lundi 2 décembre 2019

La mission de l’école publique tunisienne entre l’enseignement de masse et la préparation et la formation d’une élite




Hédi Bouhouch
Le blog pédagogique présente cette semaine le texte d'une communication qui porte sur la mission de l'école tunisienne et son évolution depuis l'école militaire du Bardo et l'école Sadikienne jusqu'à nos jours. La communication  s'intéresse surtout à la dualité entre deux objectifs  de l'école qui sont la formation de l'élite ou démocratiser l'enseignement ,ou est-ce que l'école tunisienne d'aujourd'hui peut assurer la réalisation des deux objectifs?
P.S - Cette communication a été donnée  devant des étudiants de l'Institut Supérieur de Comptabilité et d'Administration des Entreprises de Tunis (ISCAE) en avril 2017 qui participent au  concours " Ma ville à l'horizon 2040".



Pourquoi l’école a-t-elle été créée ? Est-ce pour assurer un enseignement à tout le monde ou bien pour former une élite ? C’est là une question relativement récente elle commençait à être posée à l’école depuis le vingtième siècle, car aux premiers temps cette question ne se posait pas,  l’école était destinée à former l’élite ?  Mais aujourd’hui il y a un débat, non pas pour savoir si la mission de l’école était d’assurer une formation pour tous ou de consacrer ses efforts pour former une élite, mais plutôt est-ce qu’elle peut assurer les deux fonctions simultanément avec le même bonheur et avec la même réussite.
je  vais  essayer - aujourd’hui - avec vous-  de parler  de l’histoire de notre école  ou de notre système éducatif , en rapport  avec la  question  que nous venons de poser  .
Mais pour commencer, je pense qu’il est nécessaire de présenter l’état de la question à propos de la formation des élites, pour faire très simple, je dirais qu’on est en présence de deux approches :
1)   La première, l’approche malthusienne, se base sur la sélection d’un groupe restreint selon des critères stricts et sévères sur lequel on concentre tous les efforts pour en faire l’élite. Selon ses partisans c’est une méthode efficace et moins coûteuse.
2)   La deuxième, l’approche égalitariste, veut donner la chance au plus grand nombre d’élèves  sans exclusion, les partisans  de cette approche  la  défendent  pour des raisons idéologiques, mais pas uniquement, pour eux les chances qu’un SE aura pour former des élites augmentent proportionnellement avec le nombre d’élèves qui poursuivront leurs études à l’extrême, donc il a tout intérêt à la massification de la scolarisation.
Pour ceux qui s’intéressent à la question je leur recommande un excellent article intitulé : « Doit-on sélectionner ou former les élites scolaires, une comparaison internationale des politiques éducatives » in Revue internationale d’éducation de Sèvres n °33 (septembre 2005)[1]

Après cette brève parenthèse, voyons comment notre système éducatif a-t- il traité cette question  à travers les différentes époques ? Pour cela nous avons distingué 3 périodes :
1)   La période précoloniale 1837 - 1881 qui était marquée par l’enseignement d’élite et une absence totale de l’idée de généralisation de l’enseignement.
2)   La période coloniale 1881- 1956 qui fut marquée par l’absence de l’une et de l’autre.
3)   La période de l’indépendance qui fut marquée par une politique éducative qui revendique les deux fonctions en même temps (scolarisation de tous les enfants et formation de l’élite)
Nous allons maintenant développer tout cela en insistant particulièrement sur la troisième période.

La première période : avant l’instauration du protectorat français 1837 - 1881  
Au cours de cette période, l’option des beys de Tunis était claire, il s’agissait pour les premieres réformes de l’éducation de former une élite capable de diriger le pays et de promouvoir son développement, et c’est pour cela que furent créées les deux premières écoles modernes tunisiennes au XIXème siècle, il s’agit :
-         De l’école militaire ou l’école polytechnique du Bardo fondée en 1837 par Ahmed Bey[2] qui régna entre 1837 et 1855, cette école avait pour mission de « former les officiers de l’armée et les fonctionnaires de l’administration dont le pays a besoin selon une formation moderne[3] ».
L’école très sélective recrutait ses élèves dans une sphère très réduite, celle de la classe dirigeante et de la cour (Emirs, fils de mamelouks, quelques élus issus des grandes familles tunisoises proches du palais). Elle a fourni à l’état une élite qui allait diriger le pays comme le Ministre Khair-Eddine, les généraux Rostom et Hussein.

