Hédi Bouhouch |
Il y a quelques jours, le ministère de l'éducation a publié les
résultats de la session principale du baccalauréat 2019. Le blog pédagogique a
voulu consacrer le dernier billet de cette année scolaire à l'analyse des
résultats de la région de Sfax.
Ce billet a pu voir le jour grâce aux
précieuses contributions de plusieurs personnes que nous avons sollicitées,
nous citons Mme Naima Fkih conseillère générale en information et orientation
scolaire et universitaire, Messieurs Ridha Besbes, ancien directeur régional de
l'éducation de Sfax, Ammar Ben Ali et Mohamed Znazen, anciens directeurs du
lycée Hédi Chaker. Le blog pédagogique tient à leur exprimer ses remerciements
pour les éclaircissements qu'ils avaient bien voulu donner.
Sfax en tête, oui mais attention, depuis
quelques années les résultats sont en nette baisse.
Comme les années précédentes, sans surprise, le gouvernorat de
Sfax occupe la première place dans les résultats de la session principale du
baccalauréat comme le montrent les deux figures qui représentent le classement
de 2004 et le classement de 2019, c'est-à-dire avec un intervalle de 16
sessions.
Mais cette performance aussi importante qu'elle soit ne doit pas
occulter un problème auquel les responsables (centraux, régionaux et locaux)
devraient accorder toute l'attention qu'il mérite.
Il s'agit du recul et de la baisse des performances du
gouvernorat depuis quelques sessions cela n'est pas spécifique à la région de
Sfax). Entre 2004 et 2019, le taux de réussite a perdu environ 20 points, passant
de 71.3 à 51.87 %. (voir graphique ci-dessous).Cette baisse a commencé bien
avant la révolution, puisqu'on avait déjà enregistré en 2009 une chute par
rapport à 2008.La révolution n'a fait qu'accentuer la chute.Les responsables
régionaux doivent se pencher sur la question et trouver les moyens de redresser
la barre.La conservation de la première place ne doit pas occulter ce grave
problème.Sfax risque de la perdre.En 2019 l'écart entre Sfax et le deuxième
classé n'est plus que de 1. 69, alors qu'en 2004 il était de 8.34.Mais cet
aspect de la question n'est pas si important.Il est préférable de perdre la
première place mais en améliorant le taux de réussite, car la logique d'un
système éducatif efficace est fondée sur l'amélioration du rendement jusqu'à
assurer la réussite de tous.Ceci n’est-il pas l'un des slogans de l'école de
demain depuis 2002.
Figure 1: évolution des taux de réussite de Sfax pour les
candidats des lycées publics
Figure 2: classement des gouvernorats
(session principale 2019, tous les candidats)
Figure 3: classement des gouvernorats
(session principale 2004 , tous les candidats
Sfax des résultats brillants, oui mais il y a le centre et la
périphérie[1]
En
prenant connaissance des classements des établissements du gouvernorat de Sfax
au cours de la session principale du baccalauréat 2019, on ne peut pas
s'empêcher de penser à la fameuse théorie du centre et de la périphérie, qui
oppose schématiquement un centre très développé et une périphérie pauvre et
sous développée.
Le
classement des établissements du gouvernorat de Sfax selon les taux de réussite
à la session principale 2019 illustre parfaitement cette théorie (la situation
n'est pas nouvelle).L'analyse de ce classement permet de tirer trois
conclusions :
*la
première concerne l'énorme écart entre le premier classé (hors lycées pilotes)
et le dernier : il est proche de 58 points, le premier classé (hors lycée
pilote) ayant enregistré un taux de réussite de 75.70% (le lycée Mahmoud
Megdiche), alors que le dernier classé n'a enregistré qu'un taux de 17.59%.
* la
deuxième est relative au déséquilibre très net entre le centre (les délégations
de la ville de Sfax) et la périphérie (les délégations qui forment un
demi-cercle autour de la ville de Sfax).On ne trouve aucun établissement de ces
délégations parmi les dix premiers établissements qui ont enregistré des taux
supérieurs à 60% (voir la fig 1), alors qu’on ne trouve qu'un seul lycée de la ville (lycée
Hédi Chaker) parmi la liste des 17 établissements qui avaient enregistré des
taux inférieurs à 40% (voir fig 5).
Figure 4: les 10 premiers classés : un
taux supérieur à 60%.
Figure 5: les dix-sept derniers
classés (taux inférieur à 40%)
Cette dichotomie est une tare pour une région qui occupe depuis
des décennies le podium scolaire.Un plan de mise à niveau doit être entrepris
pour réduire les écarts entre le centre et la périphérie.Ce plan doit
travailler sur le long terme.Il ne s'agit pas d'actions ponctuelles qui
toucheraient les élèves des classes terminales (cours de renforcement, échanges
d'enseignants…).Il est nécessaire de s'attaquer aux problèmes à la base
c'est-à-dire au niveau de l'école primaire (qualité des enseignants,
encadrement, stabilité des enseignants…) et au niveau des collèges.Les effets
ne pourront pas se voir l'année prochaine ni l'année d'après.Il faudrait être
patient et persévérant.
* La troisième conclusion concerne l'émergence depuis quelques
sessions déjà de nouveaux établissements des banlieues qui occupent désormais
les premières places : le lycée Mahmoud Megdiche (1er avec 75,7%), le lycée Abou el Kacem Chebbi Chihia(2ème
avec 75,39%) et le lycée Sadok Fkih (3ème avec 74.78%).Les anciens
établissements qui faisaient la gloire de la ville de Sfax et qui brillaient
par leurs performances à l'échelle nationale ne sont plus ce qu'ils
étaient : l'ancien lycée de Garçons de Sfax (actuel lycée Hédi Chaker) qui
se trouve à la 25ème place
parmi les établissements qui ont fait moins de 40% ou encore le lycée 9 avril (ex lycée
technique) qui se classe à la 21ème place avec 43.8% et le lycée
Magida Boulila qui occupe la 16ème place avec seulement 52.99%.
Seuls les lycées Mohamed Ali (ex Centre), 15 novembre (ancien Al Hay), et le
lycée Habib Maazoun (ex lycée de jeunes filles) sauvent la mise en occupant
respectivement les 11ème, 8ème et 5ème places.
Le blog pédagogique a demandé à plusieurs personnalités qui ont connu de
près la réalité du terrain une explication à cette nouvelle géographie.A
travers la lecture qu'elles nous ont donnée, on a pu déduire que la situation
est complexe et qu'il est difficile de l'expliquer.Néanmoins, nous avons pu
trouver trois facteurs principaux :
* Le déclin des vieilles citadelles s'explique essentiellement par le
changement de leur population scolaire. Selon M. Ridha Besbes, successivement
censeur du lycée HédiChaker pendant les années quatre-vingt, inspecteur de
l'enseignement secondaire puis directeur régional de l'enseignement à Sfax, le
lycée Hédi Chaker occupait au cours des années quatre-vingt du siècle dernier
les premières places à l'échelle régionale et même nationale et ses élèves
raflaient les prix présidentiels. A cette époque il n'y avait pas de séparation
entre le cycle préparatoire et le cycle secondaire. Les élèves y étaient formés
de la première à la septième année et le lycée pratiquait une sélection qui
visait à ne garder que les meilleurs en
troisième année (l'équivalent la neuvième actuelle), année d'orientation.La
direction du lycée et l'équipe pédagogique profitaient de cette étape pour
faire le "ménage", ne gardant que les bons éléments et dirigeant les
moyens vers les sections courtes qui ne conduisaient pas vers le baccalauréat
(technique économique et technique industrielle).Un deuxième tri estétait
effectué au niveau de la sixième année (l'actuelle troisième secondaire) qui se
traduisait par l'orientation des éléments moyens vers d'autres établissements
et l'accueil des bons éléments des autres établissements dont les parents
sollicitaient leur inscription dans ce lycée célèbre pour ses performances au
baccalauréat (remarque inutile à mon avis vu son caractère préférentiel).
Mais depuis quelques années, les choses ont
changé d'une façon radicale. Le lycée Hédi Chaker recrute ses élèves des
collèges des citéspopulaires comme les collèges de Thyna, la cité Al Moez, M
Ammar Ben Ali qui fut directeur du Lycée Hédi Chaker entre 2011 et …. confirme
cette évolution. Pour lui le recul du lycée est "une question très
complexe", mais il y a un facteur essentiel qui a joué un rôle très
important, c'est "le détournement des bons éléments vers d'autres
établissements. Ce mouvement a commencé depuis l'installation du lycée pilote
dans une aile du lycée Hédi Chaker. "Le lycée recrute désormais la
totalité de ses élèves de collèges situés dans des quartiers pauvres où la
qualité de la formation n'est pas toujours performantes."
Naima Fkih, conseillère d'orientation, parle
"d'établissements refuges" qui accueillent les élèves qui ne trouvent
pas de places dans les nouveaux lycées huppés dans les proches banlieues de la
ville, comme le lycée Taieb Mhiri ou le lycée Mahmoud Megdiche. Ces établissements
refuges sont situés au centre-ville comme les lycées Hédi Chaker, 9 avril, 20
mars. Or ces élèves sont en général issus de milieux sociaux pauvres des cités
populaires comme les cités de Thyna, de l'aéroport, cité Al Habib ou les Rbats
proches de la ville comme le Rbat Kaied Mhammed. Or cette population scolaire
se caractérise par la modestie de ses résultats, ce qui se répercute sur les
scores des lycées qui les accueillent comme les lycées HédiChaker, Magida Boulila,
9 avril et 20 mars…
* L'émergence des nouveaux lycées situés dans
les proches banlieues qui s'est manifestée "depuis deux décennies",
d'après M Besbes, s'explique, selon Mme Fkih, par une politique de tri au
moment de l'affectation des élèves des collèges à la fin de la neuvième année
de base. Ce tri ne se fait pas toujours sur la base de la proximité du collège
d'origine mais sur la base de leurs résultats scolaires et selon la situation
matérielle de leurs familles. Ainsi le lycée Mahmoud Megdiche, par exemple,ne
recrute pas tous ses élèves des collèges
avoisinants comme les collèges 1er mai et Mohamed Mahfoudh, mais il accueille les
élèves du collège pilote qui n'ont pas réussi le concours d'entrée au lycée
pilote et les éléments brillants ayant obtenu de bons résultats et provenant de
différents collèges même s'ils n'appartiennent pas à son bassin de recrutement.
