lundi 4 novembre 2019

Le baccalauréat 2019 : Sfax en tête, oui mais.




Hédi Bouhouch
Il y a quelques jours, le ministère de l'éducation a publié les résultats de la session principale du baccalauréat 2019. Le blog pédagogique a voulu consacrer le dernier billet de cette année scolaire à l'analyse des résultats de la région de Sfax.
Ce billet a pu voir le jour grâce aux précieuses contributions de plusieurs personnes que nous avons sollicitées, nous citons Mme Naima Fkih conseillère générale en information et orientation scolaire et universitaire, Messieurs Ridha Besbes, ancien directeur régional de l'éducation de Sfax,  Ammar Ben Ali  et Mohamed Znazen, anciens directeurs du lycée Hédi Chaker. Le blog pédagogique tient à leur exprimer ses remerciements pour les éclaircissements qu'ils avaient bien voulu donner.

 Sfax en tête, oui mais attention, depuis quelques années les résultats sont en nette baisse.
Comme les années précédentes, sans surprise, le gouvernorat de Sfax occupe la première place dans les résultats de la session principale du baccalauréat comme le montrent les deux figures qui représentent le classement de 2004 et le classement de 2019, c'est-à-dire avec un intervalle de 16 sessions.
Mais cette performance aussi importante qu'elle soit ne doit pas occulter un problème auquel les responsables (centraux, régionaux et locaux) devraient accorder toute l'attention qu'il mérite.
Il s'agit du recul et de la baisse des performances du gouvernorat depuis quelques sessions cela n'est pas spécifique à la région de Sfax). Entre 2004 et 2019, le taux de réussite a perdu environ 20 points, passant de 71.3 à 51.87 %. (voir graphique ci-dessous).Cette baisse a commencé bien avant la révolution, puisqu'on avait déjà enregistré en 2009 une chute par rapport à 2008.La révolution n'a fait qu'accentuer la chute.Les responsables régionaux doivent se pencher sur la question et trouver les moyens de redresser la barre.La conservation de la première place ne doit pas occulter ce grave problème.Sfax risque de la perdre.En 2019 l'écart entre Sfax et le deuxième classé n'est plus que de 1. 69, alors qu'en 2004 il était de 8.34.Mais cet aspect de la question n'est pas si important.Il est préférable de perdre la première place mais en améliorant le taux de réussite, car la logique d'un système éducatif efficace est fondée sur l'amélioration du rendement jusqu'à assurer la réussite de tous.Ceci n’est-il pas l'un des slogans de l'école de demain depuis 2002.


Figure 1: évolution des taux de réussite de Sfax pour les candidats des lycées publics



Figure 2: classement des gouvernorats (session principale 2019, tous les candidats)


Figure 3: classement des gouvernorats (session principale 2004 , tous les candidats


Sfax des résultats brillants, oui mais il y a le centre et la périphérie[1]
En prenant connaissance des classements des établissements du gouvernorat de Sfax au cours de la session principale du baccalauréat 2019, on ne peut pas s'empêcher de penser à la fameuse théorie du centre et de la périphérie, qui oppose schématiquement un centre très développé et une périphérie pauvre et sous développée.
Le classement des établissements du gouvernorat de Sfax selon les taux de réussite à la session principale 2019 illustre parfaitement cette théorie (la situation n'est pas nouvelle).L'analyse de ce classement permet de tirer trois conclusions :
*la première concerne l'énorme écart entre le premier classé (hors lycées pilotes) et le dernier : il est proche de 58 points, le premier classé (hors lycée pilote) ayant enregistré un taux de réussite de 75.70% (le lycée Mahmoud Megdiche), alors que le dernier classé n'a enregistré qu'un taux de 17.59%.
* la deuxième est relative au déséquilibre très net entre le centre (les délégations de la ville de Sfax) et la périphérie (les délégations qui forment un demi-cercle autour de la ville de Sfax).On ne trouve aucun établissement de ces délégations parmi les dix premiers établissements qui ont enregistré des taux supérieurs à 60% (voir la fig 1), alors qu’on ne trouve qu'un seul lycée de la ville (lycée Hédi Chaker) parmi la liste des 17 établissements qui avaient enregistré des taux inférieurs à 40% (voir fig 5).


Figure 4: les 10 premiers classés : un taux supérieur à 60%.



