Résumé : Lorsque la
réforme de 1958 a adopté les principes de tunisification et la généralisation
l’enseignement primaire pour inclure tous les enfants en âge d'être scolarisés
après des années de privation du fait de la politique coloniale. La question de
la formation des cadres enseignants s'était posée au moment où les besoins
étaient énormes alors que les seules écoles normales héritées de l'époque
coloniale (une école de garçons et une école de jeunes filles) étaient
incapables de satisfaire aux besoins. Comme le choix était de s’appuyer sur
l’élément local et non de recruter des enseignants de l’étranger, le Secrétariat
d’État à l'éducation nationale a mis au point un plan national visant à fournir
un cadre enseignant tunisien ; le souci était quantitatif. Le pays a réussi à
relever le défi, mais de quelle manière ? Quelles étaient les
caractéristiques de ce plan et quelles étaient ses limites ? Ce sont les points
que nous avons l'intention de traiter dans ce papier.
Pourquoi j'ai choisi ce
sujet et cette période précisément ?
En ce qui concerne le
sujet, j'ai choisi de vous parler de la formation des enseignants au cours de
la première décennie de la réforme de 1958 pour plusieurs raisons, mais je vais
me limiter à en citer deux :
La première est une
raison objective, il s'agit de la place de la formation des enseignants dans le
programme de réforme de l'enseignement à l'aube de l'indépendance. Cette
formation était un composant important de ce programme. Le Président Habib
Bourguiba n'a-t-il pas déclaré dans un discours prononcé au cours de la
cérémonie de clôture de l’année scolaire le 25 juin 1958 à l’école Sadikia : « Pour
que ces programmes réussissent, il faut des professeurs et des instituteurs qui
répondent aux exigences de la compétence, de l'aptitude et de la sincérité.
Pour cela nous avons préparé des écoles de formation professionnelles (il
voulait parler des écoles normales) afin de rectifier les déformations et de
combler les lacunes. L'important n'est pas de préparer les programmes
d'enseignement, mais de trouver des hommes convaincus de la noblesse de leur
mission, de leurs compétences pédagogiques et de leurs capacités à
"remplir" les têtes. A cet égard le programme de réforme comprend la
réforme de l'enseignant lui-même afin qu'il puisse jouer pleinement son rôle[1]». Nous constatons que les
responsables étaient conscients de l'importance de la préparation d'enseignants
bien formés (scientifiquement et pédagogiquement) et fidèles aux valeurs et aux
principes de l'état national, parce que pour les responsables c'est la première
condition du succès de la réforme et de la réalisation de ses objectifs.
La deuxième raison est
subjective qui me touche personnellement. Je voulais honorer les écoles
normales d'instituteurs et la section normale à laquelle j'ai appartenu (forcé)
dans la seconde moitié des années soixante et où j'ai obtenu mon Diplôme de Fin
d'Etudes Secondaires Normales en 1968, puis j'ai enseigné à l'école normale des
instituteurs de Gabès au milieu des années soixante-dix.
En ce qui concerne les
deux dates que j'ai choisies pour la période d’étude, la justification est
simple : 1958 est l’année de la première réforme de l’éducation de la Tunisie
indépendante[2].
1968 correspond à la première année qui a suivi la grande évaluation du bilan
de la décennie de la réforme, évaluation qui a été réalisée en 1967[3] par la commission
nationale de l'enseignement présidée par Ahmed Ben Salah, alors secrétaire
d’état à l’éducation nationale. Le président de la république avait à l'époque
défini la mission de cette commission, lors de sa première réunion le 31
janvier 1967, en ces termes :
L’organisation actuelle
de notre éducation pose plusieurs problèmes auxquels nous devons faire face
avec courage et perspicacité. Il est naturel, qu'après dix ans d'expérience, la
révision de notre système éducatif est devenue une urgence ... Il faut
s'intéresser à la question de l'abandon massif au niveau de l'enseignement
primaire. Certains l'expliquent par le niveau des enseignants, les programmes
et les classes surchargées. Par conséquent, il faudrait examiner minutieusement
tous ces éléments et trouver les solutions ... en mettant l'accent sur les
aspects pédagogiques et sur l'inspection»[4]. Le président a demandé à
la commission
d'émettre son avis sur le rythme de la scolarisation et sur le rendement de
l'école, en rappelant que la question qui se pose aujourd'hui est la suivante :
«est-ce que l'organisation actuelle de notre enseignement en cours depuis huit
ans nous rapproche des objectifs que nous nous sommes fixés ? Et pourrait-on
s'y approcher plus rapidement et au moindre coût. »
La commission a achevé
ses travaux au bout de huit mois et plusieurs de ses recommandations sont
entrées en application dès la rentrée scolaire suivante. Parmi celles-ci il y
avait un volet qui concerne la formation des enseignants, comme nous le verrons
dans la dernière partie de ma communication, qui comportera trois parties qui
sont :
- les défis de la réforme de 1958
- la politique de l'Etat pour relever le défi
- le bilan de cette politique (les succès et les échecs)
Les défis de la réforme de 1958
La réforme de 58 devrait relever
d'urgence deux défis : la généralisation de l'enseignement et recrutement du
cadre enseignant.
Le premier défi : assurer la
scolarisation de tous les enfants en âge d'être scolarisés (c'est ce qu'on
appelait l'expansion horizontale). C'était un grand défi car au cours de
l'année scolaire 1957-1958 le nombre d’élèves dans les écoles primaires était
estimé à 266 288. Les estimations du plan décennal de scolarisation donnaient
le chiffre 800 000 à la fin du plan (1967.1968 = 788 000). Cela signifie que
l'augmentation annuelle dépasserait 50 000 élèves (52 171).
Le deuxième défi : fournir le cadre
enseignant en nombre et en qualité, selon les vœux exprimés par le Président de la République lors du
discours de juin 1958, c’est-à-dire passer de 6156 enseignants au cours de
l’année scolaire 1957.1958 (dont 810 français) à 16 000 enseignants à la fin du
programme, soit une moyenne de 1000 nouveaux enseignants par année.
Or, il était évident que c'était une
mission difficile, d’autant plus que les responsables politiques avaient opté
pour la tunisification du cadre enseignant et ils avaient écarté l'idée de
recourir à des enseignants de l’étranger, qu’ils soient des frères (arabes) ou
amis (France).
La politique de l'Etat pour relever le
défi :
Le Secrétariat d’État à l’éducation nationale
avait alors pris les mesures suivantes pour satisfaire les besoins en
enseignants :
Premièrement, il avait décidé une réduction de
l'horaire des classes de l'école primaire et l’abandon du régime horaire qui
était en cours (30heures
/ semaine et 40 élèves par classe), qui nécessitait l'affectation de 20 000
enseignants pour dispenser un enseignement à 800 000 enfants ayant atteint ou
vont atteindre l'âge scolaire. Le SEEN avait adopté un nouvel horaire : 15
heures par semaine pour les première et deuxième années et 25 heures pour le
reste des années. Cette mesure a permis à l'État d'économiser un instituteur
sur trois au cours des quatre premières années de la réforme.
Deuxièmement : la mise en place d’un plan de
formation des enseignants. Le professeur Mahmoud Messadi, secrétaire d'état de
l'époque, avait dit : "La Tunisie n’a pas suivi la voie adoptée par
certaines nations pour résoudre le problème de la pénurie d’enseignants qui
consistait à "recruter des enseignants formés rapidement après la fin de
leurs études primaires ou à la fin du premier cycle l’enseignement secondaire,
car cette solution, si elle semble attrayante, n’est pas sans défauts et sans
dangers, car cela signifie qu'on accepte
de baisser le niveau des enseignants, ce qui entraîne inévitablement une
dégradation du niveau de l’enseignement du primaire et donc de tous les autres
niveaux de l'enseignement (secondaire et supérieur)" (Messadi)[5]. La Tunisie a choisi de
consolider les institutions existantes de formation des maîtres et d'en créer
de nouvelles pour former des enseignants qualifiés qui sont en mesure réaliser
les objectifs de la réforme de l'éducation.
Sur la base de ces orientations, le plan
national visant à fournir le nombre nécessaire d’enseignants a été élaboré. Ce
plan comportait plusieurs composantes :
La première composante est la
consolidation de la voie des écoles normales. Il convient de noter que cette
voie existait depuis longtemps en Tunisie, puisque la création de la première
école normale remonte à 1884[6] (l'école
Alaouite), suivie par l'école de formation des Moueddeb en 1894 ( Al Medressa Attadibya)[7] qui fut intégrée
en 1908 à l'école normale des instituteurs de Tunis pour constituer une section
spécifique pour former des instituteurs de langue arabe en plus de la section
des instituteurs de langue française et de troisième section pour les instituteurs bilingues.[8] En 1911, une
section pour former les institutrices fut créée au lycée Jules Ferry. Cette
section deviendra l'école normale d'institutrices de Tunis à partir de 1917.
L'État indépendant a conservé les deux
écoles avec la même organisation et a créé une troisième école à la rentrée
1960-61 et une quatrième à la rentrée 1964-65[9], mais la capacité
de ces écoles est restée limitée. Pour pallier à cette situation, le
Secrétariat d'État avait décidé de créer une « section normale » dans
plusieurs lycées pour accueillir le plus grand nombre possible d'élèves.
Le S.E.E.D a abandonné le concours
d'accès aux écoles normales qui constituait un obstacle difficile à franchir vu
sa difficulté et son caractère sélectif. Il a été remplacé depuis 1961 par
l'orientation "forcée"de 25 à 30% des élèves qui ont achevé le
premier cycle de l'enseignement secondaire et des meilleurs élèves de la
section générale qui terminent l'enseignement moyen. (Messadi, 1963)[10].
Cette politique a permis de quintupler
le nombre d’élèves qui suivaient la formation pour devenir instituteurs entre
1958/1959 et 1967/68. Leur nombre est passé de 874 à 4447. Dans la même période
le nombre de diplômés a été multiplié par huit (il est passé de 56 à 469).
Tableau
1 :
Statistique de la filière de formation des instituteurs(1956/1967)
Diplômés
|
Total inscrits
|
Inscrits dans la section normale
|
Inscrits aux écoles normales
|
Nbe d'écoles
|
|
465
|
128
|
337
|
2
|
1956/57
|
|
729
|
241
|
488
|
2
|
1957/58
|
|
56
|
874
|
276
|
598
|
2
|
1958/59
|
60
|
1063
|
335
|
728
|
2
|
1959/60
|
301
|
1191
|
422
|
769
|
3
|
1960.61
|
237
|
1776
|
768
|
1008
|
3
|
1961/62
|
309
|
2174
|
1153
|
1021
|
3
|
1962/63
|
465
|
4447
|
3269
|
1178
|
4
|
1966/67
|
Mais malgré tout cet effort déployé, le
nombre de diplômés n’a pas été en mesure de répondre aux besoins des écoles primaires,
ce qui a obligé le Secrétariat d’État de recourir à d'autres voies, bien
qu’elles fussent en contradiction avec les orientations annoncées précédemment
par Messadi. Ces voies étaient :
1-
La création d'une filière de formation de monitrices et de moniteurs,
qui a débuté sous la forme d'une expérience à l'École de normale de la Marsa en
octobre 1961 avec 50 élèves, a permis de former 1278 élèves en 6 ans (année
scolaire 1967/1968). les élèves de cette filière étaient recrutés parmi les
lauréats de l'enseignement moyen[11](section générale). Cette filière se
caractérise par la réduction de la durée de la formation d'un an par rapport à
la formation des instituteurs (deux années de formation générale et une année
de formation professionnelle).
2-
La création d'une session de formation
pédagogique et de formation professionnelle d'une année dans les écoles
normales pour les candidats qui souhaitent devenir instituteurs sans avoir
suivi la formation normale depuis la première année[12].
Cette session de formation est ouverte sur concours écrit aux détenteurs de la
première partie du baccalauréat (section moderne) et aux élèves qui ont suivi
les cours de la classe qui prépare la deuxième partie du baccalauréat (toute
section).
3-
Le recrutement d’un nombre important de
titulaires du diplôme At Tahcil de la mosquée Zaytuna, au cours de l’année
scolaire 1961.1962. Le SEEN avait recruté 373 détenteurs de ce diplôme pour
suivre pendant un an une formation pratique et théorique, au bout de laquelle
ils ont été nommés en tant qu’instituteurs délégués[13].
4-
Le recrutement de bacheliers directement
sans formation préalable.
5-
Le recours aux instituteurs français :
le SEEN a continué à faire appel aux instituteurs français dans le cadre de la
coopération. Leur nombre était de 740 enseignants au cours de l’année scolaire
1967/1968, ce qui représentait environ 5% du nombre total des instituteurs (au
cours de l’année scolaire 1957.58, ils étaient 810 enseignants, soit 13% du
total des instituteurs).
tableau2
: évolution du nombre d'inscrits et de diplômés dans la filière des moniteurs
diplômés
|
inscrits
|
Année scolaire
|
50
|
1961/62
|
|
285
|
1963/64
|
|
166
|
1278
|
1967/68
|
Fin de la première partie: A suivre
Traduit par Mongi Akrout, inspecteur général de l'éducation et réviser par Abdessalam Bouzid inspecteur
général de l'éducation.
Tunis, Novembre 2019
Pour accéder à la version AR , cliquer ICI
Traduit par Mongi Akrout, inspecteur général de l'éducation et réviser par Abdessalam Bouzid inspecteur
général de l'éducation.
Tunis, Novembre 2019
Bibliographie
Mahmoud Al-Messadi: Notre renaissance éducative depuis l'indépendance:
réforme de l'éducation et planification de l'éducation, République tunisienne,
Secrétaire d'État à l'éducation nationale, Bureau de l'éducation, 1963.
Chadli Ayari. Le développement quantitatif de l'éducation en
République tunisienne - République tunisienne - Ministère de l'éducation
nationale - 1971
Bouhouch.H; Akrout,M (2015). Brève histoire de la formation initiale des
enseignants en Tunisie: Première partie : la période du protectorat et la
première décennie de l’indépendance.
Bouhouch.H; Akrout,M (2015). Rapport de la commission sur l’enseignement
secondaire[1] L’Action 18-9-1967
Bouhouch.H; Akrout,M (2016). L’histoire des réformes scolaires en Tunisie, depuis
l’indépendance (Chapitre 3) : Evaluation de la réforme de 1958 et les
tentatives d’adapter le système à l’évolution continue de la réalité : Les
réformes de la période de 1967 à 1969. http://bouhouchakrout.blogspot.com/2016/01/lhistoire-des-reformes-scolaires-en.html
Bouhouch.H;Akrout.M (2014). La première école de formation des
instituteurs de langue arabe : " El Mederça At-ta'dïbiyya ». http://bouhouchakrout.blogspot.com/2014/12/la-premiere-ecole-de-formation-des.html
Bouhouch.H;Akrout,M (2017). Histoire des écoles normales d’institutrices
et d’instituteurs en Tunisie depuis l’indépendance : Première partie.
Bouhouch.H;Akrout,M (2015). Histoire des écoles normales d’institutrices et
d’instituteurs en Tunisie depuis l’indépendance : deuxième partie.
Bousnina,M. Développement scolaire et disparités régionales en Tunisie,
publication de l’Université de Tunis, 1991
Situation de l’enseignement après quatre années d’application de la
réforme - 1962 / 1963RT / SEEN.
[1] Mahmoud Messadi . Notre renaissance
éducative (Inbathouna Attarbaoui) depuis l'indépendance ,la réforme de
l'enseignement et la planification éducative, République tunisienne, Secrétariat
d'état à l'éducation , l'office pédagogique- 1963, p27.
[2] Loi n°118 du 4 novembre ( 21 Rabii atthaani
1378) relative à l'enseignement.
[3] La commission nationale de
l'enseignement a été mise en place le 17 janvier 1967 , et elle a tenu sa
première réunion le 31 du même mois sous la présidence du président de la
république.
[4]Extrait du discours du président de la
république (H.Bourguiba) du 31 janvier 1967 à l'occasion de l'ouverture des
travaux de la commission chargée d'évaluer le système éducatif , publié par le
journal le petit matin le 2 février 1967 .
[5] Messadi.M, opt cité.
[6] L'école Alaoui pour la formation des instituteurs a
ouvert ses portes le 3 novembre 1884 , l'inauguration officielle par le Ali BEY a eu lieu le 29 décembre 1884 en présence du résident
général français Paul Cambon , du premier ministre tunisien , du ministre de
l'instruction , du directeur de l'instruction publique, et de plusieurs hauts fonctionnaires.
in Le collège
Alaoui : : la première institution de formation d’instituteurs en Tunisie,Bouhouch.H&Akrout.M
(2014) . http://bouhouchakrout.blogspot.com/2014/01/le-college-alaoui-la-premiere.html
[7] Bouhouch.H&Akrout.M (2014). La
première école de formation des instituteurs de langue arabe : " El
Mederça At-ta'dïbiyya ». http://bouhouchakrout.blogspot.com/2014/12/la-premiere-ecole-de-formation-des.html
[8] Bouhouch.H&Akrout.M (2018). La
création de la section des élèves-mouderrès ou les raisons de la fusion de la
Mederça Ettadibia et de l’école normale des instituteurs. https://bouhouchakrout.blogspot.com/2018/03/la-creation-de-la-section-des-eleves.html#more
[9] Les quatre
écoles normales d'instituteurs étaient : L'En d 'instituteurs de Tunis, l'EN
des institutrices de Tunis, l'EN d
'instituteurs de Monastir, l'EN des institutrices
de la Marsa.
[10] Mahmoud Messadi . Notre renaissance éducative (Inbathouna
Attarbaoui) depuis l'indépendance ,la réforme de l'enseignement et la
planification éducative, République tunisienne, Secrétariat d'état à
l'éducation , l'office pédagogique- 1963, p27.
ا
[11] L'article 26 du décret 342 du 20
novembre 1963 modifiant le décret n°14 du 3 janvier 1961 relatif à
l'enseignement primaire.
[12]
Pour rejoindre le stage
pédagogique et la formation professionnelle instituée par le décret de 1961
[13]RT / SEEN. Situation de l’enseignement après quatre
années d’application de la réforme – 1962/1963
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