Certains parents usent de plusieurs moyens pour inscrire leurs enfants dans ces
nouveaux lycées d'excellence.
Mais, il faudrait relativiser "l’effet
lycées", car d'après Mme Fkih, les bons scores ne sont pas à mettre au
seul compte du lycée. Les élèves des lycées qui réalisent de bons scores
(Mahmoud Megdiche, Taieb Mhiri, Sadok Fkih) entament la préparation du
baccalauréat dès la troisième année, en recourant à des cours particuliers en
langue et en informatique dans des centres spécialisés qui se sont multipliés
en banlieue, selon une programmation rigoureuse qui s'étale sur deux périodes,
la première au cours des vacances d'été à la fin de la deuxième année et la
seconde à la fin de la troisième année. Ainsi la plupart des élèves de ces
établissements entament leur quatrième année après avoir achevé les programmes
des langues et d'informatique. Il ne leur reste que les matières spécifiques
qu'ils vont suivre en même temps au lycée et en cours privés. Beaucoup d’élèves
sèchent plusieurs cours avec "la complaisance de la direction du
lycée" et ne se présentent que pour passer les examens."
* Le troisième facteur est relatif à
"l'effet enseignant". M. Znazen qui fut durant des années directeur
du lycée Hédi Chaker évoque la question. D'après lui, l'un des facteurs de la
baisse des performances du lycée réside dans la qualité des enseignants surtout
"après le départ à la retraite des ténors qui ont fait la gloire du lycée
et l'arrivée de jeunes enseignants qui manquent d'expérience. Les bons enseignants qui cherchaient auparavant à enseigner
au lycée Hédi Chaker se dirigent de plus en plus vers les lycées de banlieue
pour fuir les tracas des déplacements vers le centre-ville ".
Mme Fkih parle de "la dynamique de
certains enseignants des classes terminales durant l'année scolaire qui
n'hésitent pas à assurer des cours les dimanches et pendant les vacances et qui
participent aux commissions régionales de préparation des sujets du baccalauréat.
Cette dynamique donne à ces enseignants une nouvelle dimension. Ils deviennent
des personnes de confiance pour leurs élèves qui les écoutent et suivent leurs
conseils. On trouve ces professeurs dans les lycées qui réalisent les meilleurs
résultats. Par contre, dans les lycées de la périphérie, cette dynamique est
quasi absente car ces établissements sont de simples "salons
d'attente" d'une période entre trois et quatre années pour la majorité des
enseignants qui font la navette entre leur lieu de résidence dans la ville de
Sfax et leur lieu de travail, ce qui ne manque pas d'impacter leur engagement
et l'efficacité de leur enseignement.
Cette situation doit faire l'objet d'une réflexion de la part des
responsables régionaux et des responsables de ces établissements (direction et
équipe enseignante) pour étudier les moyens de réduire ces inégalités
flagrantes entre les établissements de la ville elle-même et les inégalités
entre le centre et la périphérie. Il faut en effet concevoir une nouvelle
approche loin des sentiers battus et des solutions de facilités surtout, comme
le dit bien Mme Fkih, "après l'échec du programme d'amélioration des
résultats du baccalauréat lancé par le ministère et mis en application par les
C.R.E de Sfax. Ce programme a adopté une approche quantitative et il s'est
limité à programmer des cours de consolidation sous la supervision des
inspecteurs et à assurer un encadrement psychologique pour certains élèves des
classes terminales.Or, cette action est limitée dans le temps et dans l'espace. Le problème de ce
programme est qu'il a évité d'engager une réforme structurelle et une approche
systémique , sans quoi la situation n'est pas prête de changer et a même
tendance à empirer.
Mongi Akrout, Inspecteur général de l'éducation retraité , revu par
Abdessalem Bouzid, Inspecteur général de l'éducation retraité
Tunis , juillet 2019
[1]La théorie de centre-périphérie est relativement simple à comprendre. En
très gros résumé, c’est la théorie qui peut être appliquée au niveau national
ou international des relations, qui explique le sous-développement des
périphéries au bénéfice du développement accentué des centres.
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