dimanche 21 avril 2024

Mémoires d'un instituteur des premières années de l'indépendance: les bâtisseurs de l'école publique tunisienne

 


Il y a quelques jours, j'ai reçu par la poste un cadeau  que m'a envoyé une personne que je ne connaissais pas avant , il s'agit d'un livre  intitulé " Journal d’un instituteur de la République (1958-1999), écrit parMaaroufi Mohammed El Hachemi. C'est le frère de l'auteur, Mehdi, qui m'avait contacté pour demander mon adresse afin de me l'envoyer, qu'il en soit remercié pour ce beau cadeau.  


Dès la réception du livre, je l'ai lu d'un seul trait, je l'ai trouvé passionnant, l'auteur a réussi à nous faire  découvrir  - à sa manière - le parcours d'un jeune instituteur normalien  de la jeune Tunisie - 

Je propose aux amis (ies)  du blog quelques extraits que j'ai choisis de  ce livre  qui reprennent quelques étapes du parcours de l'auteur ( son passage par l'école  normale des instituteurs de Sousse et de Tunis, les  premières écoles primaires où il a commencé à exercer le métier d'instituteur, quelques unes de ses expériences en tant qu'instituteur… ) l'auteur nous donne un témoignage émouvant sur une génération de véritables militants qui ont défié les difficultés de toutes sortes pour mettre sur pied l'école tunisienne.

Le blog pédagogique remercie l'auteur et son frère pour ce merveilleux cadeau et souhaite à Si Maaroufi un bon et rapide rétablissement.

 

 

« Mes études menées donc à terme à Beja, je me suis retrouvé à l'École normale des instituteurs de Sousse qui inaugurait  sa première promotion au lycée de garçons, provisoirement, en attendant de lui trouver un local,  affirmait-on aux normaliens désappointés, mais il n'en sera rien puisque la quittant, au terme de mes études 3 années après, elle y était encore.

La tutelle ayant jugé bon de rassembler les admis au Diplôme d'Études générales (DEG) des trois écoles normales de Tunis, Sousse et Sfax dans une quatrième année consacrée à la préparation du certificat de fin d'études normales (C .F. E. N ), je me suis retrouvé alors élève maître à la capitale, laquelle année était réservée à un enseignement théorique plus élaboré en psychopédagogie et à des stages pratiques dans des écoles d'applications ….

J'entamais cette formation à l'École normale de Sousse dès son ouverture et je l'achevais à celle de Tunis 4 années plus tard. Nommé alors instituteur bilingue stagiaire à l'école primaire de jeunes filles de Ghardimaou, ..., je me retrouvais avec des instituteurs d'arabe titulaire du diplôme délivré par Jâmâ E-Zitouna ( El Ahlia  et E-tahcil) à savoir l'équivalent informel du brevet et du baccalauréat et des instituteurs de français des  tunisiens ayant interrompu prématurément leurs études, parmi lesquels s'en trouvé un titulaire tout juste des fameux CFEP ( certificat de fin d'études primaire)

C'est donc imprégné de ce mélange de frustrations, d'appréhension et d'espoir que je prends le train pour Ghardimaou, un jour du mois de septembre, tirant à sa fin, de l'an de grâce 1958, chargé d'une valise bourrée d'effets et de documents.

 Des interrogations s'entrechoquant dans ma tête sur mon école, mes clases, mes enseignements et les commodités de mon village d'adoption, le seul renseignement à ma disposition m'étant fourni par ma nomination qui parle d'affectation à l'école primaire de jeunes filles, je plonge rapidement dans une cogitation.

L'éventualité d'être chargé d'un cours supérieur m'effleure l'esprit et m'inquiète quelque peu parce que je ne veux pas me faire la main avec une grande classe car, outre l'enjeu des résultats de fin d'année, je veux y arriver après avoir fini avec mon année de stage et de ma titularisation ,mieux encore, avec plus de maturité pédagogique.

