lundi 18 novembre 2019

La politique de formation des enseignants du primaire au cours de la première décennie après l’indépendance, 1958 - 1968 ( première partie)




Hédi Bouhouch
Le blog pédagogique publie cette  semaine  le texte d'une communication présentée lors d'une conférence organisée par le laboratoire l'esprit islamique et ses mutations et la construction de l'état national à Kairouan les 2-3-4 mai 2018 sous le thème : l'enseignement et l'édification de l'Etat : La Tunisie 1958/2017.






Résumé : Lorsque la réforme de 1958 a adopté les principes de tunisification et la généralisation l’enseignement primaire pour inclure tous les enfants en âge d'être scolarisés après des années de privation du fait de la politique coloniale. La question de la formation des cadres enseignants s'était posée au moment où les besoins étaient énormes alors que les seules écoles normales héritées de l'époque coloniale (une école de garçons et une école de jeunes filles) étaient incapables de satisfaire aux besoins. Comme le choix était de s’appuyer sur l’élément local et non de recruter des enseignants de l’étranger, le Secrétariat d’État à l'éducation nationale a mis au point un plan national visant à fournir un cadre enseignant tunisien ; le souci était quantitatif. Le pays a réussi à relever le défi, mais de quelle manière ? Quelles étaient les caractéristiques de ce plan et quelles étaient ses limites ? Ce sont les points que nous avons l'intention de traiter dans ce papier.

Pourquoi j'ai choisi ce sujet et cette période précisément ?
En ce qui concerne le sujet, j'ai choisi de vous parler de la formation des enseignants au cours de la première décennie de la réforme de 1958 pour plusieurs raisons, mais je vais me limiter à en citer deux :
La première est une raison objective, il s'agit de la place de la formation des enseignants dans le programme de réforme de l'enseignement à l'aube de l'indépendance. Cette formation était un composant important de ce programme. Le Président Habib Bourguiba n'a-t-il pas déclaré dans un discours prononcé au cours de la cérémonie de clôture de l’année scolaire le 25 juin 1958 à l’école Sadikia : « Pour que ces programmes réussissent, il faut des professeurs et des instituteurs qui répondent aux exigences de la compétence, de l'aptitude et de la sincérité. Pour cela nous avons préparé des écoles de formation professionnelles (il voulait parler des écoles normales) afin de rectifier les déformations et de combler les lacunes. L'important n'est pas de préparer les programmes d'enseignement, mais de trouver des hommes convaincus de la noblesse de leur mission, de leurs compétences pédagogiques et de leurs capacités à "remplir" les têtes. A cet égard le programme de réforme comprend la réforme de l'enseignant lui-même afin qu'il puisse jouer pleinement son rôle[1]». Nous constatons que les responsables étaient conscients de l'importance de la préparation d'enseignants bien formés (scientifiquement et pédagogiquement) et fidèles aux valeurs et aux principes de l'état national, parce que pour les responsables c'est la première condition du succès de la réforme et de la réalisation de ses objectifs.

La deuxième raison est subjective qui me touche personnellement. Je voulais honorer les écoles normales d'instituteurs et la section normale à laquelle j'ai appartenu (forcé) dans la seconde moitié des années soixante et où j'ai obtenu mon Diplôme de Fin d'Etudes Secondaires Normales en 1968, puis j'ai enseigné à l'école normale des instituteurs de Gabès au milieu des années soixante-dix.
En ce qui concerne les deux dates que j'ai choisies pour la période d’étude, la justification est simple : 1958 est l’année de la première réforme de l’éducation de la Tunisie indépendante[2]. 1968 correspond à la première année qui a suivi la grande évaluation du bilan de la décennie de la réforme, évaluation qui a été réalisée en 1967[3] par la commission nationale de l'enseignement présidée par Ahmed Ben Salah, alors secrétaire d’état à l’éducation nationale. Le président de la république avait à l'époque défini la mission de cette commission, lors de sa première réunion le 31 janvier 1967, en ces termes :

L’organisation actuelle de notre éducation pose plusieurs problèmes auxquels nous devons faire face avec courage et perspicacité. Il est naturel, qu'après dix ans d'expérience, la révision de notre système éducatif est devenue une urgence ... Il faut s'intéresser à la question de l'abandon massif au niveau de l'enseignement primaire. Certains l'expliquent par le niveau des enseignants, les programmes et les classes surchargées. Par conséquent, il faudrait examiner minutieusement tous ces éléments et trouver les solutions ... en mettant l'accent sur les aspects pédagogiques et sur l'inspection»[4]. Le président a demandé à la commission d'émettre son avis sur le rythme de la scolarisation et sur le rendement de l'école, en rappelant que la question qui se pose aujourd'hui est la suivante : «est-ce que l'organisation actuelle de notre enseignement en cours depuis huit ans nous rapproche des objectifs que nous nous sommes fixés ? Et pourrait-on s'y approcher plus rapidement et au moindre coût. »

