Le blog pédagogique poursuit cette semaine la publication du texte d'une communication présentée lors
d'une conférence organisée par le laboratoire l'esprit islamique et ses
mutations et la construction de l'état national à Kairouan les 2-3-4 mai 2018
sous le thème : l'enseignement et l'édification de l'Etat : La Tunisie
1958/2017.
Pour consulter la première partie , cliquer ICI |
Résumé: Lorsque la
réforme de 1958 a adopté les principes de tunisification et la généralisation
l’enseignement primaire pour inclure tous les enfants en âge d'être scolarisés
après des années de privation du fait de la politique coloniale. La question de
la formation des cadres enseignants s'était posée au moment où les besoins
étaient énormes alors que les seules écoles normales héritées de l'époque
coloniale (une école de garçons et une école de jeunes filles) étaient
incapables de satisfaire aux besoins. Comme le choix était de s’appuyer sur
l’élément local et non de recruter des enseignants de l’étranger, le
Secrétariat d’État à l'éducation nationale a mis au point un plan national
visant à fournir un cadre enseignant tunisien ; le souci était quantitatif. Le
pays a réussi à relever le défi, mais de quelle manière ? Quelles étaient
les caractéristiques de ce plan et quelles étaient ses limites ? Ce sont les
points que nous avons l'intention de traiter dans ce papier.
La deuxième partie ( pour revenir à la 1ere partie , cliquer ici)
Le bilan
Le côté positif
1.
Le Secrétariat d'État à l'Education Nationale
avait réussi à réaliser les objectifs du plan en matière de diffusion de
l'enseignement. Il les a même légèrement dépassés : le nombre d'élèves dans les
écoles primaires a atteint 810 795 élèves au cours de l'année scolaire 1967/68
(les prévisions du plan étaient 788 000)[1].
Ainsi le taux de scolarisation avait atteint 75,6%.
2.
Le S.E.E.N a aussi réussi à fournir le
nombre nécessaire d’enseignants pour assurer les cours dans toutes les écoles
comme prévu selon les prévisions du plan : leur nombre a presque triplé entre
1958 et 1968, passant de 5346 à 14 448 en dix ans, et la proportion
d’enseignants français est tombée en dessous de 5%, alors qu'ils représentaient
le tiers environ au cours de l’année scolaire 1955-1956. Ainsi l'objectif de la
tunisification au niveau de l'enseignement primaire fut atteint dans une grande
proportion.
3.
La mise en place d'un bon système de
formation des instituteurs qui associe formation générale (académique),
formation professionnelle, formation théorique et une formation pratique, ce
qui a permis de former des enseignants d'un haut niveau de professionnalisme.
L’élève rejoint la filière de formation des maîtres (soit à
l’école normale, soit à la section normale au lycée). A la fin du premier cycle
de l’enseignement secondaire général (équivalent de la neuvième actuelle), il
est dirigé soit vers la section A entièrement arabisée qui forme les
instituteurs de langue arabe (cette section s'est arrêtée en 1967-1968), soit
vers la section B qui forme les instituteurs bilingues. L'élève passe quatre ans, les trois premières
années sont consacrées à la formation générale et équilibrée (toutes les
matières y sont enseignées)[2]
qui sont sanctionnées par le diplôme de fin d'études secondaires
normales ; et la quatrième année[3]
est réservée à la formation professionnelle dans les écoles primaires
d'application sous la supervision d'un inspecteur de l'enseignement primaire.
Cette dernière année est sanctionnée par un examen pour l'obtention d'un
certificat de fin de stage.
Tableau 3: Evolution
des effectifs des instituteurs 1956/1968.
Total
|
% des français
|
Français
|
Tunisiens
|
Année scolaire
|
5125
|
28,84%
|
1478
|
3647
|
1955/56
|
6156
|
13,16%
|
810
|
5346
|
1957/58
|
5355*
|
11,02%
|
590
|
4765
|
1958/59
|
6155
|
11,96%
|
736
|
5419
|
1959/60
|
12662
|
2,65%
|
335
|
12327
|
1965/66
|
14131
|
5,23%
|
739
|
13392
|
1966/67
|
15188
|
4,87%
|
740
|
14448
|
1967/68
|
* cette baisse
s'explique par l'entrée en vigueur du nouvel horaire.
