D’avril
2016 à avril
2017, toute une
année lourde d'adieux et de départs. C'est la fin d'une génération et le début
de la fin d'une autre. Est-ce
la fin d'une ère de l'histoire de l'éducation en Tunisie ?
Ahmed
Brahim, Abdelkader Mhiri, Mongi Chemli, Tawfic Baccar et El Hédi. Tous sont mes proches
qui se ressemblent même dans la différence ; Trois d'entre eux font partie d'une
précédente génération que la revue Attajdid avait réuni avec son symbole
culturel d'autres noms comme Garmadi. Les deux autres font partie de ma
génération. On n'était pas conscient -au cours des années soixante dix- de la
réalité des liens, de la coopération, de la compétition et des différences
entre eux.
Chacun
d'entre eux m'avait demandé des nouvelles de l'un d'eux lors de ses derniers
jours, sauf Chemli, qui avait choisi (le retrait)
l'isolement, comme s’ils étaient des compagnons qui s'appelaient pour le
départ, inspectant les places
des uns et des autres sur le bateau. Toutes des nuances claires et sombres de ce courant
nationaliste modéré, cultivé et ouvert, des gens d'esprit, de conservation et
de renouveau à des degrés, pragmatiques et méthodiques, fidèles et fiers de
leur identité tunisienne; attachés à sa langue et à son histoire, humanistes
dans leurs particularités
personnelles, nationales, linguistiques et religieuses. Aucun parmi eux
ne nie une seule composante de ce pays et aucun ne favorise une composante sur
les autres que dans les limites exigées par l'approche de l'intégration de
l'élément dans le tout. Ce tout n'est en définitive que la TUNISIE et L'HOMME,
deux extrémités entre lesquelles se situent les autres identités.
Tous sont
mes proches et tous font partie des trois générations fondatrices de l'école
tunisienne, cette école qui a sauvé la Tunisie et a empêché que le printemps
arabe ne se change en automne. Tous ont défendu la liberté du savoir, de
l'enseignement et de l'indépendance de l'institution, avec des tempéraments
différents et des styles de compromission avec le pouvoir qui ont semblé- pour
plusieurs personnes non
initiées - une sorte de contradiction avec les principes.
Dans le
silence et la persévérance, Al Hédi n'était que l'un des symboles parmi eux.
Ceci n’était saisi que
par ceux
imprégnés de l'esprit de l'école tunisienne.
C’était
trois générations conscientes de sa continuité et de son enracinement dans
l'histoire : la génération des pionniers, Mahmoud Messadi et Ahmed Abdessalam,
puis la génération des bâtisseurs, Garmadi, Mhiri, Chemli et Baccar, et voilà
que le temps est en train de consumer la troisième génération, ma génération.
Entre eux, avant eux et après eux, l'histoire poursuit sa trajectoire
inévitable.
Je n'ai
pas cité tous ceux qui étaient proches de Hédi. Mais l'Ecole Tunisienne est
plus grande et plus vaste et elle le restera, et le dernier mot ne sera que
pour ceux qui sont imprégnés de son esprit ancré dans les racines, dans un renouvellement permanant.
Quant aux autres, ils ne laisseront que ce qui reste après le passage des
ouragans et des cyclones, telle est la loi de la vie. Les terres s'érodent et
les arbres s'arrachent, on dirait que c'est l'apocalypse, mais en réalité ce
n'est que la vie qui se renouvelle grâce à ses lois. Ainsi va l'Ecole qui est solidement
ancrée dans l'esprit tunisien.
Rendre
hommage à Hédi en
citant ses qualités exceptionnelles ne signifie enfin que l'enterrement d'un
collègue. En réalité Al Hédi
n’était pas doté de qualités exceptionnelles introuvables chez d’autres.
Mais il se distinguait par
la représentation symbolique des qualités d'une génération entière qu'il a
cotoyée : Ahmed Soua, Mohsen Mezghanni, Abdelaziz Ben Youssef, Sadok Omrane et bien
d'autres dans les différentes spécialités, que Dieu préserve les vivants comme Moncef Ladhar, et tous les amis
attachés à l'esprit de l'Ecole Tunisienne, l'école d’"Essod" qui ne
s'écroule guère.
C'est une
symbolique que n’ont pas tous les acteurs.
Al Hédi
était, parmi ses collègues, un doux rassembleur, calme tel son nom sans
prétention ni leadershiping. Ce n'était pas par hasard qu'il fut le président
de l'Amicale des inspecteurs et leur premier défenseur à une époque où lui même
n'en avait pas besoin. Il était parmi les innovants de l'enseignement de la
langue arabe et au cœur de l'équipe qui a travaillé sur cet enseignement depuis
la création de cette équipe.
