lundi 27 novembre 2017

A propos des cours particuliers (encore une fois)



Cette semaine, le blog pédagogique  donne la parole  une nouvelle fois à M° Brahim ben Salah, Inspecteur Général de l'Education et militant des droits de l’homme pour nous exposer son point de vue sur les mesures et la réglementation qui concernent l’organisation des cours particuliers décidées par le ministère de l’éducation l’année scolaire passée en 2015/2016,
ce texte a été déjà publié par son auteur sur les réseaux sociaux , vu la richesse du billet  et la pertinence  de l’analyse ,  nous avons voulu le partager avec nos fidèles amis, avec tous nos remerciements pour Si Brahim pour cette réflexion lucide .


Voici quelques idées pédagogiques que je soumets publiquement  par amour pour  l'école tunisienne: il ne s’agit pour moi  ni de critiquer ni de  dénigrer ,  c’est pour cela que je voudrais commencer tout d’abord par louer les efforts du ministre de l'Éducation et de ses agents  pour  leur sens aigu de la responsabilité  et leur dévouement dans ce qu’ils  entreprennent  pour remédier aux insuffisances  qui indisposent  l'école tunisienne  , et il m’a  semblé  à travers l’approche  du Ministère de l'éducation que la réforme actuelle est basée sur des interventions thérapeutiques locales au niveau de  ce qui  paraissait comme une  urgence et qui  devrait avoir  la  priorité telles que les questions concernant les cours particuliers , et c’est de ce sujet en l’occurrence que j'aime  parler dans ce papier très brièvement bien  que la question demande  explication et clarification.