Les élèves-maîtres (les élèves
normaliens étaient appelés ainsi au cours de la 4ème année) étaient déchargés à temps plein au cours de
la quatrième année de formation mais
depuis l'année scolaire 1964-1965, ils étaient obligés d'enseigner la moitié du
temps. Cette décision était due au grand besoin d'enseignants à cette époque.
Les écoles normales ont joué un rôle
très important dans la formation de générations d’enseignants qui ont contribué
à jeter les bases de l’école tunisienne depuis l’indépendance. Un certain
nombre d’entre eux ont atteint les échelons supérieurs du ministère. La
formation dans les écoles normales s'est arrêtée avec la sortie de la dernière
promotion à la fin de l’année scolaire 1991-1992 et elle a été remplacée par
les Instituts Supérieurs de Formation des Maîtres (ISFM) à partir de l'année
universitaire 1989-1990.
Le côté négatif
1. Le Secrétariat d'Etat à l'éducation
nationale n'a pas réussi à constituer un corps enseignant homogène et au même
niveau de compétence et de professionnalisme. Cela s'est répercuté négativement
sur la qualité des apprentissages et a été à l'origine d'une disparité entre
les élèves et les régions. Entre l'année scolaire 1955-1956 et l'année scolaire
1967-1968, la filière normale avait donné 3045 diplômés, au début de la
décennie le flux de diplômés était modeste. C'est ainsi que pendant la session
de juin 1958, le nombre de candidats était de 55 seulement (41 garçons et 14 filles),
46 d'entre eux ont réussi (32 garçons et 14 filles)[4].En juin 1966l le
nombre de diplômés est passé à 368.
Ce nombre,
aussi important soit-il, ne pouvait couvrir que 30,26% des besoins des écoles
primaires, mais dans les faits, le taux de couverture était beaucoup plus
faible, car un nombre important de diplômés n'a pas rejoint l'enseignement et
avait choisi une autre destination. On estime, qu'entre 1960 et 1969, sur un
total de 3 632 diplômés 1 400 normaliens n'ont pas rejoint les écoles, soit 38,6%
(Bousnina, 1991)[5]. Si bien que la proportion
des normaliens est restée assez faible. Pendant les années soixante elle
ne constituait que 19% pour l'année
scolaire 1965-1966 et 21% pour l'année scolaire 1969-1970.
2. Le recrutement d'un grand nombre de personnes
non qualifiées pour l'enseignement, ce qui a entraîné l'émergence d'une crise
du niveau de l'école, selon le rapport de la commission nationale de
l'éducation, chargée d'évaluer le système éducatif[6]
Le rapport de
la commission était très critique vis-à-vis de la politique de recrutement
suivie par Mahmoud Messadi qui a recruté des types d'enseignants comme les
moniteurs qui n'avaient pas les compétences nécessaires, ce qui s'est répercuté
négativement sur le niveau de l'enseignement.
Les critiques
faites par la commission ne se s'étaient pas arrêtées à ce niveau, mais elles ont touché d'autres aspects de la politique du
ministre, comme par exemple:
- La concentration des instituteurs
expérimentés et compétents, en vertu de leurs droits acquis, dans les écoles
des grandes villes et de la capitale.
-L'affectation des moniteurs dans les
petites écoles à une ou deux classes dans les zones rurales, où ils se
retrouvaient isolés et loin des sources d’information (les instituts, les
bibliothèques et les maisons de culture) et loin des personnes expérimentées
chez qui ils auraient pu trouver aide et conseil.
-L’éparpillement des efforts déployés
par les directeurs des écoles entre les heures d’enseignement et d'autres
activités très variées qui n’ont pas de rapports directs avec le travail scolaire, comme la gestion des
cantines scolaires par exemple.
-Le petit nombre d'inspecteurs répondant
aux exigences de compétence et d'expérience requises pour l'enseignement
primaire.
La Commission ne s'était pas limitée à
relever les lacunes. Elle a proposé au Secrétaire d’État neuf mesures pour y
remédier. Ces mesures tournent autour des questions du recrutement des
enseignants, de la formation initiale et continue, de l'affectation et de
l'encadrement.
En ce qui concerne le recrutement, la
commission a suggéré de suspendre la formation des formateurs et de s'abstenir
de "recruter des jeunes n'ayant pas atteint la cinquième année de
l’enseignement secondaire". Elle a aussi suggéré de soutenir le processus
de nomination en abandonnant la directive et "d'encourager les jeunes à se
tourner vers la profession enseignante afin de rendre possible le choix
délibéré de la profession émanant de leur conviction et du sens de l'honneur du
message éducatif. Pour ce faire, il faudrait accorder des privilèges matériels
et ouvrir des horizons aux éléments les plus compétents et revoir le statut de
la fonction d’l'enseignant.
En ce qui concerne l'affectation et la
répartition des enseignants qualifiés, la commission a recommandé de se passer
des moniteurs, en particulier de ceux qui n'ont pas réussi à s'adapter à la
profession" et elle a appelé à un traitement équitable entre les écoles et
les régions. Dans cette optique, la commission a proposé d'affecter quelques
instituteurs qualifiés dans des écoles rurales afin de «garantir un
enseignement décent et pour encadre leurs collègues débutants en leur accordant
des avantages d'intéressement et d'encouragementnécessaires»
En
ce qui concerne la formation et l'encadrement, la commission a insisté sur la
nécessité de prendre en charge les moniteurs et les jeunes enseignants afin de
renforcer leurs capacités et d'améliorer leurs compétences (organisation de
cours obligatoires de culture générale et de pédagogie pendant les vacances).
En résumé, la commission susmentionnée a
recommandé de revoir la politique éducative en général et la politique de
formation et d’affectation des enseignants en particulier, car c’est la clé
pour élever le niveau des acquis des
apprenants et réduire l'abandon et l'échec scolaire.
Afin de mettre en œuvre ces
recommandations, le S.E.E.N avait augmenté la capacité de formation des
instituteurs en doublant le nombre des écoles normales et en élargissant leur
implantation à travers le pays : c’est ainsi que leur nombre a atteint 18 au
cours de l'année scolaire 1975-1976 et le nombre d'inscrits a augmenté malgré
l'abandon de l'orientation automatique et son remplacement par le concours. On
a enregistré au cours de cette année le record d'inscrits dans la filière de formation
des maîtres (environ 12 000 élèves, soit quatre fois la moyenne de la décennie
précédente), mais cette tendance n'a pas
été maintenue pour des raisons multiples.
Conclusion
Cette époque résume bien l'épineux problème du recrutement des enseignants dans notre
pays, problème qui perdure depuis le début et qu’on relie à la coexistence de
deux voies de recrutement, la première
qui est la voie rationnelle et saine passe par la formation dans des
institutions spécialisées et la seconde,
qui est dominante, est l’affectation
directe et anarchique qui a porté préjudice à l’école tunisienne. Ce qui
est paradoxal, c'est que toutes les études et tous les rapports des experts
n'ont jamais cessé de la dénoncer. Malgré cela cette voie est restée la
principale source de recrutement à quelques époques[7] et l'unique à
d’autres époques (depuis 2007 jusqu'en 2015)[8].
Je pense que cela est dû au manque de
conviction de certains des premiers responsables qui qui se sont succédés au
ministère qui ne croient pas que l'enseignement
est un métier qui nécessite une formation spécifique et que tant que cette situation perdure, il
n’y aura aucun salut pour l’école tunisienne.
Annexe : Tableau 4: Evolution de la
situation de l'enseignement Tunisie
entre 1956 et 1968.
Année scolaire
|
Nb des enseignants
|
Nb des élèves
|
Ratio élève/instituteur
|
1956- 1955
|
5125
|
209438
|
40,9
|
1957- 1956
|
5499
|
226676
|
41,2
|
1958- 1957
|
6156
|
266288
|
43,3
|
1959- 1958
|
5355
|
320363
|
59,8
|
1960- 1959
|
6155
|
361532
|
58,7
|
1966- 1965
|
12662
|
717093
|
56,6
|
1967- 1966
|
14131
|
777686
|
55,0
|
1968- 1967
|
15188
|
810795
|
53,4
|
Traduit par Mongi Akrout, inspecteur général de l'éducation et réviser par Abdessalam Bouzid inspecteur
général de l'éducation.
Bibliographie
Mahmoud Al-Messadi: Notre renaissance éducative depuis l'indépendance:
réforme de l'éducation et planification de l'éducation, République tunisienne,
Secrétaire d'État à l'éducation nationale, Bureau de l'éducation, 1963.
Chadli Ayari. Le développement quantitatif de l'éducation en
République tunisienne - République tunisienne - Ministère de l'éducation
nationale - 1971
Bouhouch.H; Akrout,M (2015). Brève histoire de la formation initiale des
enseignants en Tunisie: Première partie : la période du protectorat et la
première décennie de l’indépendance.
Bouhouch.H; Akrout,M (2015). Brève histoire de
la formation initiale des enseignants en Tunisie depuis le protectorat jusqu’à
aujourd’hui : Deuxième partie.
Bouhouch.H; Akrout,M (2015). Rapport de la commission sur l’enseignement
secondaire[1] L’Action 18-9-1967
Bouhouch.H; Akrout,M (2016). L’histoire des réformes scolaires en Tunisie, depuis
l’indépendance (Chapitre 3) : Evaluation de la réforme de 1958 et les
tentatives d’adapter le système à l’évolution continue de la réalité : Les
réformes de la période de 1967 à 1969. http://bouhouchakrout.blogspot.com/2016/01/lhistoire-des-reformes-scolaires-en.html
Bouhouch.H;Akrout.M (2014). La première école de formation des
instituteurs de langue arabe : " El Mederça At-ta'dïbiyya ». http://bouhouchakrout.blogspot.com/2014/12/la-premiere-ecole-de-formation-des.html
Bouhouch.H;Akrout,M (2017). Histoire des écoles normales d’institutrices
et d’instituteurs en Tunisie depuis l’indépendance : Première partie.
Bouhouch.H;Akrout,M (2015). Histoire des écoles normales d’institutrices et
d’instituteurs en Tunisie depuis l’indépendance : deuxième partie.
Bousnina,M. Développement scolaire et disparités régionales en Tunisie,
publication de l’Université de Tunis, 1991
Situation de l’enseignement après quatre années d’application de la
réforme - 1962 / 1963RT / SEEN.
[1]Chedly Ayari. l'état de l'évolution
quantitative de l'enseignement en Tunisie, République tunisienne.1971.
[2] Arrêté du SEEN daté du 5 avril 1963
relatif à l'examen de fin d'études secondaires normales
[3] Les élèves instituteurs bénéficiaient
d'un déchargement total pendant toute
l'année de formation professionnelle ; mais depuis l'année scolaire
1964/65 ils devraient faire un demi
service , cette décision s'explique par la pression des besoins en enseignants
à ce moment.
[4]RT / SEEN. Situation de l’enseignement après quatre
années d’application de la réforme – 1962/1963
[5] Messadi
estimait pouvoir atteindre l'autosuffisance dès 1965 et qu'on pourrait
remplacer les enseignants étrangers , mais cela ne s'était pas réalisé ,le
docteur Bousnina qui fut chef de cabinet du Ministre Guiga au début des années
70 puis secrétaire d'état avec le
Ministre Charfi au début des années 90 , explique les raisons de cela dans sa thèse : Développement
scolaire et disparités scolaires en Tunisie , thèse de doctorat soutenue en
1981 . Publication de l’université de Tunis 1, 1991.2 tomes
[6] Rapports de la
commission de l'enseignement - revue de l'éducation globale , Numéro double 5
et 6 , décembre 1967, 94 avenue de la liberté, Tunis.pp 4-28
[7] En 1978/79, 54%
des
instituteurs stagiaires étaient bacheliers , recrutés par voie de concours , ce
qui amené le changement de la vocation de l'école normale de Korba qui est
devenue à partir de l'année scolaire un centre national de formation continue
pour accueillir des nouveaux instituteurs bacheliers.
[8]le
statut de 2013 a mis fin à cette voie ( décret 2225 -2013 du
3 juin 2013 relatif au statut des enseignants des écoles primaires ,
l'article 49 a modifié toutes les
dispositions précédentes et contraires et particulièrement le décret 2003-2340
du 24 novembre 2003 exceptées les dispositions de l'article 20 qui restent en
vigueur jusqu'en 2015. ( l'article 20 dit que les instituteurs sont recrutés
par nomination directe parmi les candidats
détenteurs du baccalauréat ou d'un diplôme équivalent et qui ont suivi
une période de préparation dont la durée et le programme seront fixés par
arrêté ministériel.
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