Le blog pédagogique poursuit cette semaine la publication de l'article de la plume de notre collègue Houcine Hamdi, l'inspecteur général expert de l'éducation dans lequel il a brossé un tableau sur l'état de l'école tunisienne dans un premier temps pour proposer ensuite une solution aux obstacles qui entravent la bonne marche de l'école tunisienne, d'après lui, il faudrait mettre en place une «Ecole plurielle» à la place « l’Ecole unique » qui a montré ses limites. Cet article a été déjà publié dans 'Tunisie XXI.OVER-BLOG.COM'[1] le 18 avril 2018 et vu sa
grande qualité et l'originalité de son approche, nous avons sollicité la
permission de M° Houcine pour le
republier dans le blog pédagogique, qu'il en soit remercié et nous espérons
pouvoir lui publier d'autres communications. Le blog pédagogique, novembre 2020 |
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II - Quelles
valeurs/missions pour l’Ecole dans la Tunisie Nouvelle
1- Une école qui « sanctifie » le savoir et respecte ses
acteurs
Il est impératif, aujourd’hui plus
que jamais, que l'Ecole tunisienne retrouve le rôle qu'elle a joué au cours des
décennies passées et notamment :
- Préserver l'identité nationale dans ses
dimensions tunisienne et arabo-musulmane, et enraciner la jeunesse dans cette
identité loin de l'aliénation dans ses deux aspects «passéistes » et « pseudo-moderniste/modernisant ».
- Continuer à assumer le rôle pionnier qui fût
longtemps le sien sur la voie de la modernisation de la société et de l'Etat.
- Retrouver le rôle d'ascenseur social dont
elle s’est acquittée avec beaucoup de réussite des décennies durant. Il est
encore une fois impératif de revisiter le rapport entre les apprentissages, les
méthodes et les systèmes d'évaluation d'un côté, et les besoins de la nation en
ressources humaines d’un autre.
Retrouver ces rôles passe inévitablement par la
réhabilitation de l'Ecole et de ses différents acteurs. L'une des conditions
essentielles de cette réhabilitation est l'amélioration de la situation
matérielle des enseignants. Cela permettrait de mettre fin à certaines
pratiques « malheureuses » contraires à la déontologie du métier et
préjudiciables à l’image de l’enseignant. Il faut cependant reconnaitre que ces
pratiques, quoique condamnables, sont le seul moyen pour une partie du corps
éducatifs pour faire face à la détérioration continue du pouvoir d'achat à un
moment où le coût de la vie ne cesse d’augmenter.
L’atteinte de ces objectifs requiert la
mise en place de plusieurs mécanismes
axés sur :
- L'amélioration concrète de la situation
matérielle des enseignants selon des principes qui prennent en compte leurs
intérêts légitimes d'une part et le droit des apprenants à un
enseignement-apprentissage de qualité autant que le droit de la collectivité
nationale à un produit éducatif à même de satisfaire aux besoins du pays en
ressources humaines d'autre part.
- L’entretien et la maintenance de l'infrastructure scolaire
de manière méthodique et systématique : bâtiments, équipements, supports pédagogiques….
- L'organisation
et la gestion du S.E. en instaurant un véritable partenariat entre les
différents acteurs, telle l'élection des structures de gestion administrative
des établissements scolaires et des conseils pédagogiques. Ces instances
devraient disposer d'un certain pouvoir de décision dans la gestion des
établissements scolaires et de leurs ressources avec une réelle ouverture sur
l'environnement.
2- Un système éducatif démocratique
La démocratie dans le domaine de l’Education prend plusieurs
significations :
- Elle signifie d’abord que le système éducatif garantisse
le droit de tous les tunisiens - sans exception ni exclusion sur la base de la
religion, du sexe, de la couleur, du statut social ou de l'appartenance
régionale - à une éducation de qualité.
- Cela signifie ensuite le droit de tous les
apprenants à bénéficier des équipements, des ressources humaines et des fonds
nécessaires au fonctionnement normal du processus éducatif sans injustice ni
discrimination.
- Cela signifie également
le droit des élèves à un enseignement différencié qui prend en compte la
diversité des environnements d'apprentissage et les différences de profil des
apprenants. En effet, diversité et différence doivent être appréhendées comme
une opportunité supplémentaire pour la réussite scolaire plutôt que comme une
raison ou un justificatif de l'échec.
