Pourquoi l’école a-t-elle été créée ? Est-ce pour assurer
un enseignement à tout le monde ou bien pour former une élite ? C’est là
une question relativement récente elle commençait à être posée à l’école depuis
le vingtième siècle, car aux premiers temps cette question ne se posait pas, l’école était destinée à former l’élite ? Mais aujourd’hui il y a un débat, non pas
pour savoir si la mission de l’école était d’assurer une formation pour tous ou
de consacrer ses efforts pour former une élite, mais plutôt est-ce qu’elle peut
assurer les deux fonctions simultanément avec le même bonheur et avec la même
réussite.
je vais
essayer - aujourd’hui - avec vous-
de parler de l’histoire de notre
école ou de notre système éducatif , en
rapport avec la question
que nous venons de poser .
Mais pour commencer, je pense qu’il est nécessaire de
présenter l’état de la question à propos de la formation des élites, pour faire
très simple, je dirais qu’on est en présence de deux approches :
1) La première, l’approche malthusienne, se base sur la sélection d’un groupe
restreint selon des critères stricts et sévères sur lequel on concentre tous
les efforts pour en faire l’élite. Selon ses partisans c’est une méthode
efficace et moins coûteuse.
2) La deuxième, l’approche égalitariste, veut donner la chance au plus grand nombre d’élèves sans exclusion, les partisans de cette approche la
défendent pour des raisons
idéologiques, mais pas uniquement, pour eux les chances qu’un SE aura pour
former des élites augmentent proportionnellement avec le nombre d’élèves qui
poursuivront leurs études à l’extrême, donc il a tout intérêt à la
massification de la scolarisation.
Pour ceux qui s’intéressent à la question je leur recommande un
excellent article intitulé : « Doit-on sélectionner ou former les élites
scolaires, une comparaison internationale des politiques éducatives » in
Revue internationale d’éducation de Sèvres n °33 (septembre 2005)[1]
Après
cette brève parenthèse, voyons comment notre système éducatif a-t- il traité
cette question à travers les différentes époques ? Pour cela nous avons
distingué 3 périodes :
1)
La période précoloniale 1837 -
1881 qui était marquée par l’enseignement d’élite et une absence totale de
l’idée de généralisation de l’enseignement.
2)
La période coloniale 1881- 1956 qui
fut marquée par l’absence de l’une et de l’autre.
3)
La période de l’indépendance qui fut
marquée par une politique éducative qui revendique les deux fonctions en même
temps (scolarisation de tous les enfants et formation de l’élite)
Nous allons
maintenant développer tout cela en insistant particulièrement sur la troisième
période.
La
première période : avant l’instauration du protectorat français 1837 - 1881
Au cours de cette période, l’option des beys de Tunis était claire, il
s’agissait pour les premieres réformes de l’éducation de former une élite capable de diriger le pays et de promouvoir son développement, et c’est pour
cela que furent créées les deux premières écoles modernes tunisiennes au XIXème
siècle, il s’agit :
-
De l’école
militaire ou l’école polytechnique du Bardo fondée en
1837 par Ahmed Bey[2]
qui régna entre 1837 et 1855, cette école avait pour mission de « former
les officiers de l’armée et les fonctionnaires de l’administration dont le pays
a besoin selon une formation moderne[3] ».
L’école très sélective recrutait ses élèves dans une sphère très
réduite, celle de la classe dirigeante et de la cour (Emirs, fils de mamelouks,
quelques élus issus des grandes familles tunisoises proches du palais). Elle a
fourni à l’état une élite qui allait diriger le pays comme le Ministre
Khair-Eddine, les généraux Rostom et Hussein.
-
Le collège Es- Sadiki fondé par Khair-Eddine
en janvier 1875 est appelé du nom du Bey de l’époque « Mohamad As-Sâdiq
Bey ». Le collège Es-Sadiki fut moins sélectif que l’école militaire du
Bardo. Cette première école moderne
civile dans le système éducatif tunisien était ouverte à des jeunes d’origines
sociales diverses et provenant de toutes les régions du pays. L’effectif scolaire
était constitué de 150 boursiers dont 50 pensionnaires et 100
demi-pensionnaires, tous nourris au collège aux frais du gouvernement… Entre
1875 et 1880, le collège a contribué à la formation de 120 élèves dont 20 ont
été chargés de hautes fonctions… En 1879 vingt Sâdiqiens ont été admis au
fameux lycée saint Louis de Paris pour y suivre les cours préparatoires à
l’école Centrale.»
§ La deuxième période : l’époque du protectorat français
Pour cette période, la question était simple aussi. Il n’était question
ni de massification de la scolarisation ni encore moins de former une élite
tunisienne qui risque de menacer l’existence du protectorat. Pour le
représentant des colons en Tunisie (Victor De Carnières), l’enseignement que
l’autorité coloniale devrait assurer aux enfants musulmans est un enseignement
qui exclut toute mixité entre les deux communautés et qui doit être centré sur
la formation d’ouvriers pour les agriculteurs français, de petits commis
(scribes et interprètes), et de quelques instituteurs.
Cette politique éducative fut dénoncée par les nationalistes tunisiens
qui ont fait, depuis le début de la généralisation de l'enseignement primaire
moderne et de l’encouragement de la jeunesse tunisienne à poursuivre
l'enseignement secondaire et l'enseignement technique, leurs principales
revendications, avant même les revendications politiques.
§
La troisième période : l’époque de la Tunisie
indépendante
Contrairement aux deux périodes antécédentes, la politique éducative de
la Tunisie indépendante avait fait le choix de poursuivre les deux objectifs
simultanément : massification et formation d’une élite.
Aujourd’hui les faits sont là. La Tunisie, nul ne peut le nier, a réussi
son double pari :
Un : celui de garantir l’éducation pour tous.
Deux : celui de se doter d’une élite respectable.
Pour la massification de l’éducation et de l’instruction, la loi de 1958
sur l’enseignement, avait :
-
décrété le droit d’accès à l’éducation et à
l’instruction pour tous les enfants à partir de l’âge de six ans,
-
institué l’enseignement obligatoire entre 6 et 12
ans,
-
et elle a
enfin décrété la gratuité de l’enseignement à tous les degrés.
Le bilan est éloquent. La généralisation de la scolarisation,
qui était l’une des revendications du mouvement national à l’époque du protectorat, est
devenue l’un des objectifs de la 1ère réforme de 1958. En effet, au
cours des premières années de l’indépendance, les nouveaux dirigeants étaient
devant deux choix : ou bien répondre aux attentes et aux désirs des
citoyens et prendre les mesures nécessaires pour garantir la scolarisation de
tous les enfants en âge d’être scolarisés, ou bien temporiser et attendre, surtout que les
besoins étaient énormes et les moyens ( locaux et cadres enseignants
qualifiés) étaient limités.
A la fin, le choix qui fut retenu était de répondre aux attentes
de la population, et d’accélérer la scolarisation du plus grand nombre
d’enfants en âge de l’être, malgré la modestie des moyens disponibles à
l’époque.
Trois ans après le lancement du premier plan décennal du
développement éducatif 1959 - 60 à l’année scolaire 1968- 69 ; le pays a réussi à scolariser environ 60%
des enfants scolarisables (57.18 % au cours de l’année scolaire 1961/62).
Au cours de l’année scolaire 2015 - 2016 les taux de
scolarisation sont proches de 100% pour les 6 - 16 ans. (voir tableau
ci-dessous).
tranche
d’âge
|
Taux
|
6-11
|
99.5%
|
6-16
|
99.1%
|
12-18
|
81.2%
|
Source : statistiques scolaires, Ministère de l'éducation,
Tunisie
Ceci se réfère à la première fonction, mais qu’en est-il
de la deuxième fonction ? C'est-à-dire celle de former l’élite, le Système éducatif tunisien a permis l’émergence d’une élite dans tous les domaines que de nombreux pays nous envient .
Telles sont les grandes lignes de la politique éducative en Tunisie
depuis l’indépendance, Je voudrais, si vous le permettez, développer la
question et l’analyser davantage, car si les grands choix sont restés à peu
près les mêmes depuis 1958 jusqu’à nos jours, les politiques éducatives ont
changé dans le détail en rapport avec notre centre d’intérêt.
Pour schématiser, très grossièrement, on pourrait distinguer deux
grandes étapes : Une première étape de 1958 à 1991 : massification mais
canalisation des flux par la mise en place de plusieurs filtres (verrous) et
plusieurs voies de garage ; et une deuxième étape depuis 1991 marquée par la
consolidation de la massification et le déverrouillage.
La première étape de 1958 à 1991 : massification mais canalisation
des flux par la mise en place de plusieurs filtres (verrous) et plusieurs voies
de garage.
Le système qui a été conçu pour remplir la première mission tout en
cherchant à bien réaliser la deuxième mission, a fonctionné selon le schéma
suivant :
§
Au départ : Tous les enfants scolarisables sont accueillis à l’école primaire,
mais le parcours qu’ils ont à faire est plein d’embuches, d’obstacles et de
filtres (chaque filtre élimine une partie des élèves et les empêche de
poursuivre leur parcours).
A la fin du cycle
primaire, l'élève rencontre deux filtres ou si vous voulez deux premiers
obstacles.
Le premier filtre est le concours
d’entrée en première année de l’enseignement secondaire et moyen. Ce premier
obstacle lui est arrivé de laisser au bord de la route jusqu'à 70% des élèves et
même plus, dont plusieurs redoublent et d’autres abandonnent tout simplement
l’école.
Le deuxième filtre : l’enfant qui
réussit le concours n’est pas pour autant sorti de l’auberge, un deuxième
filtre l’attend immédiatement après, c’est la première orientation. Les enfants
sont alors triés, non en fonction de leurs résultats au concours mais en
fonction de leur âge :
-
1/3 sont dirigés vers une voie courte, c’est ce
qu’on appelait l’enseignement moyen puis professionnel, qui s’arrête après 3 ans d'études par le brevet de l’enseignement moyen (général, commercial et
industriel)
-
2/3 poursuivent l’enseignement secondaire (qui dure
6 ans au début de l’indépendance et puis 7 ans à partir de 1968).
Au niveau de
l'enseignement secondaire , l'élève doit aussi faire face à de nouveaux obstacles et de
nouveaux filtres.
Le troisième
filtre : survient à la fin de la première année
secondaire (tronc commun), les élèves sont orientés selon leurs résultats et
leurs désirs vers trois options ou filières :
- l’option secondaire générale qui conduit au baccalauréat, et puis à l’enseignement
supérieur qui accueille la majorité des élèves (70 %). C’est la filière de l’élite
- l’option secondaire économique
(17%)
- l’option secondaire technique ou industrielle (13%)
Pour ces deux dernières options les études se terminent à la fin de la 6ème
année secondaire par un diplôme de technicien.
§ Le quatrième filtre est l’examen du bac qui lui arrivait de laisser dans certaines sessions 70% des élèves sur la touche.
Voilà donc, les
différents filtres et les différentes canalisations qui font qu’enfin de compte seule une faible proportion d’élèves qui entraient à l’école primaire prenait le
départ pour le podium de l’élite.
Avant de passer à la 2ème étape, il faudrait signaler que le
schéma que je viens de présenter a connu quelques aménagements au cours des
années 80. J’en citerai deux :
§
On a procédé à un léger desserrement du verrou du
diplôme de technicien, en créant une classe de 7ème spéciale pour
permettre aux lauréats des sections courtes, industrielle et économique, de
poursuivre des études universitaires.
§
La création d’établissements secondaires pour
l’élite. Je veux parler ici des lycées pilotes. L’expérience
avait commencé à la rentrée scolaire 1983/84[4], avec deux
établissements : le premier (le lycée pilote Bourguiba) qui s’installa dans
les locaux de l’ancien lycée Carnot, assure l’enseignement de toutes les
matières scientifiques et techniques en français. Le deuxième c’est le lycée
pilote de l’Ariana, qui devrait assurer les cours des disciplines scientifiques et techniques
en langue anglaise.
Une deuxième étape, la
réforme de 1991 et la réforme de 2002 : maintien du cap de la
démocratisation et déverrouillage du système
Avec la deuxième réforme de 1991 et puis la réforme de 2002, on assiste à
trois grandes mesures qui vont dans le sens de la massification et de la
démocratisation de l’enseignement.
La 1ère mesure est l’allongement de la durée de la scolarisation obligatoire jusqu’à l’âge de 16 ans au lieu de 12 ans (loi
de 1958)
La 2ème mesure est l’instauration de l’enseignement de
base d’une durée de 9 ans.
Avec cette mesure on a fait sauter les deux premiers verrous : le
concours d’entrée en 1ère année de l’enseignent secondaire et
l’orientation d’une partie des élèves vers l’enseignement moyen, puisque cette
filière a disparu avec la nouvelle réforme. Le résultat immédiat de ces deux
mesures est l’afflux massif vers l’enseignement post primaire. En 2014 - 2015,
98 .95% des élèves sont passés de la classe de 6ème
à la 7ème (nous avons vu que ce taux oscillait 20% et 45% ).
La troisième mesure est l’unification de l’enseignement
secondaire par la disparition de l’enseignement secondaire court (les filières
commerciale, industrielle), avec cette dernière mesure, tous les élèves qui
entameront les études secondaires seront amenés à préparer le bac. (Attention
pas tous , car en cours de route plusieurs élèves abandonnent les bancs de l'école )
Parallèlement à ces mesures qui visent
la massification et l’unification du parcours pour tous, la réforme de 1991 a
mis en place un verrou à la fin de l’enseignement de base (9ème année), un
verrou qu’elle a voulu fort et sélectif en tablant sur un taux de réussite
entre 30 et 40%. On prend pour preuve la décision de ne pas introduire le
principe de rachat dans cet examen (ce fut un cas unique dans l’histoire des
examens en Tunisie).
Mais ce verrou ne résista pas longtemps.
L’absence de solutions efficaces pour ceux qu’on a laissés à l’arrêt de la 9ème
année, le départ de l’équipe qui a conçu la réforme, l’interférence du
politique et de l’éducation, en sont pour beaucoup dans la suppression du
DFEEB.
La réforme de 2002 finit par faire
sauter ce dernier verrou, le DFEEB devient facultatif et l’entrée au lycée se
fait désormais en fonction des résultats des contrôles internes faits par les
professeurs de la classe. Le taux de passage pour la 1ère année de
l’enseignement secondaire explose. En 2014-2015 on a enregistré un taux
d’environ 90 % (87% plus exactement).
Mais au fait comment alors, le système
a-t-il pu préparer la voie pour former les élites depuis l’abandon des
filtres ? Deux mécanismes sont actionnés simultanément :
§ Le mécanisme des lycées pilotes qui ont vu leur nombre s’accroître, il s’est généralisé dans toutes les
régions (il y en a un dans chaque région). En 2015/2016, les lycées pilotes
comptaient 10130 élèves sur un total de 424051 élèves inscrits au secondaire,
ce qui représente environ 2.4%. Pour l’année scolaire 2017 - 18 : les
élèves de la 9ème année de l’enseignement de base vont concourir
pour 3175 places réparties sur 23 lycées pilotes à travers le pays. Depuis
2008 le réseau des institutions pilotes est renforcé par des collèges pilotes.
L’accès à ces institutions pilotes se fait par voies de concours.
§ Le deuxième mécanisme est le mécanisme
de l’orientation scolaire et de l’orientation universitaire qui font le tri et canalisent les flux et hiérarchisent les filières et
les baccalauréats. Certains baccalauréats se trouvent exclus de fait des voies
qui mènent vers l’élite.
Ces deux mécanismes (filières des établissements pilotes et orientation)
font l’objet de critiques plus ou moins fondées qui proviennent de toutes
parts, mais c’est là un autre débat qui mérite d’être fait.
Voila donc pour la deuxième et la troisième réforme. Mais je ne peux pas
clore mon intervention sans dire quelques mots sur l’éventuelle prochaine
réforme. Les annonces que nous avons pu suivre dans le livre blanc paru en
2016, ou encore le projet de la nouvelle loi de l’enseignement font état d’un
retour à une situation qui rappelle les années qui ont précédé la réforme de
1991 avec la restauration des filtres. Est-ce vraiment la solution pour former
les élites ? Personnellement, j’en doute fort, car comme le dit Nathalie
MONS, professeur en sciences de l’éducation à l’université Pierre Mendès France
de Grenoble et expert auprès de l’OCDE pour le programme d’évaluation
internationale Pisa « la production d’une élite scolaire ne s’acquiert pas
par le sacrifice des élèves en difficultés. L’excellence semble au contraire se
développer dans un contexte où la majorité des élèves ont un niveau scolaire
soutenu ... »
C’est par cette citation que je conclus cette intervention. Je vous
remercie pour votre attention.
Mongi Akrout, & Abdessalem Bouzid, Inspecteurs généraux de
l'éducation retraités
Tunis, Novembre 2019
[1]
Nathalie Mons, « Doit-on sélectionner ou former
les élites scolaires », Revue internationale d’éducation de
Sèvres. En ligne 33 I septembre 2005, mis en ligne le 17 novembre 2011,
consulté le 8 avril 2017, URL : http://ries.revues:org/1299.
[2]
« Ahmad Bey … a toujours manifesté une grande admiration à Napoléon
Bonaparte, et dont l’histoire et la vie, traduite à sa demande constituait,
ainsi que les Prolégomènes de Ibn Khaldûn, les livres de chevet » B.Diyâf,
Tunis, 1963, IV, pp 179. Cité par Tlili, opt cité, p504.
[4]
Les deux établissements ont été créés sur la base de la loi 113 -1983 du 30 octobre 1983 relative à la loi de
finances pour l’année 1984 ; JORT N° 86 du 30 décembre 1983.
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