Les cours particuliers : Deux visions, une vision économique ( économiste)  et une vision éducative
La vision économiste
Le Ministère  de l’éducation vient dernièrement de publier les cou^ts des cours particuliers et le nombre de groupes  autorisé  pour chaque enseignant , les marges horaires pour ces cours, le mode de  partage  des rétributions  et les bénéfices entre les différentes  parties responsables de l’organisation , et enfin l’autorité  financière qui  sera chargée  du contrôle  et le rôle de l'État dans tout cela représenté par le Ministère de l'éducation. ,  ainsi que les sanctions et les mesures disciplinaires  prévues  à l’encontre de chaque enseignant  qui ne respecte pas les règlements du ministère (allant du simple avertissement   jusqu’à la radiation).
Le ministère de l'éducation   a parlé longuement  dans les médias de la suppression des cours particuliers,  or en réalité  ces cours particuliers n’ont pas été  supprimés, ce qui l’a été c’est le caractère d’économie parallèle ou souterraine  ou ce que certains appellent l'économie  de l’arrière-boutique ou l'économie informelle, qui prend plusieurs formes, y compris   l’installation  anarchique    (les cours  dans les maisons  ou dans les garages  ou dans des locaux  parfois inappropriés et dans les domiciles  des élèves   bénéficiaires de ces cours) . La base de toutes les activités informelles est  l'évasion fiscale  puisque ses inputs et ses outputs échappent  au contrôle de l'Etat et le revenu des ces activités  n’entrent pas  dans le calcul  du revenu national brut,
En outre,  ce secteur  parallèle  bénéficie  des services publics sans  contrepartie , mieux encore il fixe  librement ses  tarifs  , pratique l'extorsion  et l’exploitation  de ceux qui ont besoin de « la  marchandise » présentée ,  sachant  que le volume des revenus provenant de ces cours particuliers a atteint entre 500 et 800 milliards par an, selon  le directeur général des programmes et de la formation continue. De ce point vue , le ministère de l'Education a voulu faire ce que font  quelques ministères pour lutter contre la contrebande et l'évasion fiscale.
Le ministère de l'Éducation est en  droit de faire ce travail de  réglementation  du  « marché de l'éducation » et  de supervision  des « services scolaires » et donner l’occasion aux enseignants d’entrer en compétition entre eux sur ce marché et que chacun  cherche la façon de faire valoir  son  produit  et comment affrioler les clients aussi longtemps que ces enseignants assument  leur devoir de contribuable  sur  les   quatre-vingts pour cent qui leur sont dus, et je ne sais pas dans ce cas, comment va faire le titulaire d'un diplôme  d'études supérieures  pour  entrer dans ce marché, alors   qu’il n’a pas de patente qui   lui donne le droit d’accéder à cet espace.
Le ministère a tout à fait  le droit de le faire, il est même  de son devoir de  s’en charger, mais  ce dont  il ne doit pas s’attendre à ce que ces mesures   permettent  d'améliorer le niveau de l’école  tunisienne ou  qu’elles  vont offrir  aux élèves  qui souffrent d’un retard  dans l’une des matières  les possibilités de remédier à ce retard  parce que ces  mesures  sont  des mesures  économico- éducatives  en vue de combattre  l'évasion fiscale d'une part et refréner   la hausse  des prix  d’autre part , ces mesures ne sont nullement  destinées à réduire l'échec scolaire lequel  exige un  soutien et un  suivi  de proximité selon les  besoins
Nous pensons que les cours particuliers  sous cette forme ne sont pas utiles , mais ils consacrent une nouvelle réalité  qui n'est pas sans risque  , une réalité qui introduit   les  lois du marché à  l'école tunisienne et donne lieu à une  concurrence malsaine  qui va envenimer les rapports   entre les enseignants et biaiser les évaluations auxquelles seront soumis  les élèves car d'une façon ou d'une autre le contrat éducatif  que l'école souhaite instaurer entre  l'enseignant et l'apprenant  en fera les frais , il faudrait rappeler que  ces cours particuliers étaient donnés  sous la supervision de l'organisation  de l'éducation et  de  la famille selon les mêmes conditions proposées par les derniers textes du ministère  et avec  les mêmes dividendes , la différence c’était que les cours étaient destinés  aux  élèves nécessiteux qui ne sont pas en mesure de  payer  des cours particuliers à l’extérieur de l’espace  scolaire , c’était un moyen  d’assurer en quelque sorte une égalité des chances  entre les élèves    tout en  laissant aux élèves des familles aisées   le moyen de traiter leurs insuffisances  scolaires par leurs  propres moyens en  recourant aux cours particuliers personnalisés.
Ce qui est peut-être étonnant   c’est que le ministère recrute  des enseignants qui avaient obtenu au concours  des notes de  2,  3 ou 4 sur  vingt dans leur spécialité, et puis  on  s’étonne de la faiblesse des acquis des élèves   ? En permettant cela, le ministère n’ouvre-t-il pas  la voie aux cours particuliers ? Et comment blâmer l'élève  qui  cherche  un  professeur  en dehors de l'espace scolaire afin de comprendre les leçons d’une discipline donnée alors  que le ministre  lui même  reconnait la faiblesse  de la formation de base  des  personnes dont  le recrutement a été  autorisé sous son égide ?  Va-t-on priver cet enseignant peu qualifié  de goûter  au  gâteau des  cours particuliers après avoir été  recruté et   commencé à pratiquer? Cela n'augmentera-t-il pas davantage  les tragédies des élèves dans cette discipline? N'est-ce  pas vrai que  l'école  elle-même dans ce cas  génère le marché parallèle  et les mécanismes qui poussent les gens à  recourir  aux  cours particuliers en dehors de l'espace éducatif?
Vision pédagogique (éducative)
Parmi les raisons du recours aux cours particuliers, il ya l’augmentation du taux de scolarisation qui a nécessité le recrutement  d'un grand nombre d'enseignants non-spécialistes   ou  d’enseignants peu qualifiés  , la massification a engendré aussi une disparité du niveau des élèves de la même classe  , du même établissement et de la même région .
Nous préférons appeler ces leçons , des cours de soutien et de remédiation  que  nous  intégrons  dans le cadre de la lutte contre  l'échec scolaire , or cette lutte devrait faire partie  d’une  politique éducative globale d'équité , une politique  qui se base sur la construction d'une carte scolaire qui recenserait  les besoins pédagogiques   des régions  à la lumière  d’évaluations scientifiques et de références réalistes  propres à chaque établissement d'enseignement  dans chaque commissariat  régional de l'éducation.
Étant donné que cette procédure est encore  bien loin de pouvoir être réalisée, car elle nécessite d’entreprendre  une réflexion profonde  et  étant donné que l’approche du ministère consiste à faire des interventions  ponctuelles et urgentes  dans  le cadre de certaines priorités précises ,  il nous semble qu’il serait  plus judicieux que le ministère de l'Education confie l’organisation  des cours particuliers ou ce que nous appelons  les cours de soutien et de remédiation  aux commissariats régionaux de l'éducation  pour mettre en application  le principe de la décentralisation d'une part et pour créer   un espace favorisant les initiatives  des acteurs éducatifs de chaque région  leur permettant de  concevoir  leur propre projet en s’appuyant sur  des mécanismes  et des plans d'action  convenus pour le  diagnostic et la remédiation et ses méthodes. Ne serait- il  pas plus utile   que chaque institution  ait son projet propre de lutte contre  l'échec scolaire à partir  des résultats des évaluations ? Ainsi on offrira à chaque  élève ce dont il a besoin.
Ne serait-il pas plus utile  par exemple  de chercher  les raisons qui expliqueraient  la  baisse de la proportion des candidats ayant  obtenu la  moyenne en  arabe au baccalauréat, de 33 à 11 pour cent entre  2000 et 2008   et  les institutions qui étaient la cause de cette dégringolade ? Ne serait-il pas plus utile aussi   de chercher pourquoi  plus de 4000 candidats au baccalauréat ont  obtenu la note  zéro en français ou en anglais  et pourquoi  ces mauvaises performances se retrouvent toujours dans des établissements bien déterminés ? Ne devrions- nous  pas  nous interroger sur la concentration de ces mauvais résultats  dans les régions  intérieures et celles  du nord-ouest?  La carte  des résultats du baccalauréat de la dernière session n’a-t-elle pas montré  la division  du pays  par une ligne verticale nord -sud   opposant la côte à l’intérieur, des régions  avancées et des régions en retard ? Est-ce que nous  nous sommes demandés  sur la qualification et les compétences des cadres éducatifs  de chaque région  et  de chaque  établissement?
Toutes les  évaluations faites au cours  des années successives  n’ont-elles pas  montré que ce sont la septième année de l'enseignement  de base et la première année de l'enseignement secondaire  qui sont les deux classes où les  élèves  souffrent de graves lacunes dans les  différentes matières? Pourquoi n’a-t-on pas mis en place une politique de (rattrapage) remédiation  pour les élèves de ces deux  niveaux au moins ?  De cette façon les  cours  appelés  particuliers  seront  orientés vers la pédagogie de la réussite? N’a-t-on pas amélioré les résultats du baccalauréat grâce à des projets pédagogiques  au niveau de chaque institution touchée par un déficit quelconque ? N’est-il pas plus judicieux de faire  des efforts dans la formation des enseignants qui travaillent  dans les établissements qui  souffrent d'un retard important dans le niveau et les résultats
Pourquoi ne pas  réfléchir  à limiter  le nombre de stagiaires  dans les régions de l’intérieur  en en  affectant  ceux-ci  dans  des centres  où se trouvent des enseignants compétent pédagogiquement   qui seront chargés d’encadrer ces stagiaires ( professeur tuteur) ? et puis pourquoi  ne pas penser à programmer  la remédiation et le rattrapage  dans le temps d'apprentissage  officiel  de l'élève , après une évaluation  diagnostique, sachant que cela   peut se faire sans coût élevé?
Il est à craindre  que l’on   programme les cours particuliers  dans l'espace scolaire avant même  de commencer à enseigner  les programmes, comme s’ils  étaient  une composante  fixe du système de formation des élèves , et nous tombons de cette façon  dans la vision économiste  et utilitaire  de ces cours? Comment allons- nous défendre l'école publique alors que  nous  y intégrons les lois du marché et du commerce?
 N’est ce pas que les  échanges financiers entre l'élève et l'enseignant, même s’ils se font par intermédiaire le début de la fin du contrat pédagogique  que  l'école cherche à retrouver? l’équité éducative entre les  élèves  va - t- elle  grâce aux tarifs que  le ministère de l'Education vient de fixer qui est entre 20 et 35 dinars par mois et je ne sais  pour combien de matières  ? J'espère que ceux qui ont approuvé  ce choix  ne vont pas le regretter  car il comporte  les aspects qu’ils combattaient, Dieu seul le sait.
En conclusion, ce sont là  des questions  qui sont d’après moi  en rapport avec les cours particuliers  destinés aux élèves nécessiteux selon  les données dont on dispose.  je ne vois dans cette réforme des cours particuliers  que nous venons de présenter  aucune  utilité  sinon une régulation du marché éducatif, quant à  la justice   il n’y en  a guère ,  et quant à l’équité c’est un mirage charmeur .

Brahim Ben Salah Inspecteur général de l'éducation à la retraite (octobre 2015)

Traduction et présentation  par Mongi Akrout ; Inspecteur général de l'éducation à la retraite Novembre 2017 .



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