lundi 9 décembre 2019

Quelle école pour les tunisiens sous le protectorat: trois visions différentes


Hédi Bouhouch
Nous présentons cette semaine trois extraits  de trois documents qui remontent  au début du XXème siècle , le premier extrait revient à Louis Machuel  le premier directeur de l'enseignement public et le deuxième revient à son successeur Sébastien Charletty, le troisième extrait est de la plume de  Khairallah ben Mustapha .

 L'un des représentant du mouvement jeunes tunisiens  .nous avons choisi ces trois extraits  parce ils traitent la même question : Quelle école pour la Tunisie  sous le protectorat , les deux premiers extraits  expriment deux visions opposées, la première ,très volontariste(  humaniste), veut instaurer en Tunisie une école unique et un même enseignement pour tous les enfants quelle que soit leur communauté et la deuxième , sectaire , pour ne pas ségrégationniste veut mettre en place deux écoles parallèles, une école qui donne en enseignement de premiers choix pour les enfants des colons, et une école qui donne une formation de second choix  pour les enfants indigènes. Le troisième extrait qui exprime la position du mouvement jeunes tunisiens qui se rapproche de celle portée et défendue par Machuel ; elle milite pour une école qui regroupe les enfants de toutes les nationalités et où l'enseignement se fait en français  et où l(enfant tunisien apprend sa langue maternelle: l'arabe littéraire qui fait partie de sa personnalité et son entité.


Le premier extrait: extrait discours du Directeur de l'Enseignement  ( Louis Machuel)  en février 1904, à l’occasion de l'inauguration solennelle du groupe des écoles primaires supérieures de Sfax par M. Mougeot, Ministre de l'Agriculture du Gouvernement français et le Résident général, M. Stephen Pichon.

Le gouvernement veut que tous les enfants de ce pays, sans distinction de nationalité ni de culte, reçoivent une instruction et une éducation uniformes

L'auteur
Louis Machuel est né en Algérie en 1848 , il a appris le coran  dans le Kuttab  ,  et a étudié la langue arabe , il est devenu l’un des spécialistes de la pédagogie de l’enseignement de la langue arabe , il avait effectué une mission d’étude en Tunisie en 1880  sur la grande mosquée et l’école Sadiki ; Machuel adhère aux idées   républicaines de Jules Ferry , ministre français de l’instruction publique français de l’époque , Machuel était partisan d’une école laïque qui regroupe les enfants indigènes et les enfants européens sans distinction , où l’on enseignera la langue arabe aux enfants européens et la langue française aux enfants tunisiens afin de faciliter le rapprochement , l’entente et l’association , Nommé directeur de l'instruction publique  en 1883,il restera à sa tête jusqu’à l’âge de la retraite en 1908 , il est décédé en 1922  et enterré dans le cimetière de Maxula Rades selon ses vœux.

l'extrait.

il  «( le gouvernement ) veut que tous les enfants de ce pays, sans distinction de nationalité ni de culte, reçoivent une instruction et une éducation uniformes, capables de les rapprocher chaque jour davantage! au lieu de les diviser, de créer et d'entretenir chez eux un même courant d'idées, de les habituer enfin, par le respect réciproque de leurs croyances et la neutralité indéniable de leurs maîtres dans les questions religieuses, à la pratique des plus hautes vertus sociales, je veux dire la tolérance et la solidarité.
Monsieur le Ministre, souffre que je vous en retrace brièvement l'organisation, puisqu'aussi bien j'en suis l'artisan responsable depuis ses débuts, déjà lointains, jusqu'à l'heure actuelle. Les principes qui ont présidé à cette œuvre de longue haleine peuvent se résumer ainsi : mettre autant que possible l’enseignement primaire élémentaire à la portée de tous en créant des écoles partout où le besoin s'en fait sentir; organiser dans les grands centres l’enseignement primaire supérieur ; établir solidement dans la capitale les études secondaires pour les deux sexes. Tel est le programme que nous avons fidèlement suivi depuis plus de vingt ans. II y a présentement nos écoles, en effet, sont largement ouvertes à tous les enfants, quelle que soit leur nationalité : français, italiens, maltais, indigènes, y sont assis sur les mêmes bancs, sous une discipline et sous une sollicitude commune . Les indigènes musulmans sont désireux d'apprendre notre langue, de connaître notre civilisation, de se pénétrer de nos idées; et, croyez, bien, M. le Ministre, que ce n'est pas sans profit pour notre influence ni pour nos intérêts. Certes, il est facile d'avancer que l'instruction, que nous leur donnons peut offrir des inconvénients : les maintenir dans l'obscurantisme, on aurait de bien plus grands encore et ce n'est pas devant des représentants du parlement français qu'on oserait avancer qu'il est mauvais d'appeler les intelligences vers la lumière.»