Figure 5: les dix-sept derniers classés (taux inférieur à 40%)
Cette dichotomie est une tare pour une région qui occupe depuis des décennies le podium scolaire.Un plan de mise à niveau doit être entrepris pour réduire les écarts entre le centre et la périphérie.Ce plan doit travailler sur le long terme.Il ne s'agit pas d'actions ponctuelles qui toucheraient les élèves des classes terminales (cours de renforcement, échanges d'enseignants…).Il est nécessaire de s'attaquer aux problèmes à la base c'est-à-dire au niveau de l'école primaire (qualité des enseignants, encadrement, stabilité des enseignants…) et au niveau des collèges.Les effets ne pourront pas se voir l'année prochaine ni l'année d'après.Il faudrait être patient et persévérant.
* La troisième conclusion concerne l'émergence depuis quelques sessions déjà de nouveaux établissements des banlieues qui occupent désormais les premières places : le lycée Mahmoud Megdiche (1er avec 75,7%), le lycée Abou el Kacem Chebbi Chihia(2ème avec 75,39%) et le lycée Sadok Fkih (3ème avec 74.78%).Les anciens établissements qui faisaient la gloire de la ville de Sfax et qui brillaient par leurs performances à l'échelle nationale ne sont plus ce qu'ils étaient : l'ancien lycée de Garçons de Sfax (actuel lycée Hédi Chaker) qui se trouve à la 25ème place  parmi les établissements qui ont fait moins de 40%  ou encore le lycée 9 avril (ex lycée technique) qui se classe à la 21ème place avec 43.8% et le lycée Magida Boulila qui occupe la 16ème place avec seulement 52.99%. Seuls les lycées Mohamed Ali (ex Centre), 15 novembre (ancien Al Hay), et le lycée Habib Maazoun (ex lycée de jeunes filles) sauvent la mise en occupant respectivement les 11ème, 8ème et 5ème places.
Le blog pédagogique a demandé à plusieurs personnalités qui ont connu de près la réalité du terrain une explication à cette nouvelle géographie.A travers la lecture qu'elles nous ont donnée, on a pu déduire que la situation est complexe et qu'il est difficile de l'expliquer.Néanmoins, nous avons pu trouver trois facteurs principaux :
* Le déclin des vieilles citadelles s'explique essentiellement par le changement de leur population scolaire. Selon M. Ridha Besbes, successivement censeur du lycée HédiChaker pendant les années quatre-vingt, inspecteur de l'enseignement secondaire puis directeur régional de l'enseignement à Sfax, le lycée Hédi Chaker occupait au cours des années quatre-vingt du siècle dernier les premières places à l'échelle régionale et même nationale et ses élèves raflaient les prix présidentiels. A cette époque il n'y avait pas de séparation entre le cycle préparatoire et le cycle secondaire. Les élèves y étaient formés de la première à la septième année et le lycée pratiquait une sélection qui visait à ne garder que les meilleurs   en troisième année (l'équivalent la neuvième actuelle), année d'orientation.La direction du lycée et l'équipe pédagogique profitaient de cette étape pour faire le "ménage", ne gardant que les bons éléments et dirigeant les moyens vers les sections courtes qui ne conduisaient pas vers le baccalauréat (technique économique et technique industrielle).Un deuxième tri estétait effectué au niveau de la sixième année (l'actuelle troisième secondaire) qui se traduisait par l'orientation des éléments moyens vers d'autres établissements et l'accueil des bons éléments des autres établissements dont les parents sollicitaient leur inscription dans ce lycée célèbre pour ses performances au baccalauréat (remarque inutile à mon avis vu son caractère préférentiel).
Mais depuis quelques années, les choses ont changé d'une façon radicale. Le lycée Hédi Chaker recrute ses élèves des collèges des citéspopulaires comme les collèges de Thyna, la cité Al Moez, M Ammar Ben Ali qui fut directeur du Lycée Hédi Chaker entre 2011 et …. confirme cette évolution. Pour lui le recul du lycée est "une question très complexe", mais il y a un facteur essentiel qui a joué un rôle très important, c'est "le détournement des bons éléments vers d'autres établissements. Ce mouvement a commencé depuis l'installation du lycée pilote dans une aile du lycée Hédi Chaker. "Le lycée recrute désormais la totalité de ses élèves de collèges situés dans des quartiers pauvres où la qualité de la formation n'est pas toujours performantes."
Naima Fkih, conseillère d'orientation, parle "d'établissements refuges" qui accueillent les élèves qui ne trouvent pas de places dans les nouveaux lycées huppés dans les proches banlieues de la ville, comme le lycée Taieb Mhiri ou le lycée Mahmoud Megdiche. Ces établissements refuges sont situés au centre-ville comme les lycées Hédi Chaker, 9 avril, 20 mars. Or ces élèves sont en général issus de milieux sociaux pauvres des cités populaires comme les cités de Thyna, de l'aéroport, cité Al Habib ou les Rbats proches de la ville comme le Rbat Kaied Mhammed. Or cette population scolaire se caractérise par la modestie de ses résultats, ce qui se répercute sur les scores des lycées qui les accueillent comme les lycées HédiChaker, Magida Boulila, 9 avril et 20 mars…
