lundi 25 novembre 2019

La politique de formation des enseignants du primaire au cours de la première décennie après l’indépendance, 1958 - 1968 ( deuxième partie)



Hédi Bouhouch
Le blog pédagogique poursuit  cette semaine la publication  du texte d'une communication présentée lors d'une conférence organisée par le laboratoire l'esprit islamique et ses mutations et la construction de l'état national à Kairouan les 2-3-4 mai 2018 sous le thème : l'enseignement et l'édification de l'Etat : La Tunisie 1958/2017.
Pour consulter la première partie , cliquer ICI






 Résumé: Lorsque la réforme de 1958 a adopté les principes de tunisification et la généralisation l’enseignement primaire pour inclure tous les enfants en âge d'être scolarisés après des années de privation du fait de la politique coloniale. La question de la formation des cadres enseignants s'était posée au moment où les besoins étaient énormes alors que les seules écoles normales héritées de l'époque coloniale (une école de garçons et une école de jeunes filles) étaient incapables de satisfaire aux besoins. Comme le choix était de s’appuyer sur l’élément local et non de recruter des enseignants de l’étranger, le Secrétariat d’État à l'éducation nationale a mis au point un plan national visant à fournir un cadre enseignant tunisien ; le souci était quantitatif. Le pays a réussi à relever le défi, mais de quelle manière ? Quelles étaient les caractéristiques de ce plan et quelles étaient ses limites ? Ce sont les points que nous avons l'intention de traiter dans ce papier.


La deuxième partie ( pour revenir à la 1ere partie , cliquer ici)


Le bilan
Le côté positif
1.     Le Secrétariat d'État à l'Education Nationale avait réussi à réaliser les objectifs du plan en matière de diffusion de l'enseignement. Il les a même légèrement dépassés : le nombre d'élèves dans les écoles primaires a atteint 810 795 élèves au cours de l'année scolaire 1967/68 (les prévisions du plan étaient 788 000)[1]. Ainsi le taux de scolarisation avait atteint 75,6%.
2.    Le S.E.E.N a aussi réussi à fournir le nombre nécessaire d’enseignants pour assurer les cours dans toutes les écoles comme prévu selon les prévisions du plan : leur nombre a presque triplé entre 1958 et 1968, passant de 5346 à 14 448 en dix ans, et la proportion d’enseignants français est tombée en dessous de 5%, alors qu'ils représentaient le tiers environ au cours de l’année scolaire 1955-1956. Ainsi l'objectif de la tunisification au niveau de l'enseignement primaire fut atteint dans une grande proportion.
3.    La mise en place d'un bon système de formation des instituteurs qui associe formation générale (académique), formation professionnelle, formation théorique et une formation pratique, ce qui a permis de former des enseignants d'un haut niveau de professionnalisme.
L’élève rejoint la filière de formation des maîtres (soit à l’école normale, soit à la section normale au lycée). A la fin du premier cycle de l’enseignement secondaire général (équivalent de la neuvième actuelle), il est dirigé soit vers la section A entièrement arabisée qui forme les instituteurs de langue arabe (cette section s'est arrêtée en 1967-1968), soit vers la section B qui forme les instituteurs bilingues.  L'élève passe quatre ans, les trois premières années sont consacrées à la formation générale et équilibrée (toutes les matières y sont enseignées)[2] qui sont sanctionnées par le diplôme de fin d'études secondaires normales ; et la quatrième année[3] est réservée à la formation professionnelle dans les écoles primaires d'application sous la supervision d'un inspecteur de l'enseignement primaire. Cette dernière année est sanctionnée par un examen pour l'obtention d'un certificat de fin de stage.
Tableau 3: Evolution des effectifs des instituteurs 1956/1968.

Total
% des français
Français
Tunisiens
Année scolaire
5125
28,84%
1478
3647
1955/56
6156
13,16%
810
5346
1957/58
5355*
11,02%
590
4765
1958/59
6155
11,96%
736
5419
1959/60
12662
2,65%
335
12327
1965/66
14131
5,23%
739
13392
1966/67
15188
4,87%
740
14448
1967/68
* cette baisse s'explique par l'entrée en vigueur du nouvel horaire.


Les élèves-maîtres (les élèves normaliens étaient appelés ainsi au cours de la 4ème année)  étaient déchargés à temps plein au cours de la quatrième année  de formation mais depuis l'année scolaire 1964-1965, ils étaient obligés d'enseigner la moitié du temps. Cette décision était due au grand besoin d'enseignants à cette époque.
Les écoles normales ont joué un rôle très important dans la formation de générations d’enseignants qui ont contribué à jeter les bases de l’école tunisienne depuis l’indépendance. Un certain nombre d’entre eux ont atteint les échelons supérieurs du ministère. La formation dans les écoles normales s'est arrêtée avec la sortie de la dernière promotion à la fin de l’année scolaire 1991-1992 et elle a été remplacée par les Instituts Supérieurs de Formation des Maîtres (ISFM) à partir de l'année universitaire 1989-1990.
Le côté négatif
1.     Le Secrétariat d'Etat à l'éducation nationale n'a pas réussi à constituer un corps enseignant homogène et au même niveau de compétence et de professionnalisme. Cela s'est répercuté négativement sur la qualité des apprentissages et a été à l'origine d'une disparité entre les élèves et les régions. Entre l'année scolaire 1955-1956 et l'année scolaire 1967-1968, la filière normale avait donné 3045 diplômés, au début de la décennie le flux de diplômés était modeste. C'est ainsi que pendant la session de juin 1958, le nombre de candidats était de 55 seulement (41 garçons et 14 filles), 46 d'entre eux ont réussi (32 garçons et 14 filles)[4].En juin 1966l le nombre de diplômés est passé à 368.

Ce nombre, aussi important soit-il, ne pouvait couvrir que 30,26% des besoins des écoles primaires, mais dans les faits, le taux de couverture était beaucoup plus faible, car un nombre important de diplômés n'a pas rejoint l'enseignement et avait choisi une autre destination. On estime, qu'entre 1960 et 1969, sur un total de 3 632 diplômés 1 400 normaliens n'ont pas rejoint les écoles, soit 38,6% (Bousnina, 1991)[5]. Si bien que la proportion des normaliens est restée assez faible. Pendant les années soixante elle ne  constituait que 19% pour l'année scolaire 1965-1966 et 21% pour l'année scolaire 1969-1970.

2.     Le recrutement d'un grand nombre de personnes non qualifiées pour l'enseignement, ce qui a entraîné l'émergence d'une crise du niveau de l'école, selon le rapport de la commission nationale de l'éducation, chargée d'évaluer le système éducatif[6]
Le rapport de la commission était très critique vis-à-vis de la politique de recrutement suivie par Mahmoud Messadi qui a recruté des types d'enseignants comme les moniteurs qui n'avaient pas les compétences nécessaires, ce qui s'est répercuté négativement sur le niveau de l'enseignement.
Les critiques faites par la commission ne se s'étaient pas arrêtées à ce niveau, mais elles ont touché d'autres aspects de la politique du ministre, comme par exemple:

- La concentration des instituteurs expérimentés et compétents, en vertu de leurs droits acquis, dans les écoles des grandes villes et de la capitale.
-L'affectation des moniteurs dans les petites écoles à une ou deux classes dans les zones rurales, où ils se retrouvaient isolés et loin des sources d’information (les instituts, les bibliothèques et les maisons de culture) et loin des personnes expérimentées chez qui ils auraient pu trouver aide et conseil.
-L’éparpillement des efforts déployés par les directeurs des écoles entre les heures d’enseignement et d'autres activités très variées qui n’ont pas de rapports directs avec le  travail scolaire, comme la gestion des cantines scolaires par exemple.
-Le petit nombre d'inspecteurs répondant aux exigences de compétence et d'expérience requises pour l'enseignement primaire.

La Commission ne s'était pas limitée à relever les lacunes. Elle a proposé au Secrétaire d’État neuf mesures pour y remédier. Ces mesures tournent autour des questions du recrutement des enseignants, de la formation initiale et continue, de l'affectation et de l'encadrement.

En ce qui concerne le recrutement, la commission a suggéré de suspendre la formation des formateurs et de s'abstenir de "recruter des jeunes n'ayant pas atteint la cinquième année de l’enseignement secondaire". Elle a aussi suggéré de soutenir le processus de nomination en abandonnant la directive et "d'encourager les jeunes à se tourner vers la profession enseignante afin de rendre possible le choix délibéré de la profession émanant de leur conviction et du sens de l'honneur du message éducatif. Pour ce faire, il faudrait accorder des privilèges matériels et ouvrir des horizons aux éléments les plus compétents et revoir le statut de la fonction d’l'enseignant.

En ce qui concerne l'affectation et la répartition des enseignants qualifiés, la commission a recommandé de se passer des moniteurs, en particulier de ceux qui n'ont pas réussi à s'adapter à la profession" et elle a appelé à un traitement équitable entre les écoles et les régions. Dans cette optique, la commission a proposé d'affecter quelques instituteurs qualifiés dans des écoles rurales afin de «garantir un enseignement décent et pour encadre leurs collègues débutants en leur accordant des avantages d'intéressement et d'encouragementnécessaires»
 En ce qui concerne la formation et l'encadrement, la commission a insisté sur la nécessité de prendre en charge les moniteurs et les jeunes enseignants afin de renforcer leurs capacités et d'améliorer leurs compétences (organisation de cours obligatoires de culture générale et de pédagogie pendant les vacances).

En résumé, la commission susmentionnée a recommandé de revoir la politique éducative en général et la politique de formation et d’affectation des enseignants en particulier, car c’est la clé pour élever le niveau des acquis  des apprenants et réduire l'abandon et l'échec scolaire.
Afin de mettre en œuvre ces recommandations, le S.E.E.N avait augmenté la capacité de formation des instituteurs en doublant le nombre des écoles normales et en élargissant leur implantation à travers le pays : c’est ainsi que leur nombre a atteint 18 au cours de l'année scolaire 1975-1976 et le nombre d'inscrits a augmenté malgré l'abandon de l'orientation automatique et son remplacement par le concours. On a enregistré au cours de cette année le record d'inscrits dans la filière de formation des maîtres (environ 12 000 élèves, soit quatre fois la moyenne de la décennie précédente), mais cette tendance  n'a pas été maintenue pour des raisons multiples.
Conclusion
Cette époque résume  bien l'épineux problème  du recrutement des enseignants dans notre pays, problème qui perdure depuis le début et qu’on relie à la coexistence de deux voies  de recrutement, la première qui est la voie rationnelle et saine passe par la formation dans des institutions spécialisées  et la seconde, qui est dominante, est l’affectation  directe et anarchique qui a porté préjudice à l’école tunisienne. Ce qui est paradoxal, c'est que toutes les études et tous les rapports des experts n'ont jamais cessé de la dénoncer. Malgré cela cette voie est restée la principale source de recrutement à quelques époques[7] et l'unique à d’autres époques (depuis 2007 jusqu'en 2015)[8].
Je pense que cela est dû au manque de conviction de certains des premiers responsables qui qui se sont succédés au ministère qui ne croient pas que l'enseignement  est un métier qui nécessite une formation spécifique  et que tant que cette situation perdure, il n’y aura aucun salut pour l’école tunisienne.
Annexe : Tableau 4: Evolution de la situation de l'enseignement Tunisie  entre 1956 et 1968.

Année scolaire
Nb des enseignants
Nb des élèves
Ratio élève/instituteur
1956- 1955
5125
209438
40,9
1957- 1956
5499
226676
41,2
1958- 1957
6156
266288
43,3
1959- 1958
5355
320363
59,8
1960- 1959
6155
361532
58,7
1966- 1965
12662
717093
56,6
1967- 1966
14131
777686
55,0
1968- 1967
15188
810795
53,4

Traduit par Mongi Akrout, inspecteur général de l'éducation  et réviser par Abdessalam Bouzid inspecteur général de l'éducation.




Bibliographie
Mahmoud Al-Messadi: Notre renaissance éducative depuis l'indépendance: réforme de l'éducation et planification de l'éducation, République tunisienne, Secrétaire d'État à l'éducation nationale, Bureau de l'éducation, 1963.
 Chadli Ayari. Le développement quantitatif de l'éducation en République tunisienne - République tunisienne - Ministère de l'éducation nationale - 1971

Bouhouch.H; Akrout,M (2015). Brève histoire de la formation initiale des enseignants en Tunisie: Première partie : la période du protectorat et la première décennie de l’indépendance.

Bouhouch.H; Akrout,M (2015). Brève histoire de la formation initiale des enseignants en Tunisie depuis le protectorat jusqu’à aujourd’hui : Deuxième partie.

Bouhouch.H; Akrout,M (2015). Rapport de la commission sur l’enseignement secondaire[1] L’Action 18-9-1967

Bouhouch.H; Akrout,M (2016). L’histoire des réformes scolaires en Tunisie, depuis l’indépendance (Chapitre 3) : Evaluation de la réforme de 1958 et les tentatives d’adapter le système à l’évolution continue de la réalité : Les réformes de la période de 1967 à 1969. http://bouhouchakrout.blogspot.com/2016/01/lhistoire-des-reformes-scolaires-en.html

Bouhouch.H;Akrout.M (2014). La première école de formation des instituteurs de langue arabe : " El Mederça At-ta'dïbiyya ». http://bouhouchakrout.blogspot.com/2014/12/la-premiere-ecole-de-formation-des.html
Bouhouch.H;Akrout,M (2017). Histoire des écoles normales d’institutrices et d’instituteurs en Tunisie depuis l’indépendance : Première partie.
Bouhouch.H;Akrout,M (2015). Histoire des écoles normales d’institutrices et d’instituteurs en Tunisie depuis l’indépendance : deuxième partie.
Bousnina,M. Développement scolaire et disparités régionales en Tunisie, publication de l’Université de Tunis, 1991
Situation de l’enseignement après quatre années d’application de la réforme - 1962 / 1963RT / SEEN.



[1]Chedly Ayari. l'état de l'évolution quantitative de l'enseignement en Tunisie, République tunisienne.1971.



  [2] Arrêté du SEEN daté du 5 avril 1963 relatif à l'examen de fin d'études secondaires normales
[3] Les élèves instituteurs bénéficiaient d'un déchargement total  pendant toute l'année de formation professionnelle ; mais depuis l'année scolaire 1964/65  ils devraient faire un demi service , cette décision s'explique par la pression des besoins en enseignants à ce moment.

[4]RT / SEEN.  Situation de l’enseignement après quatre années d’application de la réforme – 1962/1963
[5] Messadi estimait pouvoir atteindre l'autosuffisance dès 1965 et qu'on pourrait remplacer les enseignants étrangers , mais cela ne s'était pas réalisé ,le docteur Bousnina qui fut chef de cabinet du Ministre Guiga au début des années 70 puis secrétaire d'état  avec le Ministre Charfi au début des années 90 , explique les raisons de cela dans  sa thèse : Développement scolaire et disparités scolaires en Tunisie , thèse de doctorat soutenue en 1981 . Publication de l’université de Tunis 1, 1991.2 tomes

[6] Rapports de la commission de l'enseignement - revue de l'éducation globale , Numéro double 5 et 6 , décembre 1967, 94 avenue de la liberté, Tunis.pp 4-28

[7]  En 1978/79,  54% des instituteurs stagiaires étaient bacheliers , recrutés par voie de concours , ce qui amené le changement de la vocation de l'école normale de Korba qui est devenue à partir de l'année scolaire un centre national de formation continue pour accueillir des nouveaux instituteurs bacheliers.

[8]le statut de 2013  a mis fin à cette voie ( décret 2225 -2013 du 3 juin 2013 relatif au statut des enseignants des écoles primaires , l'article  49 a modifié toutes les dispositions précédentes et contraires et particulièrement le décret 2003-2340 du 24 novembre 2003 exceptées les dispositions de l'article 20 qui restent en vigueur jusqu'en 2015. ( l'article 20 dit que les instituteurs sont recrutés par nomination directe parmi les candidats  détenteurs du baccalauréat ou d'un diplôme équivalent et qui ont suivi une période de préparation dont la durée et le programme seront fixés par arrêté ministériel.



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