La commission a achevé ses travaux au bout de huit mois et plusieurs de ses recommandations sont entrées en application dès la rentrée scolaire suivante. Parmi celles-ci il y avait un volet qui concerne la formation des enseignants, comme nous le verrons dans la dernière partie de ma communication, qui comportera trois parties qui sont :
- les défis de la réforme de 1958
- la politique de l'Etat pour relever le défi
- le bilan de cette politique (les succès et les échecs)
Les défis de la réforme de 1958
La réforme de 58 devrait relever d'urgence deux défis : la généralisation de l'enseignement et recrutement du cadre enseignant.
Le premier défi : assurer la scolarisation de tous les enfants en âge d'être scolarisés (c'est ce qu'on appelait l'expansion horizontale). C'était un grand défi car au cours de l'année scolaire 1957-1958 le nombre d’élèves dans les écoles primaires était estimé à 266 288. Les estimations du plan décennal de scolarisation donnaient le chiffre 800 000 à la fin du plan (1967.1968 = 788 000). Cela signifie que l'augmentation annuelle dépasserait 50 000 élèves (52 171).
Le deuxième défi : fournir le cadre enseignant en nombre et en qualité, selon les vœux exprimés  par le Président de la République lors du discours de juin 1958, c’est-à-dire passer de 6156 enseignants au cours de l’année scolaire 1957.1958 (dont 810 français) à 16 000 enseignants à la fin du programme, soit une moyenne de 1000 nouveaux enseignants par année.
Or, il était évident que c'était une mission difficile, d’autant plus que les responsables politiques avaient opté pour la tunisification du cadre enseignant et ils avaient écarté l'idée de recourir à des enseignants de l’étranger, qu’ils soient des frères (arabes) ou amis (France).
La politique de l'Etat pour relever le défi :
Le Secrétariat d’État à l’éducation nationale avait alors pris les mesures suivantes pour satisfaire les besoins en enseignants :
Premièrement, il avait décidé une réduction de l'horaire des classes de l'école primaire et l’abandon du régime horaire qui était en cours (30heures / semaine et 40 élèves par classe), qui nécessitait l'affectation de 20 000 enseignants pour dispenser un enseignement à 800 000 enfants ayant atteint ou vont atteindre l'âge scolaire. Le SEEN avait adopté un nouvel horaire : 15 heures par semaine pour les première et deuxième années et 25 heures pour le reste des années. Cette mesure a permis à l'État d'économiser un instituteur sur trois au cours des quatre premières années de la réforme.
Deuxièmement : la mise en place d’un plan de formation des enseignants. Le professeur Mahmoud Messadi, secrétaire d'état de l'époque, avait dit : "La Tunisie n’a pas suivi la voie adoptée par certaines nations pour résoudre le problème de la pénurie d’enseignants qui consistait à "recruter des enseignants formés rapidement après la fin de leurs études primaires ou à la fin du premier cycle l’enseignement secondaire, car cette solution, si elle semble attrayante, n’est pas sans défauts et sans dangers, car cela signifie qu'on accepte  de baisser le niveau des enseignants, ce qui entraîne inévitablement une dégradation du niveau de l’enseignement du primaire et donc de tous les autres niveaux de l'enseignement (secondaire et supérieur)" (Messadi)[5]. La Tunisie a choisi de consolider les institutions existantes de formation des maîtres et d'en créer de nouvelles pour former des enseignants qualifiés qui sont en mesure réaliser les objectifs de la réforme de l'éducation.
Sur la base de ces orientations, le plan national visant à fournir le nombre nécessaire d’enseignants a été élaboré. Ce plan comportait plusieurs composantes :
La première composante est la consolidation de la voie des écoles normales. Il convient de noter que cette voie existait depuis longtemps en Tunisie, puisque la création de la première école normale remonte à 1884[6] (l'école Alaouite), suivie par l'école de formation des Moueddeb en 1894 ( Al Medressa Attadibya)[7] qui fut intégrée en 1908 à l'école normale des instituteurs de Tunis pour constituer une section spécifique pour former des instituteurs de langue arabe en plus de la section des instituteurs de langue française et de troisième section pour les instituteurs  bilingues.[8] En 1911, une section pour former les institutrices fut créée au lycée Jules Ferry. Cette section deviendra l'école normale d'institutrices de Tunis à partir de 1917.
L'État indépendant a conservé les deux écoles avec la même organisation et a créé une troisième école à la rentrée 1960-61 et une quatrième à la rentrée 1964-65[9], mais la capacité de ces écoles est restée limitée. Pour pallier à cette situation, le Secrétariat d'État avait décidé de créer une « section normale » dans plusieurs lycées pour accueillir le plus grand nombre possible d'élèves.
Le S.E.E.D a abandonné le concours d'accès aux écoles normales qui constituait un obstacle difficile à franchir vu sa difficulté et son caractère sélectif. Il a été remplacé depuis 1961 par l'orientation "forcée"de 25 à 30% des élèves qui ont achevé le premier cycle de l'enseignement secondaire et des meilleurs élèves de la section générale qui terminent l'enseignement moyen. (Messadi, 1963)[10].
Cette politique a permis de quintupler le nombre d’élèves qui suivaient la formation pour devenir instituteurs entre 1958/1959 et 1967/68. Leur nombre est passé de 874 à 4447. Dans la même période le nombre de diplômés a été multiplié par huit (il est passé de 56 à 469).
Tableau 1    : Statistique de la filière de formation des instituteurs(1956/1967)
Diplômés
Total inscrits
Inscrits dans la section normale
Inscrits aux écoles normales
Nbe d'écoles


