dimanche 22 novembre 2020

De « l’Ecole unique » à « l’Ecole plurielle » Réflexion sur la réforme du Système Educatif Tunisien ( troisième partie).

 

Houcine Hamdi

Le blog pédagogique poursuit cette semaine la publication  de l'article de la plume de notre collègue Houcine Hamdi, l'inspecteur général expert de l'éducation dans lequel il a brossé un tableau sur l'état de l'école tunisienne dans un premier temps pour proposer ensuite une solution aux obstacles qui entravent la bonne marche de l'école tunisienne, d'après lui, il faudrait mettre en place une «Ecole plurielle» à la place
« l’Ecole unique » qui a montré ses limites.

Cet article a été déjà publié dans  'Tunisie XXI.OVER-BLOG.COM'[1] le 18 avril 2018 et vu sa grande qualité et l'originalité de son approche, nous avons sollicité la permission de M° Houcine  pour le republier dans le blog pédagogique, qu'il en soit remercié et nous espérons pouvoir lui publier d'autres communications.

Le blog pédagogique, novembre 2020

 

 

 

 

 

 

Pour revenir à la première partie, cliquer ICI  et à la deuxième partie cliquer ICI

 

II -  Quelles valeurs/missions pour l’Ecole dans la Tunisie Nouvelle

1- Une école qui « sanctifie » le savoir et respecte ses acteurs

 Il est impératif, aujourd’hui plus que jamais, que l'Ecole tunisienne retrouve le rôle qu'elle a joué au cours des décennies passées et notamment :

-  Préserver l'identité nationale dans ses dimensions tunisienne et arabo-musulmane, et enraciner la jeunesse dans cette identité loin de l'aliénation dans ses deux aspects «passéistes » et « pseudo-moderniste/modernisant ».

-  Continuer à assumer le rôle pionnier qui fût longtemps le sien sur la voie de la modernisation de la société et de l'Etat.

- Retrouver le rôle d'ascenseur social dont elle s’est acquittée avec beaucoup de réussite des décennies durant. Il est encore une fois impératif de revisiter le rapport entre les apprentissages, les méthodes et les systèmes d'évaluation d'un côté, et les besoins de la nation en ressources humaines d’un autre.

Retrouver ces rôles passe inévitablement par la réhabilitation de l'Ecole et de ses différents acteurs. L'une des conditions essentielles de cette réhabilitation est l'amélioration de la situation matérielle des enseignants. Cela permettrait de mettre fin à certaines pratiques « malheureuses » contraires à la déontologie du métier et préjudiciables à l’image de l’enseignant. Il faut cependant reconnaitre que ces pratiques, quoique condamnables, sont le seul moyen pour une partie du corps éducatifs pour faire face à la détérioration continue du pouvoir d'achat à un moment où le coût de la vie ne cesse d’augmenter.

L’atteinte de ces objectifs requiert la mise en place de plusieurs mécanismes axés sur : 

-  L'amélioration concrète de la situation matérielle des enseignants selon des principes qui prennent en compte leurs intérêts légitimes d'une part et le droit des apprenants à un enseignement-apprentissage de qualité autant que le droit de la collectivité nationale à un produit éducatif à même de satisfaire aux besoins du pays en ressources humaines d'autre part.

- L’entretien et la maintenance de l'infrastructure scolaire de manière méthodique et systématique : bâtiments, équipements, supports pédagogiques….

- L'organisation et la gestion du S.E. en instaurant un véritable partenariat entre les différents acteurs, telle l'élection des structures de gestion administrative des établissements scolaires et des conseils pédagogiques. Ces instances devraient disposer d'un certain pouvoir de décision dans la gestion des établissements scolaires et de leurs ressources avec une réelle ouverture sur l'environnement.

2- Un système éducatif démocratique

La démocratie dans le domaine de l’Education prend plusieurs significations :

- Elle signifie d’abord que le système éducatif garantisse le droit de tous les tunisiens - sans exception ni exclusion sur la base de la religion, du sexe, de la couleur, du statut social ou de l'appartenance régionale - à une éducation de qualité.

-  Cela signifie ensuite le droit de tous les apprenants à bénéficier des équipements, des ressources humaines et des fonds nécessaires au fonctionnement normal du processus éducatif sans injustice ni discrimination.

 -  Cela signifie également le droit des élèves à un enseignement différencié qui prend en compte la diversité des environnements d'apprentissage et les différences de profil des apprenants. En effet, diversité et différence doivent être appréhendées comme une opportunité supplémentaire pour la réussite scolaire plutôt que comme une raison ou un justificatif de l'échec.

-  Un système éducatif démocratique signifie également une démarche participative et collaborative dans la gestion administrative et pédagogique (l'élaboration des programmes, du système d'évaluation et des manuels scolaires ...) qui rompt avec la bureaucratie qui a longtemps freiné l'initiative et la créativité des acteurs directs du SE.

- Cela signifie, enfin, la décentralisation au niveau de la gestion et de l’organisation du SE en général. Il s’agit de repenser l’école tunisienne dans tous ses aspects en instaurant une « école plurielle » au lieu de « l’école unique » qui a conduit à la crise actuelle.

3- Un système éducatif qui prépare à la vie sociale

 Le SE s’est basé, depuis sa création en1958, sur deux dimensions interdépendantes :

- La primauté des connaissances dans l'apprentissage dans le cadre d'une approche pédagogique basée sur l'accumulation.

- L'articulation automatique entre l'éducation et l'emploi. Ainsi, la préparation des apprenants à la vie professionnelle en rapport avec les besoins de l'économie nationale prit le pas sur leur préparation à la vie sociale au sens large. Les acquis en termes de compétences sociales, essentielles pour l’intégration socio-professionnelle sont négligeables.

Les bouleversements observés aux niveaux mondial et national dans l'économie, les relations sociales, les sciences et les technologies, les métiers et l'éducation en général, ont prouvé que ces deux dimensions ont conduit le SE à l’impasse. Le fossé qui ne cesse de s’approfondir entre la formation et l’emploi en témoigne. Les exigences de l'époque actuelle supposent le développement des compétences des apprenants (savoirs, savoir-faire, savoir-être) dans le but de les préparer à la vie sociale en général.

Le défi majeur auquel est confronté le SET aujourd’hui est de réussir le passage de la formation de « têtes bien pleines » à la formation de « têtes bien faites ». Point de place pour un système éducatif figé, se refusant aux changements dans une réalité qui change presque au quotidien.

4- Un système éducatif qui préserve l'identité nationale

La question identitaire n'a jamais été à aucun moment l'objet d'un différend entre les Tunisiens. Ce différend, que certains partis politiques cherchent à alimenter à des fins de « petite politique », est créé de toute pièce dans un objectif précis : occulter les questions fondamentales soulevées par le processus révolutionnaire en cours depuis le 17 décembre 2010 telles les questions du pouvoir politique, du droit des tunisiens aux richesses nationales et aux fruits du développement et de l’aspiration légitime à la citoyenneté et à un Etat citoyen.

Dans ce champ particulier, le SE ne peut ignorer ni les vérités de l'histoire ni les exigences de la géographie. Faut-il rappeler que l’Arabité et l'Islam, les deux piliers de l’identité nationale des tunisiens, ne sont pas objet de discorde ou de contestation. Faut-il rappeler aussi que ce pays et ses habitants sont les dépositaires d’une histoire multiséculaire de l'époque "capsienne" jusqu'à aujourd'hui et que cette vérité ne peut être encore une fois ignorée. Quant à l'ouverture de ce pays et l’interactivité de ce peuple avec la civilisation humaine, ce ne sont que le   résultat d'une géographie ouverte à l'Est et au Nord sur la méditerranée, et au sud sur le continent africain.

Ainsi, les « espaces incubateurs » de la personnalité tunisienne et de ses intérêts stratégiques sont à la fois les espaces arabo-musulman, maghrébin, méditerranéen et africain. Point de place pour un enfermement identitaire puisque cela signifie tout simplement une asphyxie en termes d’apport civilisationnel, tout comme il n'est point de place pour une ouverture outrancière au détriment de l'identité nationale arabo-islamique puisque cela signifie la perte d'un énorme héritage civilisationnel que ce peuple a peiné durant des siècles à constituer. L'une des tâches qui incombe à l'école consiste à ancrer les apprenants dans leur identité nationale dans ses différentes dimensions et à les éduquer à s'ouvrir sur l'autre et à interagir avec lui. Le "passéisme" et son pendant le "pseudo-modernisme" représentent de réelles menaces pour l'identité de ce peuple, pour son unité et son vivre ensemble tissés par une histoire riche et profonde, une géographie ouverte, des siècles de coexistence et une grande capacité d'adaptation aux évolutions nationales, régionales et internationales.

 

III- Pour une école "plurielle " et flexible

1- De " l'école unique " à "l'école plurielle"

Résoudre les paradoxes énumérés précédemment passe inévitablement par la révision du choix de l’école, qui est l'essence même du système éducatif : l’Ecole unique ou l’Ecole plurielle ? Seul un système éducatif basé sur l’école plurielle, respectueuse de la diversité des apprenants et des milieux d’apprentissage et en totale harmonie avec la nouvelle réalité nationale est capable de résoudre ces paradoxes. L’essence même de l’Ecole plurielle est la promotion des valeurs de la liberté et du respect de la dignité humaine en mettant fin à ce sentiment d’aliénation qui a longtemps fait le quotidien d’une bonne partie des apprenants dans notre pays. C’est l’Ecole qui fait de la diversité, longtemps perçue comme un danger qui guette « l’union nationale sacrée », une opportunité de réussite et de promotion sociale à la portée de tous les tunisiens. La condition fondamentale de l'Ecole "plurielle" est la décentralisation de la gestion et de l'organisation administrative et pédagogique du SET. Point de voie vers une école créative, qui s’inscrit dans le sillage de l’époque en termes de valeurs, de savoirs, de technologies etc… dans un modèle de gestion centralisé avec son corollaire de toujours : la marginalisation socio-spatiale outrancière et systématique.

L '«école plurielle» est une école unique pour ce qui est censé être unifié : c'est à dire les savoirs et les diverses compétences qui font l’objet de l’enseignement-apprentissage, les systèmes d'évaluation scolaire, les conditions de passage, de redoublement et d'exclusion etc… Elle est plurielle dans ce qui est censé être pluriel sans pour autant nuire à l’harmonie du système éducatif et sans contradiction avec ses objectifs majeurs : le temps scolaire, l'organisation et la gestion des espaces scolaires etc… Le modèle de l’Ecole "plurielle" n’est réalisable qu'à la lumière d'un choix clair de décentralisation au niveau de la gestion du SET. Cela se traduit par la division du territoire national en  " régions éducatives" ou " bassins scolaires"[2] dirigés par des autorités éducatives régionales. Ces mêmes autorités régionales auront à gérer les affaires scolaires dans le périmètre de la « région éducative » ou « le bassin scolaire » dans divers domaines : le temps scolaire, le temps des évaluations intermédiaires et dans tout ce qui, tout en étant adapté à l'environnement de l'apprentissage, ne nuit pas à l'unité du système éducatif.

 Le modèle de « l'école unique » qui a longtemps dominé le paysage éducatif, conjugué avec d’autres facteurs, a fini par reproduire et approfondir la fracture socio-spatiale dont souffre le pays. Force est de constater que la Tunisie est un pays qui fonctionne toujours « à deux vitesses ». Les énormes sacrifices consentis par la collectivité nationale dans le domaine de l’éducation ont abouti à un chômage de plus en plus pléthorique qui touche les titulaires de diplômes supérieurs et une infrastructure éducative déficiente qui prépare au décrochage sinon à l'échec scolaires, ainsi que la prévalence de comportements incompatibles avec la mission de l’Ecole. Certains experts ont abouti, devant cet état des lieux, à un constat douloureux : "l'école tunisienne contredit ses objectifs [3]".

2 -  De quelques considération d’ordre procédural et opérationnel

* Refonder le SET ou le réformer ?

Aborder la question du SET exige une réponse claire à une question-clé : refonder le SET ou le réformer ?

Face à cette question cruciale, deux visions s’opposent :

- La première met en relief les acquis du SET mais n’occulte pas pour autant ses lacunes et ses insuffisances. Ses tenants appellent à une évaluation rigoureuse et systématique du SET dans le double objectif de valoriser les acquis et de remédier aux lacunes et insuffisances.

 - La seconde vision condamne le système actuel dans son ensemble et le considère comme un mal pur et un échec total et appelle à sa refondation totale.

Dans le contexte postrévolutionnaire, la plupart du temps turbulent et marqué par des tiraillements idéologiques et politiques et un populisme ravageur, le courant qui condamne le SET et appelle à sa refondation totale semble avoir beaucoup d’adeptes. Or, cette vision mérite un débat sérieux et dépassionné pour ne pas dire qu’elle est à rejeter en bloc.

En effet, est-il réellement pertinent de faire endosser au seul système éducatif la responsabilité de la situation actuelle de l'école tunisienne ? La crise qu’il ne cesse d’endurer depuis des années ne relève-t-elle pas de la crise générale dans laquelle s’embourbe le pays d’année en année ? Opter pour cette vision, ne revient-il pas à dénigrer les sacrifices consentis par les tunisiens, les efforts fournis par des générations d’enseignants et autres acteurs de l’éducation des décennies durant pour diffuser le savoir et accompagner notre peuple sur la voie de la modernité ? N’est-ce pas aussi dénigrer ce que ce peuple a produit de mieux durant un demi-siècle de labeur, d'efforts et de souffrances ? Pire encore et dans la foulée, certains esprits « illuminés », considérant à tort d’ailleurs que le SET est le produit de l’ère Bourguibienne et Benaliste, en sont arrivés à le condamner sur la base de cette allégation. Or, ils se trompent complètement puisque ce système éducatif - avec ses défauts, ses lacunes et ses insuffisances – n’est rien d’autre que le produit de la société tunisienne au prix d’énormes sacrifices.  Les enfants du petit peuple qui ont eu la chance de bénéficier du SET, ont certainement toujours en mémoire ce que leurs parents, la plupart démunis, ont déployé comme efforts et ont enduré comme difficultés et épreuves pour qu’ils puissent poursuivre leurs études.

 Réformer le SET suppose un effort national qui s'étend sur une période de trois à cinq ans. Ce processus devrait s’inscrire dans une démarche participative et ne doit exclure aucun des acteurs et autres intervenants directs et indirects dans le domaine de l’Education. Quant à l’opérationnalisation des grandes orientations, elle demeure du ressort des experts de l’Education.

L’effort de réflexion sur la question doit couvrir toutes les composantes du SET : législation, espaces et équipements scolaires, organisation administrative et modes de gestion des ressources humaines et financières, contenus et méthodes d’apprentissages, évaluation scolaire et vie scolaire ainsi que la situation matérielle et morale du corps éducatif.

Conclusion

 La question de l'éducation est indiscutablement une priorité nationale, elle concerne tous les tunisiens et revêt un intérêt stratégique certain pour l’avenir du pays et pour la sécurité nationale. Les acquis du SET sont certes indéniables, cependant force est de constater qu’il a besoin d’être réformé et que cette réforme est d’une extrême urgence et ne souffre plus tergiversations ou reports.

Face à l’indifférence affichée par le pouvoir en place à l’égard des problèmes de l’école, il est du devoir des citoyens, de la société civile et de toutes les composantes du corps éducatif de se mobiliser autour de cette question vitale pour l’avenir du pays et de sauver l'école tunisienne des dangers qui menacent son présent et son avenir.

 

Fin de l'article

Pour accéder à la première partie, cliquer ICI et à la deuxième partie, cliquer ICI

 

Houcine Hamdi, inspecteur général de l'éducation

Traduction : Mongi Akrout & Abdessalam Bouzid, Inspecteurs généraux de l'éducation retraités

Tunis, Novembre 2020

Pour accéder à la version AR, Cliquer ICI

 



[1] http://tunisiexxi.over-blog.com/2018/04/-0.html

 [2] Le « Bassin scolaire » ou la « Région éducative » sont des espaces géographiques- scolaires qui se composent sur la base de la similitude de l’environnement d’apprentissage (Activités économiques, situation sociale, infrastructures scolaires…), des problèmes éducatifs et scolaires (échec et décrochage scolaires, violences scolaires, difficultés d’apprentissage…) ce qui appelle – en plus des mesures arrêtées à l’échelle nationale- une stratégie régionale de régulation / remédiation.  

[3] Bahloul, Mourad, « Lecture critique des réformes de l’Education en Tunisie de 1958 à 2002. », Conférence Nationale sur la méthodologie de la réforme de l’Education, 29-30-31 Mars 2012

 

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