-         Le collège Es- Sadiki fondé par Khair-Eddine en janvier 1875 est appelé du nom du Bey de l’époque « Mohamad As-Sâdiq Bey ». Le collège Es-Sadiki fut moins sélectif que l’école militaire du Bardo.  Cette première école moderne civile dans le système éducatif tunisien était ouverte à des jeunes d’origines sociales diverses et provenant de toutes les régions du pays. L’effectif scolaire était constitué de 150 boursiers dont 50 pensionnaires et 100 demi-pensionnaires, tous nourris au collège aux frais du gouvernement… Entre 1875 et 1880, le collège a contribué à la formation de 120 élèves dont 20 ont été chargés de hautes fonctions… En 1879 vingt Sâdiqiens ont été admis au fameux lycée saint Louis de Paris pour y suivre les cours préparatoires à l’école Centrale.»
§  La deuxième période : l’époque du protectorat français
Pour cette période, la question était simple aussi. Il n’était question ni de massification de la scolarisation ni encore moins de former une élite tunisienne qui risque de menacer l’existence du protectorat. Pour le représentant des colons en Tunisie (Victor De Carnières), l’enseignement que l’autorité coloniale devrait assurer aux enfants musulmans est un enseignement qui exclut toute mixité entre les deux communautés et qui doit être centré sur la formation d’ouvriers pour les agriculteurs français, de petits commis (scribes et interprètes), et de quelques instituteurs.
Cette politique éducative fut dénoncée par les nationalistes tunisiens qui ont fait, depuis le début de la généralisation de l'enseignement primaire moderne et de l’encouragement de la jeunesse tunisienne à poursuivre l'enseignement secondaire et l'enseignement technique, leurs principales revendications, avant même les revendications politiques.
§  La troisième période : l’époque de la Tunisie indépendante
Contrairement aux deux périodes antécédentes, la politique éducative de la Tunisie indépendante avait fait le choix de poursuivre les deux objectifs simultanément : massification et formation d’une élite.
Aujourd’hui les faits sont là. La Tunisie, nul ne peut le nier, a réussi son double pari :
Un : celui de garantir l’éducation pour tous.
Deux : celui de se doter d’une élite respectable.
Pour la massification de l’éducation et de l’instruction, la loi de 1958 sur l’enseignement, avait :
-         décrété le droit d’accès à l’éducation et à l’instruction pour tous les enfants à partir de l’âge de six ans,
-         institué l’enseignement obligatoire entre 6 et 12 ans,
-          et elle a enfin décrété la gratuité de l’enseignement à tous les degrés.
Le bilan est éloquent. La généralisation de la scolarisation, qui était l’une des revendications du mouvement national à l’époque du protectorat, est devenue l’un des objectifs de la 1ère réforme de 1958. En effet, au cours des premières années de l’indépendance, les nouveaux dirigeants étaient devant deux choix : ou bien répondre aux attentes et aux désirs des citoyens et prendre les mesures nécessaires pour garantir la scolarisation de tous les enfants en âge d’être scolarisés, ou bien temporiser et  attendre, surtout  que les  besoins étaient énormes et les moyens ( locaux et cadres enseignants qualifiés) étaient limités.
A la fin, le choix qui fut retenu était de répondre aux attentes de la population, et d’accélérer la scolarisation du plus grand nombre d’enfants en âge de l’être, malgré la modestie des moyens disponibles à l’époque.
Trois ans après le lancement du premier plan décennal du développement éducatif 1959 - 60 à l’année scolaire 1968- 69 ;   le pays a réussi à scolariser environ 60% des enfants scolarisables (57.18 % au cours de l’année scolaire 1961/62).
Au cours de l’année scolaire 2015 - 2016 les taux de scolarisation sont proches de 100% pour les 6 - 16 ans. (voir tableau ci-dessous).

tranche d’âge
Taux
6-11
99.5%
6-16
99.1%
12-18
81.2%
Source : statistiques scolaires, Ministère de l'éducation, Tunisie