465
128
337
2
1956/57

729
241
488
2
1957/58
56
874
276
598
2
1958/59
60
1063
335
728
2
1959/60
301
1191
422
769
3
1960.61
237
1776
768
1008
3
1961/62
309
2174
1153
1021
3
1962/63
465
4447
3269
1178
4
1966/67

 
Mais malgré tout cet effort déployé, le nombre de diplômés n’a pas été en mesure de répondre aux besoins des écoles primaires, ce qui a obligé le Secrétariat d’État de recourir à d'autres voies, bien qu’elles fussent en contradiction avec les orientations annoncées précédemment par Messadi. Ces voies étaient :
1-   La création d'une filière  de formation de monitrices et de moniteurs, qui a débuté sous la forme d'une expérience à l'École de normale de la Marsa en octobre 1961 avec 50 élèves, a permis de former 1278 élèves en 6 ans (année scolaire 1967/1968). les élèves de cette filière étaient recrutés parmi les lauréats de l'enseignement moyen[11](section générale). Cette filière se caractérise par la réduction de la durée de la formation d'un an par rapport à la formation des instituteurs (deux années de formation générale et une année de formation professionnelle).

2-   La création d'une session de formation pédagogique et de formation professionnelle d'une année dans les écoles normales pour les candidats qui souhaitent devenir instituteurs sans avoir suivi la formation normale depuis la première année[12]. Cette session de formation est ouverte sur concours écrit aux détenteurs de la première partie du baccalauréat (section moderne) et aux élèves qui ont suivi les cours de la classe qui prépare la deuxième partie du baccalauréat (toute section).

3-   Le recrutement d’un nombre important de titulaires du diplôme At Tahcil de la mosquée Zaytuna, au cours de l’année scolaire 1961.1962. Le SEEN avait recruté 373 détenteurs de ce diplôme pour suivre pendant un an une formation pratique et théorique, au bout de laquelle ils ont été nommés en tant qu’instituteurs délégués[13].

4-   Le recrutement de bacheliers directement sans formation préalable.

5-   Le recours aux instituteurs français : le SEEN a continué à faire appel aux instituteurs français dans le cadre de la coopération. Leur nombre était de 740 enseignants au cours de l’année scolaire 1967/1968, ce qui représentait environ 5% du nombre total des instituteurs (au cours de l’année scolaire 1957.58, ils étaient 810 enseignants, soit 13% du total des instituteurs).

tableau2 : évolution du nombre d'inscrits et de diplômés dans la filière des moniteurs
diplômés
inscrits
Année scolaire

50
1961/62

285
1963/64
166
1278
1967/68


Fin de la première partie: A suivre

Traduit par Mongi Akrout, inspecteur général de l'éducation  et réviser par Abdessalam Bouzid inspecteur général de l'éducation.

Tunis, Novembre 2019  

Pour accéder à la version AR , cliquer ICI
Traduit par Mongi Akrout, inspecteur général de l'éducation  et réviser par Abdessalam Bouzid inspecteur général de l'éducation.