* L'émergence des nouveaux lycées situés dans les proches banlieues qui s'est manifestée "depuis deux décennies", d'après M Besbes, s'explique, selon Mme Fkih, par une politique de tri au moment de l'affectation des élèves des collèges à la fin de la neuvième année de base. Ce tri ne se fait pas toujours sur la base de la proximité du collège d'origine mais sur la base de leurs résultats scolaires et selon la situation matérielle de leurs familles. Ainsi le lycée Mahmoud Megdiche, par exemple,ne recrute pas tous ses élèves  des collèges avoisinants comme les collèges 1er mai et  Mohamed Mahfoudh, mais il accueille les élèves du collège pilote qui n'ont pas réussi le concours d'entrée au lycée pilote et les éléments brillants ayant obtenu de bons résultats et provenant de différents collèges même s'ils n'appartiennent pas à son bassin de recrutement. Certains parents usent de plusieurs moyens pour inscrire leurs enfants dans ces nouveaux lycées d'excellence.
Mais, il faudrait relativiser "l’effet lycées", car d'après Mme Fkih, les bons scores ne sont pas à mettre au seul compte du lycée. Les élèves des lycées qui réalisent de bons scores (Mahmoud Megdiche, Taieb Mhiri, Sadok Fkih) entament la préparation du baccalauréat dès la troisième année, en recourant à des cours particuliers en langue et en informatique dans des centres spécialisés qui se sont multipliés en banlieue, selon une programmation rigoureuse qui s'étale sur deux périodes, la première au cours des vacances d'été à la fin de la deuxième année et la seconde à la fin de la troisième année. Ainsi la plupart des élèves de ces établissements entament leur quatrième année après avoir achevé les programmes des langues et d'informatique. Il ne leur reste que les matières spécifiques qu'ils vont suivre en même temps au lycée et en cours privés. Beaucoup d’élèves sèchent plusieurs cours avec "la complaisance de la direction du lycée" et ne se présentent que pour passer les examens."
* Le troisième facteur est relatif à "l'effet enseignant". M. Znazen qui fut durant des années directeur du lycée Hédi Chaker évoque la question. D'après lui, l'un des facteurs de la baisse des performances du lycée réside dans la qualité des enseignants surtout "après le départ à la retraite des ténors qui ont fait la gloire du lycée et l'arrivée de jeunes enseignants qui manquent d'expérience. Les bons enseignants qui cherchaient auparavant à enseigner au lycée Hédi Chaker se dirigent de plus en plus vers les lycées de banlieue pour fuir les tracas des déplacements vers le centre-ville ".
Mme Fkih parle de "la dynamique de certains enseignants des classes terminales durant l'année scolaire qui n'hésitent pas à assurer des cours les dimanches et pendant les vacances et qui participent aux commissions régionales de préparation des sujets du baccalauréat. Cette dynamique donne à ces enseignants une nouvelle dimension. Ils deviennent des personnes de confiance pour leurs élèves qui les écoutent et suivent leurs conseils. On trouve ces professeurs dans les lycées qui réalisent les meilleurs résultats. Par contre, dans les lycées de la périphérie, cette dynamique est quasi absente car ces établissements sont de simples "salons d'attente" d'une période entre trois et quatre années pour la majorité des enseignants qui font la navette entre leur lieu de résidence dans la ville de Sfax et leur lieu de travail, ce qui ne manque pas d'impacter leur engagement et l'efficacité de leur enseignement.
Cette situation doit faire l'objet d'une réflexion de la part des responsables régionaux et des responsables de ces établissements (direction et équipe enseignante) pour étudier les moyens de réduire ces inégalités flagrantes entre les établissements de la ville elle-même et les inégalités entre le centre et la périphérie. Il faut en effet concevoir une nouvelle approche loin des sentiers battus et des solutions de facilités surtout, comme le dit bien Mme Fkih, "après l'échec du programme d'amélioration des résultats du baccalauréat lancé par le ministère et mis en application par les C.R.E de Sfax. Ce programme a adopté une approche quantitative et il s'est limité à programmer des cours de consolidation sous la supervision des inspecteurs et à assurer un encadrement psychologique pour certains élèves des classes terminales.Or, cette action est limitée dans le temps et dans l'espace. Le problème de ce programme est qu'il a évité d'engager une réforme structurelle et une approche systémique , sans quoi la situation n'est pas prête de changer et a même tendance à empirer. 


Mongi Akrout, Inspecteur général de l'éducation retraité , revu par Abdessalem Bouzid, Inspecteur général de l'éducation retraité
Tunis , juillet 2019







[1]La théorie de centre-périphérie est relativement simple à comprendre. En très gros résumé, c’est la théorie qui peut être appliquée au niveau national ou international des relations, qui explique le sous-développement des périphéries au bénéfice du développement accentué des centres.

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