dimanche 28 octobre 2018

La crise de l'enseignement en Tunisie: Est-ce la fin de l'ère de l'école publique?

Hédi Bouhouch


Le blog pédagogique revient encore une fois  à la question de l'enseignement privé et l'engouement des familles tunisiennes pour l'école privée surtout au niveau  primaire, en  publiant  un article posté par M° yassine TLILI , journaliste et chercheur dans la civilisation arabe et musulmane et l'histoire des mouvements politiques en Tunisie et dans la région arabe; l'article a été posté au mois de septembre dernier sur  le portail de nawat.org. https://nawaat.org/portail/2018/09/07/

Le blog pédagogique tient à remercier M° Tlili  qui a bien voulu nous accorder l'autorisation de publier son article. 





Les dernières statistiques publiées par le ministère de l'Education indiquent que le nombre d'écoles primaires privées a atteint 534 écoles en février 2018, réparties dans toute la république. L'essor de ces écoles fait suite à une crise de l'école publique, qui a rendu les écoles privées  attrayantes pour les classes sociales aisées et moyennes, malgré les coûts élevés.
Entre l'enseignement primaire privé, qui promeut la qualité et l'excellence, et l'enseignement public, désormais déconsidéré et mal vu, la Tunisie vit un changement historique de son projet éducatif, présageant la fin d'une époque et le début  d'une nouvelle.
Entre 2017 et 2018, 133 écoles primaires privées ont été agréées, soit une augmentation marquée par rapport à la période 2004 / 2010 qui avait vu l'ouverture de 44 nouvelles écoles en six ans. A la fin des années quatre vingt dix  du siècle dernier,  l'exode vers l'enseignement primaire privé était un phénomène  limité aux grands centres urbains tels que Tunis, Sousse et Sfax,  mais au cours des cinq dernières années il s'est étendu  , pour toucher  les zones intérieures comme Siliana, Jendouba et Tataouine qui n'avaient  pas d'écoles privées en 2014. A l'opposé de ce dynamisme de l'enseignement primaire , le second cycle de l'enseignement de base et l'enseignement  secondaire n'ont pas connu le même phénomène , en effet entre 1994 et 2016 seules  32 nouvelles institutions ont été ouvertes , et le nombre d'élèves qui  fréquentent  les collèges et les lycées n'a pas connu de stabilité, la tendance était plutôt vers la baisse  certaines années , par exemple, il est passé de  69 235 en 2015 à 58706 en 2016 .
Distribution des écoles primaires privées par gouvernorat  en 2018

Le  paysage  éducatif se divise
Le ministère de l'éducation ne nie pas  l'avantage de l'enseignement primaire privé sur l'enseignement public, le plan stratégique, sectorielle 2016-2020, publié par le ministère en 2016, impute cela à« l'adaptation  de la vie scolaire de ces institutions aux conditions de vie de la famille dans les zones urbaines, à la recherche  d'une bonne formation ,à la scolarisation précoce, et aussi aux mécanismes de suivi et  d'accompagnement  qu'offrent ces établissements et l'adéquation  du temps scolaire de ces institutions avec le temps social et le rythme de la vie ». Le même rapport indique que la migration vers le privé, fait que l'éducation en Tunisie se trouve « menacé de se scinder en deux: un secteur public qui offre  des services modestes au profit de la masse pauvre et un secteur privé  de haute qualité  au profit d'une minorité avantagée» .


À partir de ce diagnostic officiel, on comprend que l'enseignement primaire privé est devenu une  voie pour l'excellence et la qualité, et c'est lui qui fixe  les critères de la réussite future, En plus du fait qu'il s'adapte  au  rythme social urbain  et répond aux aspirations des couches moyennes et des couches aisées , ce qui en fait un modèle et un exemple  à suivre. La bienveillance  officielle vis-à-vis du développement  de l'enseignement privé s'est traduite  par l'encouragement des investissements dans ce secteur et  par le nombre de plus en plus élevé d'autorisations  accordées; de plus le projet de réforme proposé par le ministère de l'Éducation au cours des dernières années, ( en dépit des changements  de ministres )  a lié l'école publique  au  cycle économique et à la réussite sociale, c'est  en fait ce que propose actuellement l'enseignement primaire privé . et pendant ce temps les politiques éducatives et économiques poussent vers la marginalisation  de l'école publique et réduisent son  rôle social et cognitif.
Marginalisation de l'école publique
le diagnostic officiel reconnait la crise globale de l'école publique,  aussi bien au niveau  de l'infrastructure que sur le plan  éducatif, ce qui s'est répercuté sur l'efficacité et le rendement  de l'école publique par rapport à l'école primaire privée, c'est le constat   fait  par le plan stratégique mentionné précédemment dans lequel on lit la remarque suivante  : " Les conditions difficiles du travail dans la plupart des écoles sont dues à une infrastructure médiocre et à des équipements  éducatifs dépassés et obsolètes, et l'absence des moyens éducatifs nécessaires".

