Vieille photo de la façade du collège Emile Loubet, actuel Lycée 9 avril - Tunis |
Le 5 octobre 1905, le ministre français des travaux public avait inauguré l'école professionnelle qui portait le nom d'Emile Loubet, président de la République française qui avait mis sa première pierre lors de sa visite en Tunisie en 1903. A cette occasion, le directeur de l'instruction publique, Louis Machuel, prononça un discours devant le Ministre Gauthier, dans lequel il a rappelé les objectifs de la fondation de cette école professionnelle en Tunisie. Il s'agissait d'après lui de former des "ouvriers instruits dont la colonie a besoin et que les industriels installés en Tunisie réclamaient pour les mines, les chemins de fer, le tramway, l'éclairage, l'arsenal maritime … Machuel consacre ensuite une partie
importante de son discours pour développer une idée chère à lui, à savoir
réunir dans cette école des enfants de toutes les communautés qui vivaient en
Tunisie et en particulier les enfants indigènes : "nous avons
l'intention d'admettre dans cette maison un certain nombre d'indigènes"
dit-il. " Nous voulons les armer, eux aussi, pour la lutte
économique; … ce serait comprendre d'une façon trop égoïste et trop étroite
notre rôle et oublier nos devoirs envers nos protégés, que de ne pas leur
donner largement cette instruction professionnelle qui, seule, peut leur
permettre d'occuper une place utile dans la société tunisienne".
« Nous avons aussi l'espoir que les élèves de différentes nationalités et de
différents cultes qui viendront s'asseoir sur les bancs de cette école, …,
s'apprécieront davantage : le labeur en commun, souvent pénible, contribuera
à lier les cœurs, à souder de solides amitiés ». Mais entre les discours et les
bonnes intentions, il y a un gap énorme. La nouvelle école s'avère destinée
aux enfants des colons français essentiellement. Un rapport présenté par
Mohamed Lasram au congrès colonial tenu à Marseille en 1906, c'est-à-dire une
année seulement après l'inauguration, dénonça avec vigueur la politique qui a
amené l'exclusion des enfants tunisiens. Pour en donner la preuve, Mohamed
Lasram[1]
rapportait que « quelques mois plus tard (l'inauguration), on constatait
que l'Ecole Emile Loubet comptait, sur un total de 165 élèves, 119 Français, 31 étrangers, 7 Israélites, et
seulement 8 Musulmans», soit moins de 10% entre musulmans et israélites ( 9.09%).
Vingt ans plus tard )1924), la
situation n'a pas changé. Les
tunisiens n'étaient que 41 sur un total de 353[2],
soit moins de 12%.
Mohamed Lasram se demandait
alors : « Que s'était-il produit qui pût expliquer l'exclusion presque
complète des indigènes d'un établissement créé en partie avec leurs deniers[3]?
En fait, les autorités coloniales subissant la pression des colons, ont tout
fait pour limiter l'accès des indigènes à l'école en exigeant le certificat
d'études primaires pour les candidats et en décidant des tarifs pour les frais de pension et d'études trop élevés
pour la grande majorité des familles tunisiennes et même françaises, mais ces
dernières ont des facilités car " dans l’organisation actuelle de
l'école, la plupart des élèves français jouissent d'exonérations totales ou
partielles, d'autres bénéficient de bourses
qui sont refusées aux enfants tunisiens puisque les bourses étaient
réservées exclusivement aux jeunes français". Mohamed
Lasram poursuit l'énumération des griefs, en insistant sur deux qu'il juge
inacceptables : Le
premier est le refus d'inscrire les enfants tunisiens dans les cours préparatoires créés à l'école Emile Loubet, d'après
Lasram : « quelques parents ont demandé l’inscription de leurs enfants à
ces cours, mais on leur a répondu qu'on ne pouvait y admettre les indigènes.