Ceci se réfère à la première fonction, mais qu’en est-il de la deuxième fonction ? C'est-à-dire celle de former l’élite, le Système éducatif tunisien a permis l’émergence d’une élite dans tous les domaines que de nombreux pays nous envient .
Telles sont les grandes lignes de la politique éducative en Tunisie depuis l’indépendance, Je voudrais, si vous le permettez, développer la question et l’analyser davantage, car si les grands choix sont restés à peu près les mêmes depuis 1958 jusqu’à nos jours, les politiques éducatives ont changé dans le détail en rapport avec notre centre d’intérêt. 
Pour schématiser, très grossièrement, on pourrait distinguer deux grandes étapes : Une première étape de 1958 à 1991 : massification mais canalisation des flux par la mise en place de plusieurs filtres (verrous) et plusieurs voies de garage ; et une deuxième étape depuis 1991 marquée par la consolidation de la massification et le déverrouillage.
La première étape de 1958 à 1991 : massification mais canalisation des flux par la mise en place de plusieurs filtres (verrous) et plusieurs voies de garage.
Le système qui a été conçu pour remplir la première mission tout en cherchant à bien réaliser la deuxième mission, a fonctionné selon le schéma suivant : 
§   Au départ : Tous les enfants scolarisables sont accueillis à l’école primaire, mais le parcours qu’ils ont à faire est plein d’embuches, d’obstacles et de filtres (chaque filtre élimine une partie des élèves et les empêche de poursuivre leur parcours).
A la fin du cycle primaire, l'élève rencontre deux filtres ou si vous voulez deux premiers obstacles.
Le premier filtre est le concours d’entrée en première année de l’enseignement secondaire et moyen. Ce premier obstacle lui est arrivé de laisser au bord de la route jusqu'à 70% des élèves et même plus, dont plusieurs redoublent et d’autres abandonnent tout simplement l’école.
Le deuxième filtre : l’enfant qui réussit le concours n’est pas pour autant sorti de l’auberge, un deuxième filtre l’attend immédiatement après, c’est la première orientation. Les enfants sont alors triés, non en fonction de leurs résultats au concours mais en fonction de leur âge :
-         1/3 sont dirigés vers une voie courte, c’est ce qu’on appelait l’enseignement moyen puis professionnel, qui s’arrête après 3 ans d'études  par le brevet de l’enseignement moyen (général, commercial et industriel)
-         2/3 poursuivent l’enseignement secondaire (qui dure 6 ans au début de l’indépendance et puis 7 ans à partir de 1968).

Au niveau de l'enseignement secondaire , l'élève doit aussi faire face à de nouveaux obstacles et de nouveaux filtres.   
Le troisième filtre : survient à la fin de la première année secondaire (tronc commun), les élèves sont orientés selon leurs résultats et leurs désirs vers trois options ou filières :
- l’option secondaire générale qui conduit au baccalauréat, et puis à l’enseignement supérieur qui accueille la majorité des élèves (70 %).  C’est la filière de l’élite
 - l’option secondaire économique (17%)
- l’option secondaire technique ou industrielle (13%)
Pour ces deux dernières options les études se terminent à la fin de la 6ème année secondaire par un diplôme de technicien.
§  Le quatrième filtre  est l’examen du bac qui lui arrivait de laisser dans certaines sessions 70% des élèves sur la touche.
 Voilà donc, les différents filtres et les différentes canalisations qui font qu’enfin de compte seule  une faible proportion d’élèves qui entraient à l’école primaire prenait le départ pour le podium de l’élite.
Avant de passer à la 2ème étape, il faudrait signaler que le schéma que je viens de présenter a connu quelques aménagements au cours des années 80. J’en citerai deux :
§  On a procédé à un léger desserrement du verrou du diplôme de technicien, en créant une classe de 7ème spéciale pour permettre aux lauréats des sections courtes, industrielle et économique, de poursuivre des études universitaires.
§  La création d’établissements secondaires pour l’élite. Je veux parler ici des lycées pilotes. L’expérience avait commencé à la rentrée scolaire 1983/84[4], avec deux établissements : le premier (le lycée pilote Bourguiba) qui s’installa dans les locaux de l’ancien lycée Carnot, assure l’enseignement de toutes les matières scientifiques et techniques en français. Le deuxième c’est le lycée pilote de l’Ariana, qui devrait assurer les cours  des disciplines scientifiques et techniques en  langue anglaise.
Une deuxième étape, la réforme de 1991 et la réforme de 2002 : maintien du cap de la démocratisation et déverrouillage du système
Avec la deuxième réforme de 1991 et puis la réforme de 2002, on assiste à trois grandes mesures qui vont dans le sens de la massification et de la démocratisation de l’enseignement.
La 1ère mesure est l’allongement de la durée de la scolarisation obligatoire jusqu’à l’âge de 16 ans au lieu de 12 ans (loi de 1958)
            La 2ème mesure est l’instauration de l’enseignement de base d’une durée de 9 ans.
Avec cette mesure on a fait sauter les deux premiers verrous : le concours d’entrée en 1ère année de l’enseignent secondaire et l’orientation d’une partie des élèves vers l’enseignement moyen, puisque cette filière a disparu avec la nouvelle réforme. Le résultat immédiat de ces deux mesures est l’afflux massif vers l’enseignement post primaire. En 2014 - 2015, 98 .95%  des élèves sont passés de la classe de 6ème à la 7ème (nous avons vu que ce taux oscillait 20% et 45% ).
La troisième mesure est l’unification de l’enseignement secondaire par la disparition de l’enseignement secondaire court (les filières commerciale, industrielle), avec cette dernière mesure, tous les élèves qui entameront les études secondaires seront amenés à préparer le bac. (Attention pas tous , car en cours de route plusieurs élèves abandonnent les bancs de l'école )
Parallèlement à ces mesures qui visent la massification et l’unification du parcours pour tous, la réforme de 1991 a mis en place un verrou à la fin de l’enseignement de base (9ème année), un verrou qu’elle a voulu fort et sélectif en tablant sur un taux de réussite entre 30 et 40%. On prend pour preuve la décision de ne pas introduire le principe de rachat dans cet examen (ce fut un cas unique dans l’histoire des examens en Tunisie).
 Mais ce verrou ne résista pas longtemps. L’absence de solutions efficaces pour ceux qu’on a laissés à l’arrêt de la 9ème année, le départ de l’équipe qui a conçu la réforme, l’interférence du politique et de l’éducation, en sont pour beaucoup dans la suppression du DFEEB.
La réforme de 2002 finit par faire sauter ce dernier verrou, le DFEEB devient facultatif et l’entrée au lycée se fait désormais en fonction des résultats des contrôles internes faits par les professeurs de la classe. Le taux de passage pour la 1ère année de l’enseignement secondaire explose. En 2014-2015 on a enregistré un taux d’environ 90 %   (87% plus exactement).
Mais au fait comment alors, le système a-t-il pu préparer la voie pour former les élites depuis l’abandon des filtres ? Deux mécanismes sont actionnés simultanément :
§  Le mécanisme des lycées pilotes qui ont vu leur nombre s’accroître, il s’est généralisé dans toutes les régions (il y en a un dans chaque région). En 2015/2016, les lycées pilotes comptaient 10130 élèves sur un total de 424051 élèves inscrits au secondaire, ce qui représente environ 2.4%. Pour l’année scolaire 2017 - 18 : les élèves de la 9ème année de l’enseignement de base vont concourir pour 3175 places réparties sur 23 lycées pilotes à travers le pays. Depuis 2008 le réseau des institutions pilotes est renforcé par des collèges pilotes. L’accès à ces institutions pilotes se fait par voies de concours.
§  Le deuxième mécanisme est le mécanisme de l’orientation scolaire et de l’orientation universitaire qui font le tri et canalisent les flux et hiérarchisent les filières et les baccalauréats. Certains baccalauréats se trouvent exclus de fait des voies qui mènent vers l’élite.
Ces deux mécanismes (filières des établissements pilotes et orientation) font l’objet de critiques plus ou moins fondées qui proviennent de toutes parts, mais c’est là un autre débat qui mérite d’être fait.
Voila donc pour la deuxième et la troisième réforme. Mais je ne peux pas clore mon intervention sans dire quelques mots sur l’éventuelle prochaine réforme. Les annonces que nous avons pu suivre dans le livre blanc paru en 2016, ou encore le projet de la nouvelle loi de l’enseignement font état d’un retour à une situation qui rappelle les années qui ont précédé la réforme de 1991 avec la restauration des filtres. Est-ce vraiment la solution pour former les élites ? Personnellement, j’en doute fort, car comme le dit Nathalie MONS, professeur en sciences de l’éducation à l’université Pierre Mendès France de Grenoble et expert auprès de l’OCDE pour le programme d’évaluation internationale Pisa « la production d’une élite scolaire ne s’acquiert pas par le sacrifice des élèves en difficultés. L’excellence semble au contraire se développer dans un contexte où la majorité des élèves ont un niveau scolaire soutenu ... »
C’est par cette citation que je conclus cette intervention. Je vous remercie pour votre attention.

Mongi Akrout, & Abdessalem Bouzid, Inspecteurs généraux de l'éducation retraités
Tunis, Novembre 2019


















[1] Nathalie Mons, « Doit-on sélectionner ou former les élites scolaires », Revue internationale d’éducation de Sèvres. En ligne 33 I septembre 2005, mis en ligne le 17 novembre 2011, consulté le 8 avril 2017, URL : http://ries.revues:org/1299.
[2] « Ahmad Bey … a toujours manifesté une grande admiration à Napoléon Bonaparte, et dont l’histoire et la vie, traduite à sa demande constituait, ainsi que les Prolégomènes de Ibn Khaldûn, les livres de chevet » B.Diyâf, Tunis, 1963, IV, pp 179. Cité par Tlili, opt cité, p504.
[3]  Voir B.Tlili . Opt cité p 447
[4] Les deux établissements ont été créés sur la base de la loi 113 -1983  du 30 octobre 1983 relative à la loi de finances pour l’année 1984 ; JORT N° 86 du 30 décembre 1983.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire