si l'on continue d’arabiser l'enseignement pour atteindre la classe de sixième année primaire, ou garder ce qui existait depuis la réforme de 1949.[9] 

 

En juin 1957 (c'est-à-dire avant l'annonce de la loi de 1958), Bourguiba, dans son discours de fin d'année scolaire, avait souligné la « nécessité d'arabiser l'enseignement de toutes les matières scolaires », mais sans plus de précisions (quand ? quels sont les niveaux concernés ?...) S'agissait-il d'une déclaration d'intention ou d'une déclaration pour rassurer les partisans de l'arabisation, ou était-ce juste une déclaration politique. Nous pensons que Bourguiba a délibérément choisi d'être vague, comme s'il ne voulait pas s'engager. Les événements ont montré la justesse de notre appréciation. En effet une année plus tard, le 25 juin 1958, Bourguiba a évoqué la possibilité d'utiliser la langue française pour enseigner les matières scientifiques dans l'enseignement secondaire : « Je tiens à vous signaler que l'enseignement dans les écoles secondaires se dirige vers l'arabisation. La langue arabe sera la langue d'enseignement pour toutes les matières, sauf si les circonstances exigent - pour une période transitoire - l'usage de la langue française pour profiter des possibilités que nous avons entre les mains».

 

Mais, alors, quels étaient les facteurs qui ont empêché la réalisation de tout cela ? Pourquoi la commission de la réforme de l’enseignement avait-elle adopté le plan de Mahmoud Messadi ? Plusieurs analystes expliquent cela par le contexte interne et externe du pays :

-          Le pays était fragilisé par les différends et la division du néo-destour entre le clan de Bourguiba et celui de Ben Youssef, qui s’est répercutée sur les rapports de la Tunisie avec les pays de l’orient arabe, et surtout avec le Caire et le régime nassérien, le chantre du nationalisme et de l’unité arabe ;

-         d’autre part la question du code du statut personnel fraichement promulgué était encore une source de conflit et d’opposition ;

-         les voix des partisans de l’enseignement classique continuaient à se manifester demandant son extension et sa généralisation dans toutes les grandes villes du pays, au même moment les partisans de la généralisation et la démocratisation de l’enseignement moderne n’ont pas arrêté de le revendiquer ;

-         Le pays, dans ce contexte, dépendait largement de la coopération et de l’aide étrangère, et surtout française, dans tous les domaines (économique, culturel et politique) ;

-         Enfin, il ne faut négliger une donne objective qui a joué un rôle décisif dans le choix définitif de la langue d’enseignement : il s’agit de la composition de la classe dirigeante dont la grande majorité était constituée par des anciens sadikiens de formation bilingue, et ayant poursuivi des études supérieures en France.

Tous ces facteurs réunis avaient, semble-t-il, contribué à entraver le projet d’arabisation de l’enseignement préconisé par Lamine Chebbi et à adopter le projet de Messadi.

Hédi Bouhouch & Mongi Akrout, Inspecteurs généraux de l'éducation retraités. revu par Abdessalam Bouzid, inspecteur général de l'éducation

Tunis 2015

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[1] Pinto Roger. Les conventions du 3 juin 1955 entre la France et la Tunisie. In: Annuaire français de droit international, volume 1, 1955. pp. 53-66.

DOI : https://doi.org/10.3406/afdi.1955.1144

www.persee.fr/doc/afdi_0066-3085_1955_num_1_1_1144

https://www.persee.fr/doc/afdi_0066-3085_1955_num_1_1_3262

[2] Décret du 22 novembre  1956  ( jort n° 95 - 74° année   du  mardi 27 novembre 1956) portant nationalisation des écoles coraniques modernes .

 

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[3]  La revue Al Mourabbi est une revue mensuelle éducative publiée par le syndicat de l'enseignement public que nous avons trouvé chez un bouquiniste ( on a réussi à avoir 4 numéros : le numéro 3 de décembre 1955, le numéro 4 de hanvier 56, le numéro 6 et le numéro 8).

 

[4]   كمال الساكري: تعريب التعليم في تونس منذ إصلاح  1958 ,  20-10-2007-

http://democratiemaintenant.over-blog.net/article-13222723.html

[5]   كمال الساكري: تعريب التعليم في تونس منذ إصلاح  1958 ,  20-10-2007-

http://democratiemaintenant.over-blog.net/article-13222723.html

[6]  La revue Al Fikr , N° 9 - Juin 1956 , cité par Noureddine Sraieb : Mutations , réformes ey structure de l'enseignement  en Tunisie .

[7]  même source précédente  .

[8]   Le programme de la chaine AL Jazira ; témoin de l’époque, ( avril 2000) et la fondation Temimi pour la recherche scientifique et l'information , mars 2005

[9]  La Tunisie avait réussi à arabiser l’école primaire jusqu’à la 4ème année  et en enseignant le français en tant que 2ème langue , sachant que Lamine Chebbi avait participé en tant syndicaliste de la fédération de l’enseignement  aux négociations qui avaient démarré en 1947 pour s’arrêter  avant de reprendre en 1949. 

 

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