Cette exclusion est difficile à comprendre, puisqu’en principe, les indigènes
sont admis à l'école même, pourquoi ne pas leur permettre de recevoir l’enseignement
préparatoire à cette école?» Le deuxième est le fait de cantonner les enfants tunisiens dans des
spécialités particulières comme les sections du bois et de la reliure. Lasram
rappelle « qu'il serait donc juste et utile en même temps d'admettre les
indigènes dans toutes les sections de l'école. Peut-être aurait-il lieu d'en
limiter le nombre, mais il n'est point admissible qu'on écarte
systématiquement, pour le seul motif qu'ils sont indigènes, des jeunes gens
ayant, avec les aptitudes nécessaires, le goût d'un métier qui peut leur
assurer une existence honorable ». Pour conclure et devant ces obstacles qui se dressent devant les
jeunes Tunisiens qui désirent participer à l’enseignement professionnel,
Mohamed Lasram « se demande si l'administration de l'enseignement ne subit
pas l'influence des appréhensions qui se faisaient jour à la Conférence
consultative du 30 novembre 1903, qui
recommandait de donner aux indigènes un enseignement technique susceptible
d'en faire de bons artisans, et non pas des contremaîtres dont la concurrence
serait gênante pour l’élément français. » [4] Le blog pédagogique, octobre 2020 |
La nouvelle école professionnelle
dont M. E. Loubet avait bien voulu poser solennellement la première pierre lors
de son voyage en Tunisie en avril 1903[5],
et qui s'honore de porter le nom vénéré du premier magistrat de la République, a eu,
par surcroît, la bonne fortune d'être inaugurée, le 3 octobre dernier, par M.
le Dr Gauthier Ministre des Travaux Publics.
M. le Ministre accompagné de M.
Pichon, Résident Général et d'une suite nombreuse, a été reçu au seuil de
l'école par M. le Directeur de l'Enseignement et les membres
du Conseil de perfectionnement de l'établissement, qui lui ont fait visiter en
détail tout le bâtiment scolaire.
A l'issue de cette visite, M. Machuel
a prononcé le discours suivant.
Monsieur le Ministre,
Cet établissement scolaire est né
sous d'heureux auspices, il peut envisager l'avenir avec confiance. Le premier
magistrat de la République française, accompagné de Son Altesse le Bey de
Tunis, est venu en poser la première pierre et a bien voulu lui donner son nom
; et, au moment où l'école Emile Loubet va ouvrir ses portes, un ministre aimé
et respecté du Gouvernement veut bien l'honorer de sa visite et témoigner ainsi
à la nouvelle institution tout l'intérêt qu'on attache en haut lieu à son
développement et à sa prospérité.
Mon premier devoir doit donc être de
vous remercier, Monsieur le Ministre, de l'honneur que vous avez bien voulu
nous faire et de vous prier de transmettre à M. le Président de la République
l'expression de notre respect et de l'assurer que le personnel de cette maison
fera tous ses efforts pour que les élèves qui en sortiront fassent honneur à
son illustre patron.
J'adresse à M.
Pichon, notre Résident Général, l'expression de notre gratitude pour avoir
secondé nos efforts dans la création de cette école. Je remercie enfin tous les
corps constitués (la Conférence consultative, les Chambres d'Agriculture et de
Commerce, la Ligue de l'Enseignement), qui, dans une entente vraiment
patriotique et digne de fixer votre attention, Monsieur le Ministre, ont
préconisé depuis longtemps la fondation d'une grande école professionnelle à
Tunis.
La construction de ce palais
scolaire, le plus beau de la Tunisie, peut-être le plus utile de l'Afrique
mineure, peut vous donner la preuve de l'activité et de la rapidité avec
lesquelles nos ingénieurs, nos architectes et nos entrepreneurs savent
concevoir un projet et le mettre à exécution. Il n'y a pas deux ans, le terrain
sur lequel s'élève aujourd'hui l'école Emile Loubet, terrain que j'ai eu tant
de peine à trouver et à faire accepter, avait quelque chose
d'informe ; c'était une sorte de ravin
entouré de monticules, formés de décombres de toute nature que les habitants du quartier venaient y
déposer. Mais le site était admirable ; la position répondait aux besoins
scolaires, puisqu'une grande artère pourvue d'une ligne de tramways, passe à
proximité ; et il me fut facile d'amener mon éminent collègue des Travaux publics,