Le deuxième Extrait  tiré d'une communication présentée par S.Charléty au congrès de Paris en 1908

L'école franco-arabe, ..., signifie non pas une école où les élèves français et arabes sont mêlés, mais une école où les arabes  apprennent le français

L'auteur
bastien Charléty (1867-1945), professeur d’histoire à l’université de Lyon , nommé inspecteur général de l'Enseignement professionnel en Tunisie en  janvier 1908[1]   , il  succéda  Louis Machuel  au mois d'octobre1908[2] et devient directeur de l'instruction publique et des Beaux-Arts à Tunis  de 1908 et 1919.
le départ de L .Machuel à la retraite, et l’arrivée de son successeur Sébastien charléty à la tête de la direction de l’instruction publique ; c’était beaucoup plus qu’un changement de personne ; c’est une nouvelle vision très proche de la vision des prépondérants ; d’ailleurs, la nomination de Charléty fut saluée par ces derniers qui rejettent le principe d’assurer la scolarisation des enfants tunisiens  sur le modèle français, et surtout l’idée de les intégrer dans les écoles françaises, pour partager les mêmes bancs avec les jeunes européens.


«L'école franco-arabe, c'est l'école primaire, créée et administrée par le gouvernement du Protectorat; son nom, un peu équivoque, signifie non pas une école où les élèves français et arabes sont mêlés, mais une école où les Arabes reçoivent l'enseignement français. Il arrive souvent que, dans la pratique, des enfants européens et indigènes y soient assis côte à côte; mais ce fait, qui a provoqué et provoque encore des considérations en sens divers, n'est pas à retenir dans la présente discussion.
Je ne considère ici, pour la commodité et la clarté de l'exposition, l'école franco-arabe que pour ce qu'elle est en réalité dans nombre de cas, à Tunis, à Bizerte, au Kef à Kairouan, à Sousse, à Sfax : une école primaire indigène… L'école primaire indigène  qui a reçu tout d'abord, sans modifications appréciables, les programmes et les cours d'études de l'école de France. Mais cette institution, transplantée, comme il était naturel s'anémia. En présence des difficultés résultant de la variété des aptitudes et de l'âge des élèves, de leur assiduité médiocre et surtout de la nécessité d'apprendre aux élèves à parler la langue dans laquelle l'enseignement serait donné, le maître dut réduire sensiblement son programme; il n'en subsiste guère que le français et l'arithmétique!
 Le certificat d'études eut beau s'enrichir d'autres épreuves, elles restèrent ignorées ou inaccessibles. Et le résultat fut que, sauf dans les centres suffisamment européens où l'occasion se rencontre fréquente d'utiliser le langage des Français, les élèves ont vite oublié ce qu'ils avaient appris. Tout enseignement a, certes, un déchet considérable; mais il laisse dans l'esprit qui l'a reçu une empreinte de quelque profondeur. L'enseignement qui se borne à l'étude élémentaire d'une langue, qui tend, par là, à devenir purement formel et grammatical, ne laisse, ... — je n'ose dire rien — mais je puis dire (si j'en crois bien des confidences attristées de maîtres dévoués) qu'il laisse bien peu de chose.
Le premier problème est donc de donner à l'enseignement primaire indigène la substance qui lui manque, qui survivra aux oublis nécessaires et au déchet fatal. On ne la trouvera qu'en l'imprégnant, en le pénétrant d'un esprit nouveau. L'examen continuel et pourtant méthodique, l'observation raisonnée des réalités où se meut l'enfant indigène,… C'est l'esprit scientifique qui doit dominer dans l'enseignement à donner aux indigènes ». Si élémentaire soit elle, l'instruction scientifique peut seule, ajoutait-il, préparer l'enfant à recevoir l'enseignement professionnel » Charléty  au congrès de Paris  de 1908  , p  270-  275.

Le troisième extrait tiré rapport que  Khairallah ben Mustapha  présenta  au congrès de l’Afrique du nord de Paris en 1908 

L'auteur
Khairallah Ben Mustapha ( 1867-1965) fils d’un ancien haut fonctionnaire proche de Khair-Eddine, fit ses étude au collège Sadiki et à l’école normale al Alaoui , connu pour ses compétences pédagogiques  et ses méthodes pour l’enseignement de la langue arabe , il fut un des membres  du mouvement réformiste tunisien , journaliste au journal francophone  le Tunisien , interprète auprès des tribunaux , il est aussi parmi les fondateur de la Khaldounia , de l'association des anciens sadikiens et membre du mouvement des Jeunes Tunisiens  avec A.Zaouche , Ali Bach Hamba, Mohamed Lasram, il présenta au congrès de l’Afrique du Nord de Paris en 1908  un rapport remarquable sur l’enseignement des indigènes en Tunisie ( publié à Tunis en 1910), il fonda la première école coranique moderne  totalement arabisée mais où on apprend le français.

L'extrait
 «   Si donc l'école primaire française ne donne pas satisfaction à la société musulmane, quel genre d'école veut-elle? Non celle ainsi par la Direction de l'Enseignement, parce que plus particulièrement fréquentée par des élèves musulmans; mais celle où indigènes et européens doivent se rencontrer pour apprendre, dès l'enfance, à se connaître et à sympathiser, à la faveur de cette vérité qu'un peuple est vraiment supérieur à un autre par son éducation et non par sa force ou sa richesse, sa nationalité ou sa religion ».
Le programme de cette école doit tenir compte de ce vœu de toute la partie éclairée de la société musulmane de ce pays, vœu qui s'exprime et se résume en cette formule : instruire en français, enseigner la langue arabe.
-Instruire en français, parce que l'enfant indigène qui veut s'asseoir sur les mêmes bancs que l'enfant européen ne peut logiquement demander qu'on instruise tout le monde dans sa langue ; parce qu'il a grand intérêt à rapprocher sa mentalité de celle de son protecteur; parce qu'enfin, quand il est en contact avec l'Européen, il n'y a pas pour lui un autre moyen de lutter sur le terrain économique et de conserver sa place dans son propre pays.
Enseigner la langue arabe, c'est-à-dire l'arabe littéraire, parce que l'indigène le considère comme le complément de son individualité qu'il tient à ne pas perdre; comme l'instrument de sa religion à laquelle il est et veut rester attaché; comme le lien qui l'unit tant au passé dont il a lieu d'être fier, qu'au monde musulman avec lequel il n'a nullement l'intention de rompre; comme enfin, le moyen de se maintenir dans le milieu auquel il appartient par treize siècles de traditions et dont il ne saurait se séparer, sans risquer de rester comme désaxé et désorienté, entre les deux sociétés arabe et française, objet du mépris de l'une et de la défiance de l'autre.
 «Il sait bien que cet arabe littéraire est en retard sur les langues européennes et qu'il s'est atrophié par défaut de culture, et non parce que c’est une langue à déclinaisons; mais il sait aussi que, depuis quelque temps, cet arabe a déjà brûlé bien des étapes dans certains pays, comme les Indes, la Syrie, l'Egypte : et qu'il possède une riche littérature qui compte parmi les plus belles productions de l'esprit humain.
Au reste, il le considère, cet arabe littéraire, comme sa langue maternelle et il dit, avec le philosophe Paulsen : « Il est infiniment cruel d'arracher à un peuple sa langue maternelle ; cela équivaut presque à arracher sa langue à un individu. »

Présentation Mongi Akrout, inspecteur Général de l'éducation
Tunis , décembre 2019.



[1] Par Décret de S.A le Bey  en date du 1 janvier 1908 M° Chaelety Sébastien …a été nommé inspecteur général de l'enseignement des indigènes ( BOIP n°18 , février 1908 ,  année 21 p.417.418.
[2] Par décret du 6 juillet 1908 , M° Chaelety, inspecteur général de l'enseignement des indigènes …est nommé directeur de l'enseignement public en remplacement de M° Machuel …à partir du 1 octobre 1908

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