Al Hédi, tel
que signifie son nom, était réellement pacifique, calme et rationnel. Il aspirait à
l'innovation tout en évitant les tendances et les excès depuis que je l'ai connu quand
nous étions en deuxième année de la Maitrise On faisait partie du même groupe à
la faculté des lettres et des sciences humaines qui a rassemblé les étudiants
de l'ENS et de l'institut du journalisme. A l'époque, la formation dans les
deux institutions était comme une formation complémentaire à une formation
fondamentale assurée par la faculté.
Dès le
début, son orientation vers la linguistique était claire avec, à côté, un
intérêt pour les études structuralistes en littérature, et un penchant vers la
gauche dans les
méthodes de pensée et les styles de travail. Dès le début, il tenait à connaître, à vérifier et à se
documenter, et montrait ainsi qu’il avait les caractéristiques du chercheur.
Effectivement, il est resté un chercheur dans sa spécialité linguistique
jusqu'à ses derniers jours.
Ensemble, nous avons suivi l'année préparatoire de
l'agrégation. Au cours de cette année 1972/73,
son orientation linguistique s'était raffermie à l'occasion " d'une étude statistique sur les formes
des verbes dérivés dans
le livre Al Boukhala (les avares) et le livre Al Ayem" dans le cadre du
certificat d'aptitude à la recherche sous la direction de Taieb Baccouche. Il
s'agissait d'un certificat qui est l'équivalent du diplôme des études approfondies
(DEA) depuis 1993 puis du Master depuis 2001. Cette étude avait eu un effet sur
certains de ses choix didactiques dans le cadre de l'orientation structuraliste
qui était dominante.
A cette époque fut crée le diplôme de recherche
approfondie (DRA), l'équivalent de ce qu'on appelait dans les spécialités
scientifiques le Doctorat de troisième cycle et depuis 1993 le doctorat unique. Le DRA est devenu la
deuxième voie après l'agrégation pour s'inscrire pour le doctorat d'état, qui a
disparu officiellement en 1993 et remplacé par l'habilitation scientifique.
Certains
amis de notre promotion n’étaient pas trop tentés par l’agrégation. On avait
plutôt confiance dans les orientations de Garmadi et de Tawfik Baccar, et on voulait poursuivre -avec
eux- le même chemin. Alors, le choix de Hédi de préparer le DRA sur un sujet de
lexicologie en
rapport avec l'ouvrage Lissan Al Arab, n'était que le signe de notre soif à
tous pour la recherche approfondie. Quant à moi et contrairement au choix de
Hédi, j'étais obligé de passer par l'agrégation, un choix qui m'est imposé par la direction de l'ENS puisque
j'étais boursier de cette institution, une bourse dont le montant était proche
du salaire d'un professeur du secondaire à cette époque.
Mais,
malgré cette prédisposition innée à la recherche, la chance académique n’était
pas du côté d’Al Hédi. Je voudrais à ce propos évoquer des choses qui s'imposent mais je
vais me limiter à quelques messages car ni le temps ni le contexte ne me
permettent de m'étendre davantage.
Hédi, avait
choisi pour des raisons pratiques de poursuivre ses recherches avec Taeib Baccouche, et il a
travaillé durant quatre années à décortiquer (analyser) "Al Lissan"
d'une manière méthodique et extrêmement organisée et il aurait dû être le
premier des linguistes de ma génération après Rached Hamzaoui.
Seulement
son travail fut entravé après l'emprisonnement de Baccouche à la suite des
évènements du 26 janvier. Baccouche était le secrétaire général adjoint de
l'UGTT et le représentant d'une partie non négligeable des intellectuels de
gauche qui demandaient la démocratie et qui s'opposaient à la politique
capitaliste suivie par le parti au pouvoir sous la direction de Hédi Nouira. Il s'en est
suivi une politique d'exclusion des syndicalistes et de la gauche en général.
Certains membres du parti au pouvoir ont essayé de limiter le pouvoir de Baccar
et de Garmadi, de leurs amis et de tous ceux qui leur étaient proches.
Mais cela
n'est pas arrivé jusqu'à l'interdiction de diriger les recherches, grâce au
rôle joué par Mhiri, Chemli et les frères Abdessalem qui ont réussi à maintenir
l'équilibre nécessaire pour sauvegarder l'université. Ainsi, la direction de la
thèse de Hédi est passée à Am Salah comme on aimait appeler Garmadi à l'époque,
mais cette direction n'était que formelle et elle n'a pas duré longtemps, à
cause de la mort subite de Garmadi en 1982 et Baccouche après sa libération, n'était pas dans une situation qui lui
permettait de poursuivre la direction des recherches.
Entre
temps, Hédi s'est orienté vers la recherche pédagogique avec l'encouragement de
son inspecteur Ahmed Soua ;
tout en restant actif dans le groupe de l'éducation en matière de
population (Attarbya Al omranya) avec Dordana Masmoudi, Il a réussi à réaliser plusieurs
travaux originaux sur l'étude des textes et surtout l'enseignement de la morphologie,
et sur d'autres sujets
concernant l'éducation en matière de population. Il a aussi entrepris la
traduction de plusieurs textes relatifs à l'éducation et à la pédagogie.
Il a fait
tout cela sans couper les liens avec l'université. Il a continué à suivre les
travaux académiques qui avaient des finalités éducatives. Et grâce à l'amitié
qui nous liait et à nos affinités, aucun de nous deux ne réagissait qu'en tant
qu'enseignant sans distinction entre les cycles. On avait sur la question de
longues rencontres dont le but était le maintien de l'unité, de la
communication et de la progression entre les différents cycles de
l'enseignement.
Je crois
que cette vision globalisante et cette mentalité d'ouverture sont parmi les
caractéristiques essentielles qui lui ont facilité la réussite dans le corps de
l'inspection et d'avoir obtenu le respect de ses collègues. Mais le plus
important de mon point de vue, que je devais dire, c'est que les trois générations
que j'ai évoquées n'avaient pas le sentiment d'éparpillement, de division entre
les différents cycles comme c'est le cas aujourd'hui.
Après la
mort de Garmadi et son entrée dans le corps des inspecteurs, Al Hédi avait
décidé d'abandonner la thèse, et il a insisté pour que je prisse toutes ses
fiches et tous ses documents pour les utiliser dans mes cours et mes
recherches. J'étais à l'époque l'unique enseignant en matière de lexicologie à la faculté,
après le départ de Rached
Hamzaoui - dont j'étais l'assistant depuis la fin des années soixante
dix- pour diriger le bureau de coordination de l'arabisation installé à Rabat
au Maroc.
La
proposition de Hédi n'était pas une simple courtoisie, c'était l'expression
d'une profonde amitié et une sorte de solidarité avec un ami qui partage avec
lui les mêmes orientations scientifiques, éducatives et politiques. On était
tous les deux d'accord sur une sorte d'engagement modéré proche de quelques
courants politiques innovants qui travaillaient pour la réussite de l'expérience
démocratique du début des années quatre-vingt.
J'étais à
l'époque un syndicaliste attaché aux principes syndicaux, et maintenant une
orientation politique, académique et éducationnelle qui ne me facilitait pas la
vie universitaire. Mais j'estime que ma situation n'était pas si mauvaise que
ça, bien au contraire, c'était la gauche modérée (à qui j'appartenais) qui
contrôlait et qui dirigeait la faculté, et peut-être que Hédi voyait dans sa
proposition un moyen utile de se débarrasser de ses documents et de soutenir ce
courant.
J'ai
décliné l'offre, mais son initiative m'a profondément touché, car j'ai rarement
rencontré quelqu'un qui m'offrait autant que je lui donnais, et je me suis
engagé de convaincre un professeur parmi les maîtres d'accepter de le diriger.
Mais j'ai très mal agi, en insistant trop sur sa malchance, à savoir
l’emprisonnement du premier directeur et le décès du deuxième. En plaisantant,
Le professeur que j'ai touché m’a surpris en présence de l'intéressé par une
réponse qui a ôté à Hédi toute envie de poursuivre son travail et l’a contraint à concentrer toute son énergie
sur les études didactiques, théoriques et pratiques.
En effet,
au milieu des années quatre-vingt, Hédi a joué un rôle essentiel dans la
transposition didactique qui a permis de faire évoluer la leçon de grammaire et
ses manuels surtout en ce qui concerne la partie syntaxe, dans la même voie
tracée par la deuxième génération avec Abdelkader Mhiri et Abdelwhab Bakir. Le
travail fourni par Hédi a trouvé le soutien
du corps des inspecteurs d'arabe (surtout Moncef Ladhar et Mohamed
Elleuch) et un grand encouragement de la part de feu Abdelaziz Ben Youssef qui,
avec sa formation zitounienne, maîtrisait convenablement les origines
traditionnelles de l’approche syntagmatique.
Dans ce
cadre-là, il est préférable d’insister sur le rôle primordial de Hédi Bouhouch
dans la réforme de l'enseignement de la langue arabe. L'équipe chargée de la
réforme était bâtie sur des bases saines de complémentarité et de coopération,
et Hédi assurait le lien entre les trois cycles de l'enseignement.
Durant des années, Hédi et moi-même n'avons
pas cessé de collaborer en échangeant les connaissances et les expériences à
propos des méthodes d'enseignement et des étapes de l'acquisition des savoirs.
J'avoue que ma collaboration avec lui n'était tout à fait innocente, et je
pense qu'il n'a pas remarqué ce que je lui préparais.
Après
avoir achevé la réorganisation de l'enseignement et de la recherche en arabe au
début des années 90 au niveau de la maitrise et des études supérieures, je lui
ai suggéré d'être parmi les premiers à s'inscrire au nouveau doctorat, en
essayant de le convaincre que l'enseignement secondaire et primaire ont besoin
de compétences supérieures spécialisées, capables de relever le niveau
scientifique pur à l'instar de ce qui existe dans les pays développés.
D'ailleurs on retrouve cette idée dans les principes de la réforme de
l’éducation.
Au début,
il n'était pas enthousiaste. Je crois que son attitude n'était pas l'expression
d'un refus de ma supervision, mais c'était est plutôt par superstition.
Je l’ai trouvé mûr pour l'idée et il n'attendait de moi qu'un signe que je
n'avais pas peur d'être le troisième après Baccouche et Garmadi.
Permettez-moi
de vous faire ce témoignage : j’ai supervisé des dizaines et des dizaines de
thèses et de mémoires, mais avec Al Hédi, j’étais plus proche de l’ami lecteur
et du conseiller que du directeur de recherche qui commande. Je pense que sa
thèse sur les théories de l'apprentissage et de l'acquisition est toujours
utile pour la formation des enseignants en raison de sa clarté, de sa
documentation et de son organisation. Je n'ai pas trouvé dans toutes les recherches
en didactique, thèses et mémoires confondus, que j'ai dirigées ou à la soutenance
desquelles j'ai participé, un travail de la qualité de la thèse de Hédi, malgré
le respect que j'ai pour beaucoup de ces travaux et malgré mon amour et mon
estime pour les étudiants chercheurs dont j'ai dirigé les travaux.
Malheureusement,
nous n’avons pas été en mesure de publier la thèse pour des raisons d’ordre
administratif liées à la séparation stupide entre les différents cycles de
l'enseignement. On ne pouvait l'inclure ni dans le budget de la faculté, ni
dans le budget des unités de recherche, les textes organisant la publication
sont clairs à cet égard.
J'ai
tenté au moment où sa santé s'est détériorée gravement de convaincre certains
éditeurs, mais la difficulté du marché n'était pas encourageante, les éditeurs
des ouvrages scientifiques ont besoin du soutien de l'état.
Je crois
que les nombreuses personnes ici présentes pensent comme moi, que l'institution
a une dette qu'elle doit rendre, cette dette n'est pas une dette envers ceux
qui l'ont servie avec fidélité, c'est plutôt une dette envers elle-même et
c'est une partie de sa mission dans le développement du pays.
N'est-ce
pas le meilleur cadeau pour rendre hommage au défunt : que les vivants parmi
nous aient le sentiment qu'ils sont capables de rendre service à leurs
institutions même après leur mort.
Le
véritable enseignant est un artiste d'un type spécial qui ne rêve pas de
poursuivre sa mission après la retraite, mais il rêve d'être utile alors qu'il
repose dans sa tombe, qu'on laisse donc Al Hédi poursuivre la formation des
générations futures.
La thèse n'est pas sa seule œuvre académique et didactique, on
lui doit plusieurs études qui portent sur l'enseignement de l'arabe, la
pédagogie par objectifs, le temps scolaire et bien d'autres sujets. Il a en
outre traduit plusieurs textes pédagogiques. Tous ces écrits sont encore
"bons à l'utilisation" même si certains croient qu'ils sont passés
aujourd'hui maitres du curriculum.
J'espère
que les messages que j'ai incorporés dans mon intervention sont parvenus à
leurs destinataires. Le discours autour de Hédi ne s'achève pas ; l'institution
scolaire est menacée, elle a besoin de ses références symboliques pour se
maintenir.
Mohamed
Salah Eddin Cherif, Professeur émérite de la langue et de littérature arabe,
Faculté des lettres ,des arts et des humanités -Université de Mannouba .
Traduction
du texte: Mongi Akrout et Abdessalem Bouzid, Inspecteurs généraux de
l'éducation et révision de Mohamed Salah Eddin Cherif
Tunis ;
Avril 2019
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