Le directeur de l'école, un ancien normalien, me réserve un accueil chaleureux et m'apprend qu'il est en fait le directeur de l'école primaire de garçons et qu'il m'assure que l'intérim de la direction de celle des filles. Dès lors, les choses vont aller bien vite. L'épineuse question du logement a été réglée bien avant mon arrivée, car conscient des difficultés de l'hébergement dans le village, j'ai eu l'idée de placer 3 lits métalliques dans une salle de classe pour en faire une chambrée et à l'intention des nouvelles recrues célibataires, me dit-il.

...

 Soulager de ce côté, j'en viens aux questions pédagogiques  et il m'apprends qu'il m'a confié l'unique cours supérieur que compte l'école ainsi qu'un cours moyen ; au premier,  me devant de lui enseigner les matières dispensées en français, et au second, celles enseignées en arabe. contrarié de me trouver chargé de cours supérieur,  je cherche à m'en défaire, sans pour autant entamer mon capital sympathie auprès de lui et je le fais si mollement que je dois battre en retraite aux premières justifications qu'il me donne:«  au vu de l'effectif des enseignants, je vous considère le plus indiqué, puis d'ajouter, je compte sur vous pour réussir une bonne année scolaire avec cette classe qui n'a pas été gâté par le passé»  .

Ma qualité de normalien suscitait  chez d'aucuns un mélange d'admiration, de curiosité ou de jalousie, nous abordions en récréation des questions pédagogiques et si certains cherchaient à tester mes connaissances, d'autres se trouvaient réellement intéressés, alors ignorant les intentions des envieux, je répondais aux questions qui m'était posées du mieux que je le pouvais si bien que je m'obligeais des fois à revenir à mes documents et manuels scolaires pour me rafraîchir la mémoire.

Alors heureux d'étaler des connaissances toutes fraîches, je leur parlais de la théorie pédagogique de J.Dewey qui repose d'une part sur l'interdépendance des conceptions psychologiques, sociologiques et pédagogiques,  d'autre part sur une pédagogie activiste comme je leur parlais de la loi de E.Claparède  qui, dégagée à partir de la conception fonctionnelle de l'enfance, appelle à stimuler l'intéressement dans de l'enfant… Je leur parlais même des techniques d'enseignement de mon maître qui s'attachait à dynamiser les enseignements et à voler au secours des élèves qui donnait des signes de relâchement ou qui menaçait de perdre pied.

La lecture

 Matière principale dans le processus de la formation de l'esprit de l'enfant, la lecture faisait  inéluctablement l'objet de nos discussions. Je les informaiس alors de la méthode globale qui était initiée par l'imminent pédagogue et inspecteur Charmion et qui était encore à l'essai à Tunis avant d'être généralisée «  méthode qui part de l'appréhension de courtes phrases expressive pour l'esprit de l'enfant, puis l'amène graduellement à la reconnaissance des mots et des phonèmes et des morphèmes». (Aucun de mes collègues n'en avait entendu parler jusqu'à là, si bien que certains affichaient leur scepticisme sur ses chances de réussite car traditionnellement, ils restaient attachés à la méthode en vigueur qui procédait de « l'accumulation des connaissances et de l'enrichissement continu du vocabulaire de l'enfant partant de l'apprentissage du graphème puis s'élevant graduellement au phonème ou au mot, groupe de mots cohérent pour être aboutir enfin à la phase significative  ».

 

A la rentrée scolaire 1961, je ne retrouve pas mon poste à l'école primaire de filles de Ghardimaou  parce que j'ai été muté entre-temps d'office dans le cadre d'un roulement statutaire au bout de 2 années d'exercices en début de carrière si bien que je perds de vue ce village somme toute sympathique et son attachante école primaire de filles à l'architecture originale car bâtie à moitié en dure et en bois aggloméré préfabriqué ,cette dernière étant un don de l'UNICEF.  Je me retrouve encore une fois dans une école primaire de filles à savoir l'école primaire de filles de Jendouba, ce village chef-lieu de la région …

Cependant mon premier contact avec mon nouvel établissement me déçoit au plus haut degré, car c'est dans une villa au cœur de l'agglomération, transformée en école que je me retrouve, le système D aidant l'administration à s'en sortir des difficultés de la scolarisation des jeunes enfants dont le nombre est en croissance exponentielle annuellement, elle en usait sous la contrainte, certes au détriment du pédagogique. Les premières séances d'enseignement confirment  mes appréhensions, car j'ai beau fermer porte et fenêtres le gros brouhaha persiste, ce sont alors des chants en chœur, des injonctions appuyées, un balai de déplacement, des claquements intempestifs des portes si bien que la cohue des changements des classes d'enseignement devient impossible sinon difficile

La Dictée

 

Issus de milieux ruraux, essentiellement arabophones, mes écoliers appréhendaient la dictée et d’aucuns la prenaient en grippe, au point de perdre, le moment venu, les quelques repères dont ils pouvaient se prévaloir. Et pour les mettre en confiance, je m’attachais à la démythifier, en empruntant une procédure mon maître de français des cours moyen et supérieur qui, simple, tirait son importance pédagogique de la rigueur de son application.

La préparation matérielle consistait à aménager un isoloir au niveau du tableau, par l’installation d’un rideau coulissant, en tissu opaque, derrière lequel pouvait se mouvoir une personne afin d’écrire à l’abri des regards ; installé pour l’année, cet isoloir pouvait servir également à d’autres préparations appelées à rester cachées jusqu’au moment opportun.

Pendant la séance de dictée, un élève était désigné pour passer au tableau, selon l’ordre alphabétique du registre de classe, afin de n’oublier personne. Les cahiers de classe encore fermés, je commençais par déclamer le texte dans son intégralité afin de favoriser et sa compréhension et l’appréhension des difficultés orthographiques et grammaticales qu’il recelait. Les cahiers ouverts, je reprenais alors les phrases une à une, tout en rappelant la corrélation des mots et groupes de mots par une variation de ton et des pauses significatives. La dictée terminée, je relisais à nouveau le texte puis j’accordais un temps de réflexion aux élèves pour une auto correction. J’en profitais alors pour leur rappeler l’intérêt de garder bien en vue les notions apprises, notamment celles autour desquelles le texte était bâti ou choisi. A mon signal, l’élève au tableau réintégrait son pupitre et les cahiers de classe étaient échangés, fermés, entre camarades mitoyens. Dès lors, la correction collective commençait.

Le rideau tiré, le texte était alors décortiqué par des élèves appelés au tableau à tour de rôle, favorisant ainsi la plus large participation. Une craie de couleur était alors utilisée selon la nature de la faute. Ce faisant, des rappels rapides des règles d’orthographe, de grammaire et de conjugaison émaillaient la correction  et, au besoin, les élèves disposaient d’un fichier qui, tenu actualisé au fil des enseignements, était censé cultiver en eux l’esprit de recherche. Vigilent, l’enseignant éperonnait, au besoin, leur émulation et favorisait la dynamique de groupe.

 

La correction en groupe terminée, j’autorisais alors l’ouverture des cahiers et les élèves soulignaient au crayon noir les fautes sans excès de zèle, car d’aucuns pouvaient en rajouter rien que pour accabler des copains. A la suite de quoi, les cahiers étaient remis à leurs propriétaires qui corrigeaient les mots ou groupes de mots faux au bas du texte. Le contrôle du maître interviendra en dehors de la classe.

Sur le plan pratique, je consignais, sur ma Fiche de préparation, les fautes d’orthographe, les solécismes et les barbarismes de chacun et je relevais les prouesses des méritants, si bien qu’ainsi conçue, ma Fiche de préparation devenait un support qui me permettait de mener une correction interactive…».

 

Maaroufi Mohammed El Hachemi.

Extrait de son ouvrage : " Journal d’un instituteur de la République (1958-1999).

 

Tunis , avril 2024

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