Tunis, Novembre 2019  


Bibliographie
Mahmoud Al-Messadi: Notre renaissance éducative depuis l'indépendance: réforme de l'éducation et planification de l'éducation, République tunisienne, Secrétaire d'État à l'éducation nationale, Bureau de l'éducation, 1963.
 Chadli Ayari. Le développement quantitatif de l'éducation en République tunisienne - République tunisienne - Ministère de l'éducation nationale - 1971
Bouhouch.H; Akrout,M (2015). Brève histoire de la formation initiale des enseignants en Tunisie: Première partie : la période du protectorat et la première décennie de l’indépendance.
 Bouhouch.H; Akrout,M (2015). Brève histoire de la formation initiale des enseignants en Tunisie depuis le protectorat jusqu’à aujourd’hui : Deuxième partie.
Bouhouch.H; Akrout,M (2015). Rapport de la commission sur l’enseignement secondaire[1] L’Action 18-9-1967

Bouhouch.H; Akrout,M (2016). L’histoire des réformes scolaires en Tunisie, depuis l’indépendance (Chapitre 3) : Evaluation de la réforme de 1958 et les tentatives d’adapter le système à l’évolution continue de la réalité : Les réformes de la période de 1967 à 1969. http://bouhouchakrout.blogspot.com/2016/01/lhistoire-des-reformes-scolaires-en.html

Bouhouch.H;Akrout.M (2014). La première école de formation des instituteurs de langue arabe : " El Mederça At-ta'dïbiyya ». http://bouhouchakrout.blogspot.com/2014/12/la-premiere-ecole-de-formation-des.html
Bouhouch.H;Akrout,M (2017). Histoire des écoles normales d’institutrices et d’instituteurs en Tunisie depuis l’indépendance : Première partie.
Bouhouch.H;Akrout,M (2015). Histoire des écoles normales d’institutrices et d’instituteurs en Tunisie depuis l’indépendance : deuxième partie.
Bousnina,M. Développement scolaire et disparités régionales en Tunisie, publication de l’Université de Tunis, 1991
Situation de l’enseignement après quatre années d’application de la réforme - 1962 / 1963RT / SEEN.



[1] Mahmoud Messadi . Notre renaissance éducative (Inbathouna Attarbaoui) depuis l'indépendance ,la réforme de l'enseignement et la planification éducative, République tunisienne, Secrétariat d'état à l'éducation , l'office pédagogique- 1963, p27.

[2] Loi n°118 du 4 novembre ( 21 Rabii atthaani 1378) relative à l'enseignement.
[3] La commission nationale de l'enseignement a été mise en place le 17 janvier 1967 , et elle a tenu sa première réunion le 31 du même mois sous la présidence du président de la république.

[4]Extrait du discours du président de la république (H.Bourguiba) du 31 janvier 1967 à l'occasion de l'ouverture des travaux de la commission chargée d'évaluer le système éducatif , publié par le journal le petit matin le 2 février 1967 .

[5] Messadi.M, opt cité.
[6] L'école Alaoui pour la formation des instituteurs a ouvert ses portes le 3 novembre 1884 , l'inauguration officielle par le Ali BEY a eu lieu le 29 décembre 1884 en présence du résident général français Paul Cambon , du premier ministre tunisien , du ministre de l'instruction , du directeur de l'instruction publique, et de plusieurs hauts fonctionnaires.
in Le collège Alaoui : : la première institution de formation d’instituteurs en Tunisie,Bouhouch.H&Akrout.M (2014) . http://bouhouchakrout.blogspot.com/2014/01/le-college-alaoui-la-premiere.html

[7] Bouhouch.H&Akrout.M (2014). La première école de formation des instituteurs de langue arabe : " El Mederça At-ta'dïbiyya ». http://bouhouchakrout.blogspot.com/2014/12/la-premiere-ecole-de-formation-des.html

[8]    Bouhouch.H&Akrout.M (2018). La création de la section des élèves-mouderrès ou les raisons de la fusion de la Mederça Ettadibia et de l’école normale des instituteurs. https://bouhouchakrout.blogspot.com/2018/03/la-creation-de-la-section-des-eleves.html#more

[9] Les quatre écoles normales d'instituteurs étaient : L'En d 'instituteurs de Tunis, l'EN des institutrices de Tunis,  l'EN d 'instituteurs  de Monastir, l'EN des institutrices de la Marsa.
[10] Mahmoud Messadi . Notre renaissance éducative (Inbathouna Attarbaoui) depuis l'indépendance ,la réforme de l'enseignement et la planification éducative, République tunisienne, Secrétariat d'état à l'éducation , l'office pédagogique- 1963, p27.

ا

[11] L'article 26 du décret 342 du 20 novembre 1963 modifiant le décret n°14 du 3 janvier 1961 relatif à l'enseignement primaire.

[12] Pour rejoindre le stage pédagogique et la formation professionnelle instituée par le décret de 1961

[13]RT / SEEN.  Situation de l’enseignement après quatre années d’application de la réforme – 1962/1963

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