M. de Fages, à approuver le choix que j'avais fait de cet emplacement.
Les difficultés que devait offrir le
terrain au point de vue de la construction étaient certainement nombreuses,
mais M, de Fages et ses distingués collaborateurs ne se laissent pas arrêter
par les difficultés. Une nuée d'ouvriers nivelèrent en quelques semaines cet
immense terrain, dont la superficie dépasse un hectare. Les fondations des
bâtiments qu'il eût été impossible de faire d'après les méthodes ordinaires
dans des terres rapportées et mouvantes furent établies d'après le système
Hennebique par la compression du sol, de sorte que notre école professionnelle
repose sur 250 pylônes environ, reliés par des linteaux en béton, pylônes qui
atteignent parfois quinze mètres et même dix-huit mètres de profondeur,
comparables à une forêt d'échasses invisibles qui assurent aux bâtiments une
assise à l'épreuve du temps. Sur cette assise se sont élevés en quelques mois
ces élégants bâtiments, qui font le plus grand honneur à notre
Direction des Travaux publics.
Ces bâtiments, M. le Ministre, vous
venez de les parcourir ; vous avez pu constater l'heureuse distribution de
toutes nos salles où l'air et la lumière circulent abondamment. Vous avez vu
qu'il n'y a point ici de luxe, mais que nous avons voulu assurer aux élèves une
hygiène irréprochable et leur donner une installation confortable, en rapport
avec les études qu'ils doivent faire et l'enseignement pratique qu'ils doivent
recevoir. Sans doute, nos ateliers n'ont pas l'étendue de ceux des
établissements similaires de la métropole, mais ils n'auront rien à leur
envier sous le rapport de l'outillage et si, comme nous avons tout lieu de
l'espérer, la clientèle de l'école Emile Loubet augmente rapidement, nous avons à notre
disposition un espace suffisant pour faire face à toutes
les exigences de l'avenir.
La création de cette école ne
constitue pas le premier essai que nous ayons fait en Tunisie de l’enseignement
professionnel. Depuis longtemps déjà, nous avons installé au Collège Alaoui, qui
est notre école normale d'instituteurs, des ateliers destinés primitivement à nos
élèves-maîtres, mais qui ont permis de préparer, non sans succès, un certain
nombre de jeunes gens aux écoles d'Arts et Métiers. A Sousse, à Sfax, nous
avons annexé des ateliers aux écoles primaires. A Tunis enfin, nous avions
organisé un embryon d'école professionnelle qui a reçu jusqu'à 120 élèves
externes, européens et indigènes, dont plusieurs ont déjà pu trouver à
s'employer dans l'industrie.
L'école Emile Loubet arrive donc à son
heure ; son recrutement est d'ores et déjà assuré et nous avons la certitude
qu'un grand nombre de nos compatriotes y enverront leurs fils, désireux de leur
assurer une instruction pratique, et, disons-le, utilitaire, car il ne faut pas
hésiter à le répéter, l'enseignement doit surtout être utilitaire dans nos
colonies. A l'école Emile Loubet, on s'efforcera de former des ouvriers
instruits, susceptibles de devenir plus tard des contremaîtres expérimentés,
des chefs d'ateliers ; on y préparera des dessinateurs habiles que réclament
nos industriels et nos ingénieurs. Les jeunes gens qui sortiront d'ici seront à peu
près certains de trouver à utiliser leurs connaissances. Les industries
tunisiennes qui se développent avec tant de rapidité ne manqueront pas de les
employer.
Les exploitations minières les
rechercheront. Nos compagnies de chemins de fer, de tramways, d'éclairage,
seront heureuses de les utiliser. Notre grand arsenal maritime enfin ne
manquera pas non plus de recruter ses ouvriers parmi nos
meilleurs élèves. Les débouchés seront donc nombreux pour notre clientèle
française, européenne ou indigène. Cela, j'ai hâte de le dire pour calmer
certaines inquiétudes, nous avons l'intention d'admettre dans cette maison un
certain nombre d'indigènes, nous voulons les armer, eux aussi, pour la lutte
économique. Il y a place dans ce pays pour toutes les activités et ce serait
comprendre d'une façon trop égoïste et trop étroite notre rôle et oublier nos
devoirs envers nos protégés, que de ne pas leur donner largement cette
instruction professionnelle qui, seule, peut leur permettre d'occuper une place
utile dans la société tunisienne et peut-être de restaurer, dans une certaine
limite, plusieurs de leurs industries tombées en désuétude en vertu d'une loi
économique inéluctable.
Toutefois, il faut que les musulmans comprennent que pour suivre
avec profit les programmes d'un enseignement professionnel, il est
indispensable qu'ils aient déjà acquis une connaissance suffisante de la langue
française pour pouvoir suivre les cours qui nécessairement seront faits en
français.
Il faut qu'ils comprennent également
que la connaissance pratique d'un métier, la dextérité manuelle, même le
sentiment artistique, ne sont plus suffisants de notre temps. L'ouvrier moderne
a besoin de connaissances techniques, basées sur la science. Il lui faut savoir
utiliser, conduire, réparer ces nombreuses machines-outils qui abrègent le
travail, diminuent la fatigue, rendent la production plus rapide et plus
abondante. La valeur professionnelle de l'ouvrier doit aller sans cesse en
augmentant parce que l'outillage va sans cesse en se perfectionnant ; parce que
les découvertes que la science fait chaque jour amènent des modifications
constantes et des améliorations dans la fabrication. Voilà ce que nos protégés musulmans
devront bien comprendre ; de même qu'ils devront se rendre compte que l'Etat
qui fait son devoir en facilitant aux jeunes gens les moyens de s'instruire
dans toutes les branches de l'activité humaine, n'est pas tenu de trouver à
chacun d'eux l'utilisation de ses connaissances et qu'il ne peut pas et ne doit
pas remplacer les initiatives privées et suppléer aux efforts personnels.
Tel est, esquissé à grands traits,
l'avenir de l'Ecole Emile Loubet ; tels sont les services qu'elle est appelée à
rendre au pays. Nous avons aussi l'espoir que les élèves de différentes
nationalités et de différents cultes qui viendront s'asseoir sur les bancs de
cette école, qui iront dans les ateliers apprendre à travailler la matière, à
la façonner sous leur doigts, s'apprécieront davantage : le labeur en commun,
souvent pénible, contribuera à lier les cœurs, à souder de solides amitiés.
Nous comptons sur la reconnaissance
des jeunes gens qui sortiront de cette maison. Ils se rappelleront avec émotion
qu'ils devront à des maîtres français l'instruction qui leur aura permis de se
faire une situation honorable dans la société tunisienne et nous sommes
convaincus qu'ils conserveront des sentiments de respect et d'affection pour la
France dont le drapeau protecteur aura
flotté sur les murs de cette maison où ils auront passé plusieurs années de
leur jeunesse.
A ce discours, M. le Ministre a
répondu de la façon la plus gracieuse et a bien voulu féliciter M, Machuel des
efforts qu'il a faits pour arriver à la création de cette grande école
professionnelle.
Le Directeur de l'Enseignement et le
personnel de l'Enseignement public, en Tunisie remercient M. le Ministre des
Travaux Publics de la haute marque d'intérêt qu'il leur a donnée et du grand
honneur qu'il leur a fait, en consacrant quelques heures du programme très
chargé de son voyage en Tunisie à l'inauguration et à la visite de l'Ecole
Emile Loubet.
source : Bulletin Officiel de
l'enseignement Public. N° 53. Octobre-Novembre 1905
Présentation et commentaire Mongi
Akrout & Abdessalem Bouzid, Inspecteurs généraux de l'éducation
Tunis, octobre 2020
Pour accéder à la version Ar, CliquerICI
[1] Commémoration
de la disparition de M. Lasram, grande figure de l’éducation et de
l’enseignement
https://bouhouchakrout.blogspot.com/2018/03/commemoration-de-la-disparition-de.html#more
[2] En 1924 l'école Emile Loubet comptait 353 élèves dont 274 Français, 38 Musulmans, 3 Israélites, 5 Maltais, 31 Italiens, 2 divers.
[3] Lasram rappelle que pour la construction de la nouvelle école « on fit appel aux ressources du collège Sadiki »
[4]
Rapport supplémentaire présenté par
M° Lasram sur la communication
précédente
https://archive.org/stream/compterendudest01goog/compterendudest01goog_djvu.txt
[5] Voir- Bulletin Officiel n°38 avril-mai 1903, page 523.
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