- Un système éducatif démocratique signifie
également une démarche participative et collaborative dans la gestion
administrative et pédagogique (l'élaboration des programmes, du système
d'évaluation et des manuels scolaires ...) qui rompt avec la bureaucratie qui a
longtemps freiné l'initiative et la créativité des acteurs directs du SE.
- Cela signifie, enfin, la décentralisation au niveau de la
gestion et de l’organisation du SE en général. Il s’agit de repenser l’école
tunisienne dans tous ses aspects en instaurant une « école plurielle » au lieu
de « l’école unique » qui a conduit à la crise actuelle.
3- Un système éducatif qui prépare à la vie sociale
Le SE s’est basé,
depuis sa création en1958, sur deux dimensions interdépendantes :
- La primauté des connaissances dans
l'apprentissage dans le cadre d'une approche pédagogique basée sur
l'accumulation.
- L'articulation automatique entre
l'éducation et l'emploi. Ainsi, la préparation des apprenants à la vie
professionnelle en rapport avec les besoins de l'économie nationale prit le pas
sur leur préparation à la vie sociale au sens large. Les acquis en termes de
compétences sociales, essentielles pour l’intégration socio-professionnelle
sont négligeables.
Les bouleversements observés aux niveaux mondial et national
dans l'économie, les relations sociales, les sciences et les technologies, les
métiers et l'éducation en général, ont prouvé que ces deux dimensions ont
conduit le SE à l’impasse. Le fossé qui ne cesse de s’approfondir entre la
formation et l’emploi en témoigne. Les exigences de l'époque actuelle supposent
le développement des compétences des apprenants (savoirs, savoir-faire,
savoir-être) dans le but de les préparer à la vie sociale en général.
Le défi majeur auquel est confronté le SET aujourd’hui est
de réussir le passage de la formation de « têtes bien pleines » à la
formation de « têtes bien faites ». Point de place pour un système
éducatif figé, se refusant aux changements dans une réalité qui change presque
au quotidien.
4- Un système éducatif qui préserve
l'identité nationale
La question identitaire n'a jamais été à
aucun moment l'objet d'un différend entre les Tunisiens. Ce différend, que
certains partis politiques cherchent à alimenter à des fins de « petite
politique », est créé de toute pièce dans un objectif précis :
occulter les questions fondamentales soulevées par le processus révolutionnaire
en cours depuis le 17 décembre 2010 telles les questions du pouvoir politique,
du droit des tunisiens aux richesses nationales et aux fruits du développement
et de l’aspiration légitime à la citoyenneté et à un Etat citoyen.
Dans ce champ particulier, le SE ne peut
ignorer ni les vérités de l'histoire ni les exigences de la géographie. Faut-il
rappeler que l’Arabité et l'Islam, les deux piliers de l’identité nationale des
tunisiens, ne sont pas objet de discorde ou de contestation. Faut-il rappeler
aussi que ce pays et ses habitants sont les dépositaires d’une histoire
multiséculaire de l'époque "capsienne" jusqu'à aujourd'hui et que cette
vérité ne peut être encore une fois ignorée. Quant à l'ouverture de ce pays et
l’interactivité de ce peuple avec la civilisation humaine, ce ne sont que
le résultat d'une géographie ouverte à
l'Est et au Nord sur la méditerranée, et au sud sur le continent africain.
Ainsi, les « espaces
incubateurs » de la personnalité tunisienne et de ses intérêts
stratégiques sont à la fois les espaces arabo-musulman, maghrébin,
méditerranéen et africain. Point de place pour un enfermement identitaire
puisque cela signifie tout simplement une asphyxie en termes d’apport
civilisationnel, tout comme il n'est point de place pour une ouverture
outrancière au détriment de l'identité nationale arabo-islamique
puisque cela signifie la perte d'un énorme héritage civilisationnel que ce
peuple a peiné durant des siècles à constituer. L'une des tâches qui incombe à
l'école consiste à ancrer les apprenants dans leur identité nationale dans ses
différentes dimensions et à les éduquer à s'ouvrir sur l'autre et à interagir
avec lui. Le "passéisme" et son pendant le
"pseudo-modernisme" représentent de réelles menaces pour l'identité
de ce peuple, pour son unité et son vivre ensemble tissés par une histoire
riche et profonde, une géographie ouverte, des siècles de coexistence et une
grande capacité d'adaptation aux évolutions nationales, régionales et
internationales.