En dépit de ce constat, la politique du gouvernement n'a pas  cherché à injecter de nouveaux fonds afin d'arrêter  l'effondrement  matériel et moral de l'école   publique , le budget du Ministère de l'éducation pour 2018 en est l'expression, il  traduit l'écart très important entre les dépenses de gestion qui représente 95,74 pour cent du budget et les dépenses de développement qui ne dépassent pas 4,26%. Le manque de moyens a entrainé une défaillance de l'entretien des écoles  , c'est ainsi qu'on enregistré au cours des années 2016  et  2017 dans   plusieurs écoles publiques des régions  intérieures des cas  d'hépatite (A) en raison de l'état de délabrement  des toilettes et du manque d'hygiène , comme ce fut le cas à Bir Ali Ben Khalifa (gouvernorat de Sfax) où on a enregistré au cours du mois de février 2017 le décès  d'une écolière et la contamination de 33 autres,  d'autres cas ont été signalés dans les gouvernorats de Kasserine, qui a enregistré en 2016, 9 cas, et  de Sidi Bouzid où on a enregistré 8 cas à la fin de 2017.
 Estimations du budget de l'éducation pour l'année 2018


"Les dépenses de gestion et de développement au titre de l’année 2018 ont été fixées à un peu plus de 4,925 milliards de dinars contre 4,862 milliards de dinars en 2017. Les dépenses de gestion sont estimées à 4,715 milliards de dinars, soit une augmentation de 1,2% tandis que les dépenses de développement sont estimées à 210 millions de dinars, soit une augmentation de 3,9%."
Tunisie : Le budget du ministère de l’Education en débat à l’ARP _ 5 décembre 2017 Par : Rédaction
https://www.webmanagercenter.com/2017/12/05/413395/tunisie-le-budget-du-ministere-de-leducation-en-debat-a-larp/


D'autre part, les objectifs de réforme relevés  dans la plupart des rapports publiés par le ministère de l'Éducation depuis 2015, sont marqués par le défi  quantitatif qui se limite principalement à la réduction de la surcharge  des classes, la baisse des taux de redoublement et le contrôle du phénomène de l'abandon , ce qui limite la fonction de l'école publique à la réduction  de l'analphabétisme et l'augmentation du taux de scolarisation.
En attendant, on note l'absence  des défis  de qualité en rapport avec la révision du rôle  social, scientifique et moral de l'école, car l'école  est devenue une institution qui produit des jeunes  désespérés , des décrocheurs, des chômeurs et des jeunes sans horizons parce que les  politiques ont été incapables de suivre  les changements sociaux , des politiques qui ont adopté le modèle qui considère l'enseignement comme une marchandise et  consacre les disparités sociales et régionales, tout cela  a représenté un terrain fertile pour l'investissement privé dans l'éducation . En plus de l'absence d'un projet de valeur et de connaissance qui fait de l'école publique  un lieu pour développer  la nouvelle citoyenneté et assure l'égalité des chances entre toutes les catégories et toutes les régions.

Il semble que l'approche qui lie l'école publique à la logique de l''économie  manque de fondements réalistes , en raison de l'étroitesse qui caractérise le marché du travail et de la crise structurelle que traverse  l'économie tunisienne, qui ne produit pas de richesses en raison de la fragilité  des secteurs   industriels  et  agricoles. L'économie tunisienne est  une économie  de rente  et de services. La récession  qualitative et quantitative empêche  l'économie d'être en mesure d'absorber les flux annuels  de diplômés, en particulier les meilleurs d'entre eux , c'est ce l'on observe à travers  le phénomène de fuite des cerveaux de plus en plus  accentué.


Tlili Yassine -  7 septembre 2018.

Traduit par  Mongi  Akrout , Inspecteur général de  l'éducation  & Brahim Ben Atig , Professeur émérite.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire