Hédi BOUHOUCH |
Une
conjoncture de crise
La division de la société tunisienne
En 1955, le
pays traversait une grave crise politique suite au rejet de l'accord de
l'autonomie interne par une partie du Néo destour sous la houlette du
Secrétaire général Salah Ben Youssef. Les partisans de ce dernier contestaient
l'accord et appelaient à poursuivre la lutte armée. L'agitation qui s'en est
suivie s'est vite transformée en une résistance armée surtout dans certaines
régions du sud tunisien. Ainsi, la concurrence entre les deux leaders du parti
(Bourguiba et Ben Youssef) est devenue une opposition idéologique. Bourguiba
avait opté pour une politique pro occidentale alors que Ben Youssef avait pris
la tête du clan pro arabe soutenu de l'intérieur par les partisans du vieux
Destour et des Zitouniens et de l'extérieur par Le Caire.
Devant la
gravité de la situation et le risque de l'éclatement d'une guerre civile,
Bourguiba avait fait appel aux forces françaises pour rétablir la paix. Mais
malgré la fin de l'insurrection armée, ses séquelles sont restées. La société
tunisienne est gravement affectée, et tout cela allait avoir un impact certain
sur les choix de Bourguiba en particulier au sujet de la question de la langue
d'enseignement qui nous intéresse ici.
L'accord de
1955 impose le maintien de la langue française
L'accord et
les conventions du 3 juin 1955 qui ont accordé à la Tunisie l'autonomie interne
avaient reconnu que "la langue arabe est la langue nationale officielle de
la Tunisie", mais ils ont précisé que "la langue française n'y est
pas considérée comme une langue étrangère et bénéficie d'un statut régi par les
conventions (art 7 de la convention générale, art 5 de la convention sur les
conditions des personnes, convention culturelle)[1]. D'un autre
côté, la convention culturelle reconnait que la liberté du gouvernement
tunisien est entière (art 2, convention culturelle V) mais il assume des
obligations précises : obligation d'enseigner le français, obligation
d'organiser un enseignement conforme aux programmes français". En plus de
cela, au cours de la réunion du conseil de la république française tenu le 2
aout 1955 pour ratifier l'accord de l'autonomie interne, la question du statut
de la langue française a été débattue. Le PV de la séance a inclus les points
suivants : "Les français ont le droit d'utiliser leur langue dans leurs
rapports avec l'administration tunisienne qui doit communiquer avec eux en
français, en outre les français résidents dans le pays ont le droit d'avoir à
leur disposition un enseignement français". Les termes de ces conventions
vont réduire les marges d'action pour le gouvernement de l'indépendance pour
une longue période.
La
nationalisation des écoles coraniques modernes
En 1956, le
gouvernement a décidé de nationaliser par décret[2] (art
premier) les écoles coraniques modernes qui étaient détenues et gérées par le
secteur privé. Ce décret avait laissé le choix aux propriétaires de ces écoles
entre en faire don au bénéfice de l'état ou les céder sous la forme de location
au ministère de l'éducation nationale. (art. 8).
Le débat
autour de la langue d'enseignement reprend de nouveau
On retrouve au
cours de cette période les mêmes courants que nous avons présentés dans le
chapitre II. Bou Gamra avait écrit à ce propos : " un siècle est déjà
passé et le débat autour du choix linguistique en Tunisie continue encore, y
compris à propos de la langue maternelle en tant que langue nationale et aussi
à propos de la langue française en particulier et les autres langues
étrangères, les débats portent aussi sur la langue arabe littéraire (Al fosha),
la langue arabe parlée (Addarija) et le bilinguisme. Les questions et les
problématiques sont restées les mêmes, ainsi que les propositions et les
solutions qui sont identiques à celles d'hier" (Bou Gamra)
Mais, il faudrait signaler que
depuis très longtemps, l'arabisation est une revendication populaire. C'était
aussi une demande des élites de tout bord. Les différentes personnalités
étaient d'accord sur l'objectif (c'est du moins ce qu'on peut conclure à partir
des discours et des positions des différents acteurs politiques de l'époque),
mais ce qui les divisait ce sont le degré d'arabisation (totale ou partielle)
et le timing (immédiate ou après une période transitoire). Pour simplifier nous
pouvons distinguer deux grands courants :
*Les partisans
de l'arabisation totale et immédiate
Ce
camp est composé de différents éléments qui demandaient au gouvernement de
décréter l'arabisation totale et immédiate, on y trouve :
- Les
partisans de l'enseignement classique ou traditionnel (les Zitouniens).
Ce
groupe demandait la généralisation de l'enseignement zitounien, un enseignement
arabisé en totalité. Seulement les premières décisions du gouvernement de
l'indépendance ont déçu leurs attentes (nationalisation des écoles coranique
modernes puis réorganisation de l'enseignement de la grande Mosquée, certains
parlent de fermeture). Ces décisions ont provoqué une vaste campagne de
contestation dans la presse.
*
Le syndicat de l'enseignement public
En
janvier 1956, la revue "Al Mourabbi"[3]
avait consacré son éditorial à la question de l'arabisation sous le titre : Le
renouvellement des contrats des coopérants français représente un danger pour
l'arabisation. L'éditorial condamne le maintien du statuquo par le ministère au
moment où tout le monde ne cesse de réclamer l'arabisation de l'enseignement.
L'éditorialiste avait écrit : "La question de l'arabisation est pour nous
une question qui touche l'avenir de la culture, l'unification de l'orientation,
le symbole de notre entité et l'expression de notre libération. Nous avons fait
des sacrifices pour elle et nous nous sommes battus pour elle. Nous sommes
encore fidèles aux principes et nous persistons sur la voie de sa
réalisation". Le syndicat a lancé cet avertissement quand il a constaté
qu'un tiers de l'année scolaire vient de s'achever sans que le Ministère ne
manifeste aucun signe sur la voie de l'arabisation, comme si la question
n'était plus une question essentielle et qu'elle nécessite du temps, de l'étude
et beaucoup d'efforts. C'est l'inertie et le relâchement qui prédominent au
sein du ministère qui vient de renouveler les contrats des coopérants français
pour cinq nouvelles années alors que leurs contrats sont arrivés à leurs termes".
Le syndicat a vu dans ce geste une volonté de la part du ministère de laisser
trainer les choses et d'oublier l'essentiel. Le ministère s'occupe du présent
au détriment de l'avenir, la situation est grave et préoccupante".
Les
partisans de l'arabisation progressive et l’ouverture aux langues étrangères et
surtout à la langue française
Cette position est apparue clairement depuis
1954 lorsque la revue Annadwa avait posé la question suivante à un certain
nombre de personnalités politiques : Comment percevez-vous le maintien de la
langue française dans l'enseignement ?
Les
réponses de ces personnalités qui vont occuper plus tard des postes de
responsabilité étaient très proches. Taieb Mhiri, directeur du bureau politique
du Néo Destour avait affirmé ceci : "nous sommes d'accord sur le principe
d'un enseignement avec notre langue arabe, et nous nous battons jusqu'à la
réalisation de cet objectif sacré, mais le néo Destour est un parti réaliste et
pratique. Nous avons en Tunisie un fait qu'on ne peut pas effacer d'un trait,
c'est la raison pour laquelle nous allons opter pour une approche
progressive pour avancer dans la voie
qui soit conforme à nos programmes futurs dans l'enseignement, des programmes
qui prévoient l'apprentissage des
langues étrangères et en particulier la langue française en raison des
liens solides et rationnels qui nous
lient à cette langue et au peuple
français."[4]
Ahmed
Ben Salah, secrétaire général de l'UGTT, avait exprimé un avis similaire en
affirmant "qu'il n'y a aucune gêne à ce que la langue française reste en
tant que langue seconde essentielle à coté d'autres étrangères surtout
l'anglais et l'espagnol qu'on doit encourager."
Chedly
Klibi avait exprimé en 1955 une position identique en disant qu'il est
essentiel que nos responsables soient convaincus que l'éducation doit être en
symbiose avec l'esprit de la nation, de son passé historique et culturel, de sa
réalité sociale et avec sa langue nationale. … Il n'y a d'unification de
l'enseignement que sur la base d'une arabisation totale de l'enseignement sans
toucher les langues vivantes qui doivent occuper une place importante".[5]
Deux
ans après le référendum de la revue « Al Nadwa », la revue
« Al-Fikr » a consacré un numéro spécial sur le même sujet sous le
titre « Notre éducation entre hier et aujourd'hui. » Ben Salah, alors
secrétaire général de l'Union générale tunisienne du travail, a résumé cette
seconde position. Pour lui : « Notre enseignement national et arabe doit aider
à comprendre le monde et la culture universelle dans toutes ses dimensions.
Nous devons préserver la langue arabe, notre particularité nationale et la
particularité des sociétés africaines et arabes auxquelles nous appartenons.
Nous devons aussi préserver nos spécificités méditerranéennes qui ont une glorieuse
profondeur historique. Mais tout en préservant ces diverses particularités, les
esprits doivent être ouverts sur le monde et sur le progrès. La nouvelle
génération doit vivre son temps, mais cela ne sera possible que si l'éducation
elle-même est adaptée aux structures économiques et sociales que l'on veut
mettre en place "[6]. Les propos d'Ahmed Ben Salah résument assez
bien la position de ce groupe qui appelle à la préservation de la langue arabe
tout en s'ouvrant sur le monde.[7]
On
retrouve la même idée chez Lamine Chebbi, le deuxième secrétaire d'état de
l'éducation après l'indépendance. Le professeur Mohamed Mzali qui était
son chef de cabinet a rapporté le témoignage suivant[8] :
« Lamine Chebbi travaillait pour préserver les fondements de l’identité, tout en s’ouvrant sur les autres … Il avait
arabisé l’administration et tunisifié ses cadres en nommant des cadres
tunisiens à la tête des différents départements pédagogiques et
administratifs… A cette époque, la question était de savoir si l'on continue
d’arabiser l'enseignement pour atteindre la classe de sixième année primaire,
ou garder ce qui existait depuis la réforme de 1949.[9]
En
juin 1957 (c'est-à-dire avant l'annonce de la loi de 1958), Bourguiba, dans son
discours de fin d'année scolaire, avait souligné la « nécessité d'arabiser
l'enseignement de toutes les matières scolaires », mais sans plus de précisions
(quand ? quels sont les niveaux concernés ?...) S'agissait-il d'une déclaration
d'intention ou d'une déclaration pour rassurer les partisans de l'arabisation,
ou était-ce juste une déclaration politique. Nous pensons que Bourguiba a
délibérément choisi d'être vague, comme s'il ne voulait pas s'engager. Les
événements ont montré la justesse de notre appréciation. En effet une année
plus tard, le 25 juin 1958, Bourguiba a évoqué la possibilité d'utiliser la
langue française pour enseigner les matières scientifiques dans l'enseignement
secondaire : « Je tiens à vous signaler que l'enseignement dans les écoles
secondaires se dirige vers l'arabisation. La langue arabe sera la langue
d'enseignement pour toutes les matières, sauf si les circonstances exigent -
pour une période transitoire - l'usage de la langue française pour profiter des
possibilités que nous avons entre les mains».
Mais, alors, quels étaient les facteurs qui ont
empêché la réalisation de tout cela ? Pourquoi la commission de la réforme
de l’enseignement avait-elle adopté le plan de Mahmoud Messadi ? Plusieurs
analystes expliquent cela par le contexte interne et externe du pays :
-
Le pays était fragilisé par les différends et
la division du néo-destour entre le clan de Bourguiba et celui de Ben Youssef,
qui s’est répercutée sur les rapports de la Tunisie avec les pays de l’orient
arabe, et surtout avec le Caire et le régime nassérien, le chantre du
nationalisme et de l’unité arabe ;
-
d’autre part la question du
code du statut personnel fraichement promulgué était encore une source de
conflit et d’opposition ;
-
les voix des partisans de
l’enseignement classique continuaient à se manifester demandant son extension
et sa généralisation dans toutes les grandes villes du pays, au même moment les
partisans de la généralisation et la démocratisation de l’enseignement moderne
n’ont pas arrêté de le revendiquer ;
-
Le pays, dans ce contexte, dépendait
largement de la coopération et de l’aide étrangère, et surtout française, dans
tous les domaines (économique, culturel et politique) ;
-
Enfin, il ne faut négliger une
donne objective qui a joué un rôle décisif dans le choix définitif de la langue
d’enseignement : il s’agit de la composition de la classe dirigeante dont
la grande majorité était constituée par des anciens sadikiens de formation
bilingue, et ayant poursuivi des études supérieures en France.
Tous
ces facteurs réunis avaient, semble-t-il, contribué à entraver le projet
d’arabisation de l’enseignement préconisé par Lamine Chebbi et à adopter le
projet de Messadi.
Hédi
Bouhouch & Mongi Akrout, Inspecteurs généraux de l'éducation retraités.
revu par Abdessalam Bouzid, inspecteur général de l'éducation
Tunis
2015
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[1] Pinto Roger. Les conventions du 3 juin 1955 entre la France et la
Tunisie. In: Annuaire français de
droit international, volume 1, 1955. pp. 53-66.
DOI : https://doi.org/10.3406/afdi.1955.1144
www.persee.fr/doc/afdi_0066-3085_1955_num_1_1_1144
https://www.persee.fr/doc/afdi_0066-3085_1955_num_1_1_3262
[2] Décret du 22 novembre 1956 (
jort n° 95 - 74° année du mardi 27 novembre 1956) portant nationalisation
des écoles coraniques modernes .
.
[3] La revue Al Mourabbi est une revue mensuelle éducative publiée par le syndicat de l'enseignement public que nous avons trouvé chez un bouquiniste ( on a réussi à avoir 4 numéros : le numéro 3 de décembre 1955, le numéro 4 de hanvier 56, le numéro 6 et le numéro 8).
[4] كمال الساكري: تعريب التعليم في تونس منذ إصلاح 1958 ,
20-10-2007-
http://democratiemaintenant.over-blog.net/article-13222723.html
[5] كمال الساكري: تعريب التعليم في تونس منذ إصلاح 1958 ,
20-10-2007-
http://democratiemaintenant.over-blog.net/article-13222723.html
[6] La revue Al Fikr , N° 9 - Juin
1956 , cité par Noureddine Sraieb : Mutations , réformes ey structure de
l'enseignement en Tunisie .
[7] même source précédente .
[8]
Le programme de la chaine AL Jazira ; témoin de l’époque, ( avril
2000) et la fondation Temimi pour la recherche scientifique et l'information ,
mars 2005
[9] La Tunisie avait réussi à arabiser l’école
primaire jusqu’à la 4ème année
et en enseignant le français en tant que 2ème langue ,
sachant que Lamine Chebbi avait participé en tant syndicaliste de la fédération
de l’enseignement aux négociations qui
avaient démarré en 1947 pour s’arrêter
avant de reprendre en 1949.
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