III- Pour une école "plurielle " et flexible
1- De " l'école unique " à "l'école plurielle"
Résoudre les paradoxes énumérés précédemment passe
inévitablement par la révision du choix de l’école, qui est l'essence même du
système éducatif : l’Ecole unique ou l’Ecole plurielle ? Seul un
système éducatif basé sur l’école plurielle, respectueuse de la diversité des
apprenants et des milieux d’apprentissage et en totale harmonie avec la
nouvelle réalité nationale est capable de résoudre ces paradoxes. L’essence
même de l’Ecole plurielle est la promotion des valeurs de la liberté et du
respect de la dignité humaine en mettant fin à ce sentiment d’aliénation qui a
longtemps fait le quotidien d’une bonne partie des apprenants dans notre pays.
C’est l’Ecole qui fait de la diversité, longtemps perçue comme un danger qui
guette « l’union nationale sacrée », une opportunité de réussite et
de promotion sociale à la portée de tous les tunisiens. La condition
fondamentale de l'Ecole "plurielle" est la décentralisation de la
gestion et de l'organisation administrative et pédagogique du SET. Point de
voie vers une école créative, qui s’inscrit dans le sillage de l’époque en
termes de valeurs, de savoirs, de technologies etc… dans un modèle de gestion
centralisé avec son corollaire de toujours : la marginalisation
socio-spatiale outrancière et systématique.
L '«école plurielle» est une école unique pour ce qui est
censé être unifié :
c'est à dire les savoirs et les diverses compétences qui font l’objet de
l’enseignement-apprentissage, les systèmes d'évaluation scolaire, les
conditions de passage, de redoublement et d'exclusion etc… Elle est plurielle
dans ce qui est censé être pluriel sans pour autant nuire à l’harmonie du
système éducatif et sans contradiction avec ses objectifs majeurs : le temps
scolaire, l'organisation et la gestion des espaces scolaires etc… Le modèle de
l’Ecole "plurielle" n’est réalisable qu'à la lumière d'un choix clair
de décentralisation au niveau de la gestion du SET. Cela se traduit par la
division du territoire national en
" régions éducatives" ou " bassins scolaires"[2]
dirigés par des autorités éducatives régionales. Ces mêmes autorités régionales
auront à gérer les affaires scolaires dans le périmètre de la « région
éducative » ou « le bassin scolaire » dans divers
domaines : le temps scolaire, le temps des évaluations intermédiaires et
dans tout ce qui, tout en étant adapté à l'environnement de l'apprentissage, ne
nuit pas à l'unité du système éducatif.
Le modèle de « l'école
unique » qui a longtemps dominé le paysage éducatif, conjugué avec d’autres
facteurs, a fini par reproduire et approfondir la fracture socio-spatiale dont
souffre le pays. Force est de constater que la Tunisie est un pays qui
fonctionne toujours « à deux vitesses ». Les énormes sacrifices consentis par
la collectivité nationale dans le domaine de l’éducation ont abouti à un
chômage de plus en plus pléthorique qui touche les titulaires de diplômes supérieurs
et une infrastructure éducative déficiente qui prépare au décrochage sinon à
l'échec scolaires, ainsi que la prévalence de comportements incompatibles avec
la mission de l’Ecole. Certains experts ont abouti, devant cet état des lieux,
à un constat douloureux : "l'école tunisienne contredit ses objectifs
[3]".
2 - De quelques considération d’ordre procédural
et opérationnel
* Refonder le SET ou le réformer ?
Aborder la question du SET exige une réponse claire à une
question-clé : refonder le SET ou le réformer ?
Face à cette question cruciale, deux visions s’opposent :
- La première met en relief les acquis du SET mais n’occulte
pas pour autant ses lacunes et ses insuffisances. Ses tenants appellent à une
évaluation rigoureuse et systématique du SET dans le double objectif de
valoriser les acquis et de remédier aux lacunes et insuffisances.
- La seconde vision condamne le
système actuel dans son ensemble et le considère comme un mal pur et un échec
total et appelle à sa refondation totale.
Dans le contexte postrévolutionnaire, la plupart du temps
turbulent et marqué par des tiraillements idéologiques et politiques et un
populisme ravageur, le courant qui condamne le SET et appelle à sa refondation
totale semble avoir beaucoup d’adeptes. Or, cette vision mérite un débat
sérieux et dépassionné pour ne pas dire qu’elle est à rejeter en bloc.
En effet, est-il réellement pertinent de faire endosser au
seul système éducatif la responsabilité de la situation actuelle de l'école
tunisienne ? La crise qu’il ne cesse d’endurer depuis des années ne
relève-t-elle pas de la crise générale dans laquelle s’embourbe le pays d’année
en année ? Opter pour cette vision, ne revient-il pas à dénigrer les
sacrifices consentis par les tunisiens, les efforts fournis par des générations
d’enseignants et autres acteurs de l’éducation des décennies durant pour
diffuser le savoir et accompagner notre peuple sur la voie de la
modernité ? N’est-ce pas aussi dénigrer ce que ce peuple a produit de
mieux durant un demi-siècle de labeur, d'efforts et de souffrances ? Pire
encore et dans la foulée, certains esprits « illuminés », considérant
à tort d’ailleurs que le SET est le produit de l’ère Bourguibienne et
Benaliste, en sont arrivés à le condamner sur la base de cette allégation. Or,
ils se trompent complètement puisque ce système éducatif - avec ses défauts,
ses lacunes et ses insuffisances – n’est rien d’autre que le produit de la
société tunisienne au prix d’énormes sacrifices. Les enfants du petit peuple qui ont eu la
chance de bénéficier du SET, ont certainement toujours en mémoire ce que leurs
parents, la plupart démunis, ont déployé comme efforts et ont enduré comme
difficultés et épreuves pour qu’ils puissent poursuivre leurs études.
Réformer le SET suppose un effort
national qui s'étend sur une période de trois à cinq ans. Ce processus devrait
s’inscrire dans une démarche participative et ne doit exclure aucun des acteurs
et autres intervenants directs et indirects dans le domaine de l’Education.
Quant à l’opérationnalisation des grandes orientations, elle demeure du ressort
des experts de l’Education.
L’effort de réflexion sur la question doit couvrir toutes
les composantes du SET : législation, espaces et équipements scolaires,
organisation administrative et modes de gestion des ressources humaines et
financières, contenus et méthodes d’apprentissages, évaluation scolaire et vie
scolaire ainsi que la situation matérielle et morale du corps éducatif.
Conclusion
La question de
l'éducation est indiscutablement une priorité nationale, elle concerne tous les
tunisiens et revêt un intérêt stratégique certain pour l’avenir du pays et pour
la sécurité nationale. Les acquis du SET sont certes indéniables, cependant
force est de constater qu’il a besoin d’être réformé et que cette réforme est
d’une extrême urgence et ne souffre plus tergiversations ou reports.
Face
à l’indifférence affichée par le pouvoir en place à l’égard des problèmes de
l’école, il est du devoir des citoyens, de la société civile et de toutes les
composantes du corps éducatif de se mobiliser autour de cette question vitale
pour l’avenir du pays et de sauver l'école tunisienne des dangers qui menacent
son présent et son avenir.
Fin
de l'article
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deuxième partie, cliquer ICI
Houcine Hamdi, inspecteur général de l'éducation
Traduction : Mongi Akrout & Abdessalam Bouzid, Inspecteurs
généraux de l'éducation retraités
Tunis, Novembre 2020
Pour accéder à la version AR, Cliquer ICI
[1] http://tunisiexxi.over-blog.com/2018/04/-0.html
[2] Le
« Bassin scolaire » ou la « Région éducative » sont des
espaces géographiques- scolaires qui se composent sur la base de la similitude
de l’environnement d’apprentissage (Activités économiques, situation sociale,
infrastructures scolaires…), des problèmes éducatifs et scolaires (échec et
décrochage scolaires, violences scolaires, difficultés d’apprentissage…) ce qui
appelle – en plus des mesures arrêtées à l’échelle nationale- une stratégie
régionale de régulation / remédiation.
[3] Bahloul, Mourad, « Lecture critique
des réformes de l’Education en Tunisie de 1958 à 2002. », Conférence
Nationale sur la méthodologie de la réforme de l’Education, 29-30-31 Mars 2012
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